Publié le 2 Décembre 2019

 

 

 

 

n 1429, Jean IV, l'avant-dernier comte d'Armagnac, écrivait à Jeanne d'Arc, pour qu'elle interroge le ciel, avec lequel elle communiquait par voix interposées, afin de dire quel était le vrai successeur de saint Pierre entre trois prétendants, l'un à Rome, le second à Avignon ou bien celui qui nous intéresse dans ce roman de Jean Raspail, un pape sans domicile fixe. "Le comte d'Armagnac est de l'espèce de ceux qui ne chassent pas en meute, qui répugnent à marcher en troupeau, que l'unanimité des foules emplit d'une sorte de dégoût. Que Jeanne veuille l'éclairer". Dans son repaire de Lectoure, le comte dicte à son secrétaire, lequel commet les fautes d'orthographe non comptabilisées à l'époque :

" Ma très chère dame... veuillez supplier à N. S. Jésus Christ que, par sa miséricorde infinite, nous veuille par vous déclarer qui est des trois dessusdiz vray pape...".

Cela peut faire sourire, mais c'est historique. Episode réel et dramatique qui a failli voir l'église catholique sombrer dans le chaos comme un vulgaire parti politique, pour cause de guerre des chefs. Cet échange de courrier sera porté deux ans plus tard au dossier du procès de la Pucelle, car sa réponse à Jean fut dilatoire et les juges de Rouen tenteront d'y trouver quelque hérésie, l'Angleterre et l'évêque Cauchon à sa solde ayant pris le parti de Rome.

La réponse de Jeanne fut celle-ci :

"...quand vous savez que je suy à Paris, envoiez ung message pardevers moy, et je vous feray savoir tout au vray auquel (pape) vous devrez croire et que en aray sceu par le conseil de mon droiturier et souverain seigneur le Roy de tout le monde." Signé Jehanne.

Autrement dit : "Je consulte et on en reparle" !

Décevant quand on pense à l'espoir que l'arrivée de cette frêle jeune fille a fait naître dans le paysage politique français. Car politique et religieux sont confondus. La foi et l'espérance des peuples et des princes du Moyen-Âge est immense. Et le schisme perturbe les esprits à un point que nous ne pouvons pas concevoir aujourd'hui. Elu en conclave, le pape passe à son doigt l'anneau de saint Pierre, pêcheur sur le lac de Tibériade devenu pêcheur d'hommes, d'où le titre du roman. Il est le vicaire du Christ. Il est infaillible. Que signifient ces fondamentaux si trois personnages se disputent le même siège comme des gamins capricieux ?  

Ses ennemis Bourguignons et Anglais nomment Jeanne "l'Armagnacaise", du nom du parti du Dauphin Charles, comme une injure. Mais au fond, pour cette petite paysanne, l'affaire qui se joue entre Avignon et Rome est bien plus embrouillée que l'occupation de la France par l'Anglais, qu'il s'agit simplement de bouter hors de toute France.

Un imbroglio invraisemblable où Jean Raspail lui, veut distinguer la pureté d'âme, du calcul et de l'ambition. Le grain de l'ivraie. Le coursier du comte a donc fait l'aller-retour à bride abattue entre Lectoure et La Charité-sur-Loire, un exploit à l'époque, au péril de sa vie, sans résultat.

Les historiens voudront vérifier que la lettre de Jean IV a bien été rédigée ou expédiée de Lectoure comme l'affirme Raspail. Le manuscrit original le dit-il ? Car le comte, s'il dispose bien entendu de plusieurs toits pour s'abriter sur son immense territoire de Rodez à Auch, semble essentiellement mener ses affaires depuis son château de L'Isle-Jourdain. Jean Raspail aura-t-il eu quelque raison pour donner la préférence à Lectoure dans son scénario et justifier ainsi notre chronique littéraire ?

Cependant, la circonstance de lieu importe peu à l'affaire, mais plutôt les motivations de nos deux correspondants. Jean Raspail s'exaspère autant de la non-réponse de Jeanne que de l'hésitation de Jean IV, qui jusque là pourtant, penchait dans la dispute, en faveur du dernier pontife d'Avignon Benoît XIII, exilé dans son refuge aragonais de Peniscola, et que l'on qualifiera lui aussi, "pape des Armagnacs". Clément VIII, son successeur, ne résistera pas longtemps à la pression internationale, démissionnant lorsque son principal protecteur, le roi d'Aragon, ralliera à son tour son concurrent romain, poussant Jean IV à suivre un autre prétendant, un de plus.

"Pauvre comte, piètre politique, se trompant de camp. Il y a de la grandeur dans son obstination. Excommunié, ses sujets nobles ou vilains sont déliés de l'obéissance, ses pouvoirs de justice dévolus au roi de France, les églises de ses Etats fermées, les fidèles privés de sacrements. Il n'a plus le choix". Ceci quarante ans avant le drame de Lectoure rasé par les armées de Louis XI. La politique de Jean V, fils de Jean IV, fut également incompréhensible et cette fois-ci fatale. Doit-on y voir quelque gène malin dans la lignée d'Armagnac ? Troublant*.

Péniscola, le refuge de Pedro de Luna, Benoit XIII, dernier pape d'Avignon.

 

C'est à ce moment qu'apparaît un personnage étrange, Jean Carrier, cardinal, vicaire de Benoît XIII et lieutenant général de Jean d'Armagnac sur ses terres du Rouergue, qui semble avoir pris l'ascendant sur son seigneur. Drôle de gaillard, qui conteste l'élection de Clément et qui, sans complexe, va élire ou plutôt nommer à lui tout seul, un pape malgré lui, Benoît XIV, donnant ainsi naissance à une troisième dynastie, rebelle, qui ne sera jamais reconnue officiellement, parfois appelée "Eglise du Viaur" du nom d'une rivière aveyronnaise, et qui s'éteindra quelques années plus tard. Sous la pression de l'inquisition.

Oui mais, Jean Raspail qui refuse cette fin obscure et qui honnit par ailleurs les transactions politicardes des conciles et des ambassades, va prolonger de façon romanesque cette lignée d'antipapes secrets. C'est le fil du roman. Où pendant cinq siècles cette papauté des chemins creux, secrète et misérable, merveilleuse de pauvreté et de sainteté par conséquent, sera fidèle à Avignon. Jusqu'à nos jours, jusqu'au dernier Benoît qui décidera, esseulé et épuisé, de se rendre à Rome, où règne un pape polonais, un certain Jean-Paul II. Raspail boucle le schisme à sa façon.

 

Ceux qui ont lu d'autres ouvrages de Jean Raspail reconnaîtront les ingrédients habituels de l'auteur, grand maître dans l'art de la mise en scène des causes perdues, celles des Peaux-Rouges d'Amérique du Nord ou de la Terre de Feu, celle d'Antoine de Tounens, roi de Patagonie... Nous passons successivement du Moyen-Âge à l'époque moderne dans un style qui marie, le reportage journalistique, l'intrigue policière et la chronique historique, avec quelque manœuvre toutefois. Le rythme est vif. L'humour et le drame alternent. On l'a dit, Raspail a pris parti et il conduira Benoît, dépassant les trahisons et les défections, sur le chemin de la béatitude. Les dernières heures sont pathétiques. L'ombre de Jean-Paul II se profile... Mais on n'en dira pas plus pour préserver le suspense, comme pour un bon polar.

Une sorte de Maigret en soutane, envoyé du Vatican, successeur bonhomme de l'Inquisition, parcourt la France du 20ième siècle sur les traces de Benoît cheminant vers Rome. Pour imaginer son trajet, Raspail serait-il passé en Gascogne et y aurait-il goûté à l'atmosphère ? "Ce n'est ni jeûne, ni abstinence, ni vigile, ni pénitence en ce jour. Je vous offre un peu de vieil armagnac de l'abbaye, monseigneur. Nous en sommes très fiers. Vous ne boirez pas seul. Je vous accompagnerai". Les dialogues sont goûteux.

Malgré cette référence aux vertus de notre eau-de-vie, je me doute que ma chronique doit provoquer chez certains qui connaissent Jean Raspail une réaction de méfiance, voire de rejet. Car il lui est reproché d'aménager l'histoire à sa guise.

 

Mais L'anneau du pêcheur n'est pas un roman historique. C'est une œuvre romanesque. Jean Raspail part du réel, du fait historique qu'il connaît bien. Puis il construit sa fiction en s'affranchissant de toute contrainte, non pas pour réécrire ou torturer l'Histoire mais pour se consacrer à ce qu'il explore au-delà des évènements : l'âme humaine. L'exemple le plus frappant de la liberté prise par l'auteur avec la vérité historique, à dessein, peut être relevé dans Qui se souvient des hommes (1986). Le récit de l'extermination des Alakalufs, habitants de la Terre de Feu depuis dix-mille ans, par les explorateurs, les colons et les missionnaires, est à pleurer. Ici, aucun critique n'a contesté que Raspail nhésite pas à dénoncer sans ménagement l'intrus, le puissant, l'homme blanc, au moyen pour la cause, de propos et de pratiques qu'il attribue faussement à Darwin. Manœuvre romanesque osée. Pourtant, si ce livre reste lu comme un ouvrage philosophique et poétique, il s'agit d'une œuvre magnifique (Wikipédia**).

Mais le reproche qui est fait à Raspail devait se déplacer sur le terrain politique. Dans Le camp des saints la fiction avait préfiguré, à sa parution en 1973, la réalité de ce qu'il est convenu d’appeler la crise migratoire, effective trente ans plus tard et qui fait aujourd'hui notre actualité brulante. Ou quand le roman anticipe l'Histoire. C'est assez rare. De là vient le conflit entre Raspail et ses contempteurs qui veulent voir dans son œuvre un manifeste politique, puisqu'il ne fait pas mystère par ailleurs de ses opinions droitières. Faut-il brûler Jean Raspail ? On entend bien ici ou là que Victor Hugo était un infâme colonialiste. Alphonse Daudet et Céline étaient évidemment antisémites. Et Gide ne couperait pas aujourd'hui, à la justice pour pédophilie. Notre littérature y survivra t-elle ?

Notre modeste Carnet d'alinéas n'ira pas plus loin dans la polémique. Bien que le grand schisme d'Occident en ait été une belle, mais éteinte depuis longtemps. Nous ne craignons pas la foire d'empoigne à propos de ce pape-chemineau même si cette histoire rajoute au dénigrement de l'Eglise fort systématique de nos jours. A l'époque, les médias n'existaient pas. L'anathème était énoncé à coups de soustractions d'obédience et d'excommunications. Le concile de Constance (1418-1419) mit fin au grand schisme et brûla par la même occasion Jan Hus, précurseur de la Réforme protestante. Et dans la foulée, les envoyés de Rome à la poursuite des derniers fidèles de Benoît, quelques paysans aveyronnais obstinés.

Le bûcher de Jan Hus à Constance.

 

Raspail rapporte cette phrase qu'aurait réellement prononcée Jean Carrier, faiseur de pape, lieutenant et chapelain de Jean IV d'Armagnac, prêchant au plus profond de la campagne rouergate :

"Lorsque j'étais berger, enfant, je vivais plus fastueusement qu'aujourd'hui où je suis cardinal, me nourrissant de racines et de pain dur. Le concile de Constance voulait réformer l'Eglise et n'y est pas parvenu. Ici, c'est fait. Remercions le ciel de nous avoir rendus au dépouillement évangélique...".

La révolte huguenote dans le midi est en germe sur les causses entre Tarn et Aveyron. Les camisards cévenols sont les héritiers des paysans de l'obscure vallée du Viaur, passés par le bûcher pour payer leur fidélité à Benoît.

 

                                               ALINEAS

 

* L'incroyable épisode des atermoiements et des manœuvres de Jean IV que l'on considère, de ce fait, avoir prolongé à lui tout seul le schisme d'une quinzaine d'années est décrit par Charles Samaran dans La Maison d'Armagnac au XVième siècle et les dernières luttes de la féodalité dans le midi de la France. L'échange épistolaire entre le comte et Jeanne y est également détaillé. Lecture libre en ligne ici :

https://archive.org/details/lamaisondarmagn00samagoog/page/n74

 

SOURCES :

A propos de Jean Raspail et de son œuvre :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Raspail

https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Camp_des_saints

** https://fr.wikipedia.org/wiki/Qui_se_souvient_des_hommes...

A propos des faits et des personnages historiques :

Jean IV, comte d'Armagnac :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_IV_d%27Armagnac

Les papes imaginaires : https://fr.wikipedia.org/wiki/Antipapes_imaginaires

Benoît XIII et le grand schisme d'Occident : https://fr.wikipedia.org/wiki/Beno%C3%AEt_XIII_(antipape)

Jean Carrier : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Carrier

 

ILLUSTRATIONS :

Buste de Jeanne d'Arc : Marie d'Orléans - Auguste Trouchaud 1837.

Peniscola : Juan Fernando Palomino (1786). Wikipédia.

Un chemineau : Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923).

Jean Raspail : portrait en 2010: Ayack - Wikipédia.

Jan Hus au bûcher : Chronique illustrée de Diebold Schilling le vieux. (1485). Wikipédia.

Vatican, place Saint Pierre. Rome © Michel Salanié.

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Rédigé par ALINEAS

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Publié le 18 Novembre 2019

 

 

ans les années 1870, les ailes des moulins à vent de Lectoure cessèrent de tourner pour toujours. A leurs pieds, sur le Gers, pendant une trentaine d'années encore, les moulins hydrauliques assurèrent l'approvisionnement de la ville en farine boulangère et en mouture pour l'alimentation des bestiaux. Jusqu'à ce que l'électricité ne rende instantanément économiquement obsolète cette technique bimillénaire. C'en sera alors fini de l'industrie meunière locale, installée au grès des cours d'eau, puis des vents venus du golfe de Gascogne ou descendus des Pyrénées, capricieux sans doute mais généreux aussi dans ce pays de cocagne.

 

 

L'inventaire dit "napoléonien" (enquête sur les moulins à blé lancée par la Commission des subsistances de la Première République et de l'Empire, 1794-1809) fait apparaître l'importance des moulins à vent dans notre région. On recensait alors dans le Lot-et-Garonne, le Tarn-et-Garonne, la Haute-Garonne et le Gers, de 25 à 30% de moulins à vent.  Plusieurs raisons à ce particularisme par rapport à une grande partie du territoire national à l'intérieur des terres.

Bien sûr, tout d'abord un régime venteux relativement soutenu, alimenté par le golfe de Gascogne et remontant le couloir de la vallée de la Garonne. Les vents orientés au sud-ouest et à l'ouest, Bordelès, Vent de Baiona ou de Sant Gaudens, sont assez fréquents et puissants. La soudaineté et la force des orages obligent d'ailleurs à une surveillance étroite des indices annonciateurs du changement de régime. Le meunier, météorologue avant l'heure, observe en permanence sa girouette et le voisinage devine au déshabillage précipité des ailes par le garçon meunier que l'on craint un coup de vent.

En second lieu, un relief collinaire très régulier. Ce que les géographes appellent "l'éventail gascon", des rivières qui descendent en bouquet, de façon étonnamment symétrique du plateau de Lannemezan vers la Garonne, dessinant un alignement de serres, coteaux, collines, tucos et puys, autant de promontoires faisant face aux vents dominants et offrant de parfaits emplacements où l'on ne se fait pas "souffler" le bon vent par le voisin. C'est l'un des intérêts de l'énergie éolienne ; l'eau des ruisseaux étant disputée entre moulins voisins, les greffes des tribunaux sont encombrés de litiges entre meuniers non seulement concurrents mais malheureusement mitoyens et donc souvent fâchés. Autant d'occasions et de prétextes à chicanes. Les moulins à vent eux, sont comme les champignons. Ils poussent côte à côte, sans se gêner en principe. Prendre de la hauteur.

Enfin, le troisième élément favorisant la construction du moulin à vent est historique, et national. La nuit du 4 août 1789 (dont on mesure une fois de plus les conséquences dans la transformation du paysage, physique et économique) a en effet vu l'abolition, par l'Assemblée Constituante, des droits féodaux. La bourgeoisie artisanale y trouvera l'opportunité d'investir l'industrie meunière, soit en acquérant les moulins hydrauliques nobles confisqués par la Révolution, soit en construisant les nombreux moulins à vent qui se multiplient librement à partir de cette période. Ou les deux en même temps.

Cependant, certains nobles avertis n'avaient pas attendu le couperet révolutionnaire pour prendre en marche le train de l'évolution technique. Ou profiter du vent avant qu'il ne tourne. Nous en avons une très belle illustration en pays lectourois. Extrait manuscrit, rendu lisible pour notre chronique, d'un acte rédigé en 1662 par le notaire royal lectourois Labat :

Les deux moulins sont toujours bien visibles dans le paysage. Dans le vallon de Manirac, souvent dénommé aujourd'hui Bournaca, le moulin hydraulique fait actuellement l'objet d'une très respectueuse restauration et d'une transformation en habitation. La retenue ayant été comblée par les exploitants agricoles successifs, le ruisseau dessine aujourd'hui un détour autour de la parcelle. Mais rien n'empêchera de le faire pénétrer à nouveau sous la bâtisse, par la magnifique double voute qui a été dégagée.

 

Le moulin à vent lui, qui nous a offert notre photo-titre, témoigne toujours, fantomatique, à des kilomètres à la ronde, de cette période de l'histoire économique locale.

La valeur documentaire du contrat de construction des moulins de Manirac et Bazin parvenu jusqu'à nous est non seulement relative à la description minutieuse des deux unités et des clauses de l'acte juridique, à l'histoire locale sous l'ancien régime, celle du Castéra-Lectourois précisément dont les habitants prêtent hommage à leur seigneur, Paul de Polastron, mais également dans notre optique, valeur relative à la démonstration de l'intérêt, dès cette époque, de l'association des deux formes d'énergie. En 1662, nous sommes dans le premier tiers du très long règne de Louis XIV et donc bien loin de la Révolution et de la fin des banalités du système féodal. Loin également de la révolution industrielle. Pourtant la recherche de productivité est présente et le couple énergie hydraulique/énergie éolienne s'impose. Les nombreux moulins établis tout au long du Moyen-Âge et de la Renaissance par la noblesse sur des ruisseaux périodiquement privés d'eau par de longues saisons sèches habituelles en Gascogne pourront ainsi alterner avec les moulins à vent qui les complètent. L'âge d'or.

Cependant, revers de la médaille, on imagine également les va-et-vient du métayer et de son âne, sur le chemin reliant les deux sites. Deux mécaniques, deux rendements, deux qualités de farine, un propriétaire deux fois plus exigeant... Les prémices du productivisme avec ses conséquences sur la vie même de l'exécutant, le meunier, qui voit son rythme, sa responsabilité, ses soucis multipliés par deux. Seuls survivront les plus forts. Un avant-goût des temps modernes.

 

Vue rare, le vallon et le moulin du ruisseau de Manirac sous la neige.

 

 

____________________________

 

A l'opposé de Bazin, au sud de la citadelle, sur le plateau de Lamarque, la documentation et la mémoire d'une famille d'anciens meuniers, nous offrent un autre exemple, de cette complémentarité eau/vent, au moment même où la meunerie traditionnelle voit sa fin se profiler.

Dominant la Vieille-Côte devenue aujourd'hui la Route Nationale 21, au 19ième siècle trois moulins agitaient leurs ailes de concert : Lamarque, Miquéou et Laucate. A notre connaissance, les deux derniers au moins ont été associés à des moulins hydrauliques : Miquéou avec Repassac sur le Gers et Laucate avec Les Balines, sur le petit ruisseau né au pied de la route de Tané et aboutissant à Saint Gény.

 

Intéressons-nous plus particulièrement à Laucate dont la construction date de 1758, soit 90 ans après Bazin. Le premier exploitant sur le site serait un Jean Taurignac dont la fille épousera un Ricau, qui prendra la suite de son beau-père, le grand-père du dernier meunier, soit quatre générations au total (voir document joint). On est meunier de père en fils. Et tous les moulins du pays sont proches par les liens du mariage. Le maître meunier se déplace, en fonction du vent, de l'eau et des besoins de ses clients, d'un moulin à l'autre. Les garçons et neveux sont formés et recrutés chez leurs parents proches. Où ils trouvent parfois fille à marier. Ainsi apparaissent dans les archives familiales de Laucate des liens, de parenté ou d'intérêt, avec les moulins à vent de Sainte Croix, de l'autre côté du ruisseau des Balines, des Justices, qui doit son nom au gibet de potence qui servait au Moyen-Âge d'avertissement aux arrivants à Lectoure, et avec les moulins à eau, d'Aurenque, Pauilhac, Marsolan, et les moulines de Ducos et Canteloup que nous ne localisons pas... Les historiens parlent de "dynasties" de meuniers, un bien grand mot pour évoquer les intérêts communs naturels entre voisins et membres d'une même corporation et une pratique patrimoniale répandue autrefois. Parle-t-on de dynastie chez les paysans ? On pourrait éventuellement évoquer la "tribu". Nous choisirons simplement la "lignée".

Les meuniers Taurignac et Ricau, sont tout d'abord locataires, exploitants des moulins de Laucate et des Balines qui appartiennent, évidemment sous l'ancien régime, à des familles nobles qu'il faudra encore rechercher dans les archives. En 1832, Jean Ricau, l'avant-dernier de la lignée, bénéficie d'un bail pour l'exploitation des moulins de Repassac et Miqueou, conclu avec les héritiers du Maréchal Lannes. En effet, le soldat revenu glorieux et riche des campagnes napoléoniennes s'était porté acquéreur de "biens nationaux" dans sa ville natale, suite à la confiscation des domaines nobles par la Révolution, de "biens nationaux" dont, outre ces deux moulins à eau et à vent, l'évêché, actuel Hôtel de Ville, et l'abbaye de Bouillas de Pauilhac, aujourd'hui disparue. Les moulins faisaient alors encore partie des placements recherchés.

En 1833, Jean Ricau, achète le moulin des Justices. A cette date-là, il est donc exploitant de cinq moulins ! Ce qui en fait un personnage essentiel à Lectoure, un entrepreneur. Bien sûr les moulins génèrent un revenu qui permet ces acquisitions, cette concentration, voisinant parfois avec le monopole et qui vaudra au personnage du meunier sa mauvaise réputation dans l'opinion. Mais il faut tenir compte parallèlement de la dévalorisation de ces outils qui nécessitent un entretien coûteux. L'outil de travail de la bourgeoisie meunière s'est constitué à une époque où, à vil prix, se désengageait la noblesse d'Ancien Régime puis d'Empire, qui recherchera d'autre placements, offerts par la révolution industrielle, plus rémunérateurs espère-elle. Un "croisement" de fortunes, ou de stratégies financières dira-t-on aujourd'hui.

Le dernier meunier de Laucate, Baptiste Ricau, ne fait l'acquisition en pleine propriété des deux moulins de Laucate et des Balines qu'en 1871. Les Balines sera revendu dès 1883. Laucate s'arrête de travailler à la même époque.

En 1857, Thérèse Lalubie, fille du meunier de Pauilhac et épouse de Jean Ricau, avait acheté au moyen de sa dot en numéraire des terrains agricoles autour du moulin de Laucate. Le tracé cadastral montre en effet que les moulins sont souvent confinés sur la stricte parcelle nécessaire au bâti. Nous pouvons imaginer ici une précaution patrimoniale, ou bien une stratégie de diversification dirait-on aujourd'hui. Une double activité est en effet courante chez les meuniers et peut-être même alors est-elle accélérée pour compenser la rentabilité moyenne de l'outil et préparer l'avenir.

L'association des deux énergies n'aura pas suffi à lutter. Le vent de l'Histoire des moulins à tourné. Laucate a perdu ses ailes.

 

Laucate dépouillé de ses ailes.

 

Le moulin voisin de Miqueou semble avoir eu une activité limitée. Il sera démonté en 1870 pour équiper un moulin à Landiran, en direction de Saint Clar. L'histoire du moulin de Lamarque reste à écrire.

Un certain nombre de meuniers ont cessé leur activité dans la misère, n'ayant pas su épargner, se diversifier ou évoluer. Ce n'est pas le cas ici : le fils de Baptiste Ricau, interrompant la lignée, Jean, deviendra pharmacien*.

 

 

Nous recherchons donc encore l'identité du dernier meunier de Lectoure. Probablement exerçait-il sur le Gers, à Saint Gény, Repassac ou Lamothe, l'eau et la rivière ayant conservé jusqu'au bout leur avantage concurrentiel.

L'association des énergies hydraulique et éolienne aura duré environ deux-cents ans. Deux siècles qui ont vu le développement d'une industrie locale dynamique. Les progrès techniques ont été constants, et probablement mutualisés entre les deux types de mécanique meunière, mais cependant insuffisants pour résister au bouleversement économique provoqué par l'arrivée de l'électricité. Une petite activité minotière prendra le relais. Elle sera rapidement concurrencée par la minoterie industrielle, qui ne s'installera pas à Lectoure, la ville retournant vers les métiers et les revenus de la terre, qui elle reste fidèle.

A regret, nous ne connaîtrons pas le ballet fantasque des ailes de toile blanche qui s’agitaient autrefois dans le ciel de Lectoure, disputant à quelque rapace planant au-dessus du Gers et du ruisseau des Balines, le vent où se mêle parfois d'infimes senteurs océanes.

                                                                                     ALINEAS

 

* Une pharmacie dont le mobilier et les instruments occupent aujourd'hui une salle d'exposition du musée Eugène-Camoreyt.

 

REMERCIEMENTS :

A nos amis Giusseppe et Marie-Christine Tormena, qui restaurent avec amour le moulin hydraulique de Bazin, aujourd'hui lieu-dit étonnamment "À la Castagne", un châtaignier inconnu dans ce paysage.

A Jacques Barbé qui nous a ouvert le joli moulin de Laucate et nous a aimablement documenté sur l'histoire de la lignée des meuniers Taurignac et Ricau.

 

ANNEXES :

- Contrats de construction et de taille de pierre des moulins de Bazin par Paul de Polastron 1662. Traduction que nous attribuons à Mr Ducasse de Navère.

Ces archives sont particulièrement intéressantes à plusieurs titres. Par exemple, voilà un bel exemple d'une construction réalisée avec la pierre extraite et taillée sur le site même. Ceci est bien connu mais trouve ici une illustration et sa traduction juridique.

- Liste des meuniers de Laucate. Jacques Barbé 2019.

SOURCES :

. De nombreux et merveilleux sites décrivent la vie et la technique des moulins à vent.

Celui-ci est intéressant plus particulièrement car il est proche de Lectoure, à Sainte Livrade en Lot-et-Garonne. Le recensement des moulins à vent est impressionnant.

http://memoiredelivrade.canalblog.com/archives/2016/07/29/34131212.html

. Carte de l'inventaire napoléonien : Rivals, Le meunier et le moulin, plusieurs fois cité sur ce cybercarnet https://etudesrurales.revues.org/103.

 

ILLUSTRATIONS :

- La photo titre nous a été aimablement prêtée par Jacques Barbé. Elle est extraite d'une très belle série à admirer ici :

https://chambre-photographique.blogspot.com/2016/12/le-moulin-de-bazin.html

- Carte postale Cassel : collection particulière.

- Mouline de Bazin : © Gaëlle Prost, service Inventaire du Patrimoine - Mairie de Lectoure.

http://patrimoines.laregion.fr/fr/rechercher/recherche-base-de-donnees/index.html?notice=IA32001094

- Moulin à vent sur ciel bleu et Vallon de Manirac sous la neige : © Michel Salanié

- Photos archives : Laucate sans ses ailes et Baptiste Ricau en famille : © Famille Barbé.

- Deux moulins à eau et une écluse près de Singraven, Van Ruisdael (1650). Bien que la technique  hydraulique ici représentée ne soit pas usuelle en Gascogne, la perspective alignant moulin à eau et moulin à vent, perché sur la colline auprès du clocher du village, illustre parfaitement notre propos.

 

 

 

 

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Publié le 7 Novembre 2019

LES AILES DU DESTIN

guerre 39-45 / gascogne - résistance - Nérac - Chuck Yeager

 

Vous connaissez ce genre de scénario cinématographique où l’on suit deux personnages qui mènent leur vie, chacun de son côté, sans se connaître, mais où l’on devine qu’inévitablement ils vont se rencontrer. Car le hasard le veut. Ainsi, il y a quelques mois, à Larressingle dans le Gers, deux destins devaient se croiser.

Dans les années 80, enfant, Elia Talevi vivait à Marotta, une petite bourgade de la côte italienne adriatique. En faisant tournoyer son cerf-volant dans le ciel où les avions de ligne entrecroisent leurs trainées blanches, il se fait une promesse : « Je serai pilote d’avion ». Certes une grande ambition que tous les enfants qui la partagent ne réalisent pas, mais la période est paisible et faste et, par son travail et sa constance, Elia y réussira.

A la même époque, l’américain Chuck Yeager est déjà un héros. Le 5 mars 1944, aux commandes de son Mustang P-51b, alors qu’il escorte une escadrille de 219 bombardiers venus d’Angleterre pour pilonner les aérodromes du sud-ouest de la France occupés par les allemands, il est pris en chasse par la Luftwaffe et abattu. Après une chute libre de 4 000 mètres, il réussit à ouvrir son parachute et, contre toutes les lois de la guerre essuyant le feu du chasseur allemand, il parvient au sol sain et sauf, de nuit, dans la campagne de la région de Nérac. Il est recueilli par la Résistance, puis conduit par étapes vers les Pyrénées d’où il sera exfiltré en Espagne. Il reprendra le combat dès le début de l’été de la même année 44 ! Il n'a que 21 ans. Peut-on imaginer les trésors d’audace, d’adresse et d’endurance dont ces hommes, soldats et clandestins, ont fait preuve ? Ce n’est certes pas le hasard ou la chance qui les a conduits mais bien la détermination et le courage.

guerre 39-45 / gascogne - résistance - Nérac - Chuck Yeager

 

Ce combat aérien dans le ciel de Gascogne est extraordinaire, mais il n’est pas unique. Et si le jeune Elia connait le soldat Yeager, c’est parce que sa carrière, civile cette fois, s’est poursuivie après-guerre, jusqu'à la renommée. En effet, en 1945, il devient pilote d’essai et il sera le premier à passer le mur du son aux commandes de son Bell X-1A. La veille de ce vol historique, Yeager faisait, imprudemment, une chute de cheval. Blessé, se gardant bien de faire état de cet accident et de son état, il effectuait malgré tout avec succès sa mission en bricolant secrètement un manche à balai lui permettant de fermer la vitre de son cockpit… Enfin, et c’est incroyable, en décembre 1963 Yeager échappait de justesse à la mort en perdant le contrôle d’un prototype à 33 000 mètres d’altitude.  Après une chute vertigineuse en vrille pendant 30 000 mètres, il réussit à s'éjecter ! Il s'en sortira gravement brûlé. En 1983 le film L’étoffe des héros retracera l'épopée des pilotes d’essai américains d'après-guerre, du passage du mur du son par Chuck Yeager aux premiers vols spatiaux habités.

guerre 39-45 / gascogne - résistance - Nérac - Chuck Yeager

 

 

Pendant ce temps, Elia, notre jeune italien, adolescent puis étudiant, collectionne les récits des exploits de Chuck Yeager dans la presse spécialisée. Il devient pilote en 1992 et sur Alitalia en 2000.

 

Au printemps 2018, le magazine de voyage Dove, l’équivalent italien d’un Partir Magazine français, publie un article Sapiri e magie della Guascogna, "Saveurs et magie de Gascogne",  qui séduit Elia et sa compagne Natalia à la recherche d’une escapade en amoureux.

En 2019, le couple suivra le parcours proposé par le magazine qui délimite une Gascogne version apogée de la Maison d’Armagnac, étendue des landes de Fourcès aux montagnes auvergnates de Villefranche-de-Rouergue ! Un tracé qui nous plait bien à vrai dire. On fêtera les quarante-quatre ans d’Elia à Lectoure, à la Mouline de Belin qui a le privilège de faire partie des bonnes adresses du dossier, Grazie tanto Dove.

Enfin, la veille, nos hôtes italiens visitent le village fortifié de Larressingle* et là, dans un petit restaurant, Elia croit reconnaître son héros sous les traits d’un vieillard en fauteuil roulant. Incrédulité, excitation, recherche sur le téléphone mobile…. Oui, Chuck Yeager est toujours en vie.

On le reconnait bien sur les nombreux médias qui le suivent depuis son exploit du mur du son. Il a 95 ans et bon œil. Il est une star aux Etats-Unis. Imaginez l’état d’esprit d’Elia qui ose toutefois s'approcher et aborder la grande figure de la dernière grande guerre et de l’aviation civile moderne. L’instant est précieux, les deux hommes échangent souvenirs chez Yeager, compliments chez Elia. En buvant son café et avant de sortir du restaurant le vieil homme fait mine de se plaindre de ne pas avoir rencontré ses sauveteurs de 1944. Son accompagnatrice joue le jeu : « C’est normal Chuck, ils sont tous morts… ».

 

Au-delà de la capacité de dérision d’un homme qui a côtoyé le pire, en fait Chuck Yeager est revenu plusieurs fois en France sur les traces de son incroyable odyssée de 1944, parcourue au nez et à la barbe de l’occupant nazi. Il a bien embrassé les anciens résistants qui l’ont accompagné de la campagne garonnaise aux cols pyrénéens et ses hébergeurs clandestins. Il a été reçu et honoré officiellement à ces occasions, mais pas décoré par notre pays alors que, semble-t-il, sa vie exceptionnelle et l'épisode gascon l’auraient justifié. Ceci est certainement mineur à ses yeux de vieux soldat. En 2008, Yeager, sera invité par Airbus Industrie et survolera la Gascogne à bord d’un A380. La boucle est bouclée.

Reste l’émotion du petit garçon qui rêvait d’exploits en tirant son cerf-volant sur une plage de l'Adriatique. La rencontre qui fut longue à se dessiner, restera fugace. Ce n’est pas important. Elle a eu lieu. Elle est magique.

 

                                                                       ALINEAS

 

 

*MAJ 9/11/2019 Un lecteur de cet alinéa sur le blog "Esprit Gascon" nous rappelle que le village gersois de Larressingle où Elia Talevi a rencontré son héros a été rénové grâce à des dons privés américains. Chuck Yeager en était-il ? Merci à ce lecteur. Ce qui donne en gascon : Larressinglo, la fourtalesso restaurado gràcio à douns americans pribats.

SOURCES :

Chuck Yeager est abondamment présent sur internet où sa carrière est richement décrite. Faites l'expérience: tapez son nom sur Google images.

En résumé de cette incroyable carrière dont le récit du combat aérien au-dessus de Nérac, je vous propose https://fr.wikipedia.org/wiki/Chuck_Yeager

Et son propre site: http://www.chuckyeager.org/news/top-25-chuck-yeager-quotes/

Sur les "pèlerinages" de Chuck Yeager en Gascogne:

https://www.ladepeche.fr/article/2018/05/23/2803223-aviateur-americain-seconde-guerre-mondiale-retour-mazeres-neste.html

https://www.sudouest.fr/2012/04/13/charles-yeager-general-us-de-retour-en-lot-et-garonne-686860-3651.php

 

ILLUSTRATIONS :

- Le Mustang, construit par la NAA à plus de 15 000 (!) exemplaires pour combattre en Europe pendant la seconde guerre mondiale.

- Yeager et son équipage au sol, airportjournals.com

- Yeager, pilote d'essai, iconisé par le magazine Times en 1945

- Photos Elia Talevi - Natalia Mancini

- Le cerf volant, Pixabay

 

 

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Rédigé par ALINEAS

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Publié le 23 Octobre 2019

Aulne Vern Vergne Botanique Lectoure Gascogne Plante tinctoriale Ruisseau

 

Le hameau des Ruisseaux, au pied de la citadelle de Lectoure, s’appelait au Moyen Âge le Riu Correge, c’est-à-dire en gascon, le ruisseau des corroyeurs. Fabriquant les équipements en cuir si précieux pour la monte et le travail des chevaux, mules, mulets et bovins, les corroyeurs fédèrent autour d’eux leurs fournisseurs, tanneurs, et également les teinturiers. L’endroit forme une cuvette permettant à chaque corporation de disposer de l’eau nécessaire pour remplir les cuves où sont mises à tremper les peaux et les fibres.

Les teinturiers trouvent alentour, dans le vallon, sur les coteaux et dans les sous-bois de l'immense forêt de Saint-Mamet qui avance sur l’actuel plateau de Bacqué, nombre de végétaux qui leur permettent de teindre les fibres de la production locale, la laine, le lin et le chanvre. Parmi ces végétaux au service de l'homme, l’Aulne noir.

Pour la plupart des randonneurs ou des simples observateurs de la nature, cet arbre est méconnu car peu caractéristique à première vue. Tout au long du ruisseau et pour peu que l’agriculteur du 21ième siècle renonce à tondre systématiquement sa bande enherbée - la réglementation n’ayant jamais exigé qu’elle soit rasée comme un terrain de golf - l’aulne alternera avec le peuplier dressé et oscillant gracieusement dans le vent, et avec le saule au vert bleu-argenté. A côté de ces deux vedettes dans le paysage, l’aulne est évidemment un sujet plutôt discret. Et ignoré. Sauf du teinturier moyenâgeux.

Aulne Vern Vergne Botanique Lectoure Gascogne Plante tinctoriale Ruisseau
Bouquet de jeunes aulnes en hiver entre Lafont-Chaude et les Ruisseaux.

 

On ne peut pas traiter du sujet des plantes tinctoriales en un alinéa. Disons simplement que les couleurs les plus vives, le bleu de pastel, célèbre à Lectoure, et le rouge garance sont réservés, de par leur coût et leur caractère remarquable, à cette époque, à l’élite noble et ecclésiastique. Le folklore imagier et cinématographique nous dépeint une population richement bariolée. La réalité était plus prosaïque. Voire sombre. En effet le peuple va vêtu de tissus bruts, sommairement cardés, et peu ou pas du tout colorés.

La petite bourgeoisie elle, se distingue en faisant tailler ses vêtements dans les teintes que les arbres et végétaux de notre campagne offrent et que les artisans locaux savent extraire : le chêne, le noyer, le néflier, le noisetier, le troène, le sureau noir [ voir ici ], le nerprun, la bourdaine, peut-être le châtaignier vers La Romieu… chacun de ces végétaux méritant une chronique, il y faudra plusieurs vies de cyber-carnéiste.

Les teintes obtenues par les artisans sont limitées bien qu’il y ait des nuances sur lesquelles joueront tisserands, drapiers et tailleurs, du marron au violet en passant par le vert.

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Remarquez au premier plan, l'ouvrière qui écorce une bûche au moyen d'une herminette.

 

Le bois d’aulne présente à la coupe une belle teinte orangée qui, avec l’oxydation, évoluera vers le brun. L'écorce sera détachée du fût pour l'obtention, par macération, d'un jus noir, qui a donné à l'arbre son qualificatif. Un noir pas très dense, "petit teint" disent les spécialistes, en fait un gris que l’on qualifierait aujourd’hui "anthracite".  Pas drôle me direz-vous ? Non, mais tendance dira la modeuse sur son blog, voire très classe. Et au Moyen Âge déjà, le noir était la couleur du pouvoir, du savoir. Les religieux de base, chanoine de la cathédrale, curé, moines et moniales, nombreux à Lectoure, le juge, le docteur, l’officier, autant de rôles clés de la société médiévale qui s’habillent et se distinguent en noir. Et les chapeliers l’ont conservé jusqu’à il y a peu pour teindre leurs feutres. Si le couvre-chef est noir, alors…

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En botanique, notre arbre est souvent affecté du qualificatif "glutineux" voire "poisseux" car sa feuille est quelque peu collante. Mais le gluten n’a pas bonne presse de nos jours et puis ces adjectifs ne sont ni engageants ni explicites quant aux qualités du végétal qui pourtant sont nombreuses. Alors, préférons la dénomination Aulne noir. En pays de langue d’oc il s’appelle Verne, Vergne, Vèrn en gascon. Une petite pensée ici pour une grand-mère Lavergne, descendante d’obscurs ancêtres œuvrant jadis dans quelque profonde aulnaie.

Comment reconnaître l'aulne dans le paysage ? Les botanistes décrivent un port pyramidal. Certes, mais il faut pour cela qu’il soit isolé, comme dans un parc propret… 

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Approchons plutôt. Il développe de très grandes branches basses qui vont créer une ombre dense débordant largement sur le cours d’eau et sur les berges, limitant ainsi le développement de la broussaille. De ce fait les berges d’un cours d’eau bordé d’aulnes seront relativement naturellement propres. Voilà une des qualités d’un seigneur de la nature : mettre un peu d’ordre dans ce fatras végétal causé par l’abondance de l’eau, de la lumière et la richesse du sol alluvionnaire.

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Plus il aura les pieds dans l’eau, mieux le sujet se portera. Il est en cela comparable aux arbres de la mangrove tropicale ou du marais poitevin qui protègent le littoral, sol, faune et flore, des vagues, des crues et du vent.

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Il est considéré comme une espèce "pionnière" qui favorise la pousse de variétés plus fragiles et peut être utilisée pour régénérer et reconquérir certains terrains dégradés par l’activité humaine. L’enchevêtrement de ses racines forme un véritable treillage protecteur des berges. Il tapisse le lit des ruisseaux et des rivières de la chevelure rousse de ses radicelles.

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Si toutefois il est abattu d’un coup de vent, son système racinaire se maintiendra en place donnant naissance rapidement à un nouveau faisceau de rejets et formant un support propice au dépôt de débris végétaux portés par le flux et qui reconstitueront progressivement un riche terreau. Alors que le peuplier par exemple, déraciné par la tempête, ouvrira une brèche béante dans le talus ainsi dangereusement exposé à l’érosion. Là est la grande qualité de l’Aulne. Il est le meilleur auxiliaire de l’homme dans la gestion efficace du réseau hydrologique malmené par l’exode rural, le développement de l’agriculture intensive et mécanisée, l’alternance de périodes trop marquées de sécheresse et de précipitations.

 

Aulne Vern Vergne Botanique Lectoure Gascogne Plante tinctoriale Ruisseau
De gauche à droite: noyer, pélerin, cognassier, sureau et un joli bouquet de vieil aulne.

 

Le bois d’aulne brûle rapidement et sans fumée. Il était apprécié pour cette raison des boulangers, des verriers et … des alambiqueurs. En pays d’Armagnac: je vous le dis, que des qualités ! En outre comme ce bois ne pourrit pas dans l’eau ou s'il est recouvert de terre, il était utilisé pour établir des retenues, des guets de fortune, des drains. Une grande partie de Venise est bâtie sur des piliers d’aulne. Nous sommes loin de la Gascogne, j’en conviens, mais je ne pouvais pas laisser passer cette occasion et le plaisir de faire une petite place à la Bellissima sur ce cyber-carnet.

 

" Les fleurs de l’Aulne noir ne produisent pas de nectar. Ses chatons de fleurs mâles sont cependant activement visités par les ouvrières, qui y récoltent le pollen produit en très grande abondance. Du fait de sa floraison extrêmement précoce, l’aulne glutineux offre ainsi aux abeilles une source de nourriture protéinée très importante pour la colonie en vue de la sortie de l’hivernage, aux côtés du noisetier ".**

Je ne prendrai pas le risque de zapper la séance phytothérapie.  L’Aulne noir (écorce, feuille ou bourgeon selon…) est considéré astringent, puissamment cholérétique, anti rhumatismal, calmant le mal de dents…

Aulne Vern Vergne Botanique Lectoure Gascogne Plante tinctoriale Ruisseau
Espèce monoïque, l'aulne porte à la fois les fleurs mâles (longues et souples) et femelles (comme de petites pommes de pin).

 

Au jardin, quelques branches d’aulne et leur feuillage posées au sol attireront puces, acariens et autres parasites qu’il sera possible ensuite, de retirer et de brûler.

 

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Enfin, et ce n’est pas anecdotique : le jeu de quilles gascon est fait de bois d’aulne. La pratique de ce jeu traditionnel a quasiment disparue avec la télévision et l’envahissement des sports modernes, cyclisme, rugby, football et… console vidéo évidemment. Mais il n’y a pas si longtemps, en plein air ou en arrière-salle des cafés de village, le rampeau, la quille de six permettait aux rebelles à la messe du dimanche matin de faire entendre, par la porte de l'église restée entrebâillée, l'entrechoc des pièces de bois et leurs exploits salués de moult jurons… Quille et boule étaient sculptées souvent dans le bois d’aulne, réputé pour sa légèreté.

Arbre aux sabots, jougs de bœuf… les usages du bois d’aulne étaient variés, spécifiques et précieux dans la vie quotidienne de nos anciens. Comme pour chaque espèce d’arbre indigène qui mérite de ce fait, autant qu'en raison de sa beauté naturelle, notre intérêt.

 

 

Aulne Vern Vergne Botanique Lectoure Gascogne Plante tinctoriale Ruisseau

Ainsi, bordant ruisseaux et rivières, l’Aulne noir est-il l’une des essences de la Gascogne de toujours. Cependant, au pays de Bladé, l’arbre n’a pas la sinistre réputation qui lui colle à l’écorce dans les légendes scandinaves et germaniques, interprétées tour à tour par Goethe, Schubert et Michel Tournier. Le Roi des aulnes, créature maléfique qui s’en prend aux voyageurs perdus dans la forêt ne rôde pas entre Garonne et Océan. Car les marécages n’y sont pas étendus sauf dans les landes qui étaient plutôt, jusqu'au milieu du 19ième, de grands espaces maigres et broussailleux où aucune espèce d’arbre n’était dominante, jusqu'à l'assainissement de la région par l'introduction du pin maritime. En Gascogne, les forêts remarquables sont plantées de chênes et de châtaigniers et les ogres amateurs de jeune chair doivent se tenir reclus à présent dans d'étroites et sombres vallées de la montagne Pyrénées.

A Lectoure, au quartier des Ruisseaux, le vent caresse au soleil descendu des toits de la citadelle, le linge frais sur lequel se pose ici et là, l’ombre hésitante d‘une libellule.

                                                                  ALINEAS

Aulne Vern Vergne Botanique Lectoure Gascogne Plante tinctoriale Ruisseau

 

SOURCES

- Sur l'aulne glutineux  un premier choix :   

https://fr.wikipedia.org/wiki/Alnus_glutinosa

** https://www.abeillesentinelle.net/imgfr/files/plantes_melliferes_756.pdf

- Sur la teinture au Moyen Âge: Du bleu au noir par Michel Pastoureau.

https://www.persee.fr/doc/medi_0751-2708_1988_num_7_14_1097

- Le jeu de quille gascon. Bien qu'il évoque plutôt les bois de noyer ou de hêtre, j'indique ce site parmi d'autres pour l'intérêt de son commentaire historique:

https://pci.hypotheses.org/2380

- Le Roi des aulnes:

https://fr.wikipedia.org/wiki/Erlk%C3%B6nig_(folklore)

 

ILLUSTRATIONS

Deux photos nous ont été aimablement prêtées et nous remercions leurs auteurs: par "La nature en Lorraine au fil des saisons", la coupe d'un tronc d'aulne, et par "Le blog du Marais poitevin", les racines entremêlées de l'aulne sur la berge. Nous vous recommandons vivement ces deux sites très riches qui défendent et mettent en valeur joliment la nature:

http://tyazz.over-blog.com/

https://www.blog-marais-poitevin.fr/

 

Gravure : Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Diderot et d'Alembert, 1751-1772.

Carte postale du jeu de quilles : Collection Tarusco

Le Rois des aulnes: The Erlking, par Albert Sterner vers 1910.

Photos © Michel Salanié

 

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Botanique

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Publié le 2 Octobre 2019

C’EST UN POINT DE VUE !

 

Les réseaux sociaux, qui de façon abusive aujourd’hui s'identifient à l'opinion publique, dupliquent à l'infini, de notre ville les clichés, les selfies, les assiettes (g)astronomiques avant engloutissement, les chiens perdus, le candidat (malheureux) au plus joli marché de France sur TF1, la dernière façade chic relookée (bah, le laid vocabulaire) etc… Et votre serviteur lui-même plaide coupable pour avoir participé ici ou là, par la force du mouvement de foule, à ce tableau. Mais je me soigne.

Car les choses sont plus complexes. Et plus profondes. Veut-on voir à la pointe de notre promontoire un glorieux vestige de château médiéval ou bien l'innovation sociale qui lui a succédé, un hôpital-manufacture pour déshérités, ou encore la maternité qui a abrité la venue au monde de vieux(vieilles) lectourois(ses) que je connais ? Monument historique donc par ce fait même, aujourd’hui devenu village de brocanteurs pour chineurs en goguette. Incroyable mue, non ? A l’opposé de la citadelle, au faubourg, passé les remparts et la barbacane, un casino de jeux-salle de spectacle-brasserie. Eldorado populaire ou cheval de Troie des temps modernes ? Presque à portée de bombarde, un supermarché qui écrase, de son halo clinquant, la ville assoupie sous de discrets lampadaires. Enfin, aux quatre coins cardinaux, des silos céréaliers poussés là, en une nuit, comme des champignons. Tout cela est vrai. Mais incomplet.

A bien y regarder, vous verrez encore ici une cascade de géranium accrochée à un balcon de guingois, là un chat craintif qui traverse sur la pointe des coussinets une impasse négligée, un couple d’amoureux sous les marronniers, oui, oui, ça existe encore, les amoureux… Et les marronniers repoussent. Dieu merci.

Alors pour changer un peu des magazines de déco, voici des biais, des envers, des apartés qui font aussi partie du cadre. Sans chronologie ni ordre de préséance. Ils sont partiels, partialement légendés, pas exceptionnels sans doute. D’ailleurs j’aurais très bien pu les garder secrets. Mais j’ai préféré les partager avec vous. C’est mon point de vue. Je peux?

                                                                           ALINEAS

 

PS. Pour agrandir: clic droit sur la photo et [afficher l'image].

 

Photo Lectoure Gascogne Gers Cimetière Sénégalais

Non merci, surtout pas d'éclairage public ici, même super économique grâce à la technologie led non, non, non... Laissez dormir en paix, sous les cyprès bienveillants, les âmes du cimetière des Tirailleurs sénégalais.

 

Photo Lectoure Gascogne Gers

Tout n'est pas vendu. Tout n'est pas passé à la télé. En cherchant bien, derrière certains portillons entrebâillés, il reste des espaces de liberté, des poèmes... On dirait que la ville ne veut pas se donner, pas tout de suite. Pas totalement.

 

 

Photo Lectoure Gascogne Gers

Lectoure brûle t-il ? Le feu à la Halle ? Et à la Croix rouge ? Pas de panique : cheminées de refroidissement de la centrale nucléaire de Golfech, à 30km au nord-ouest tout de même.

 

Photo Lectoure Gascogne Gers Ruelles

Allure de Quasimodo. Les ruelles de la vieille ville sont parfois un peu inquiétantes...

 

Photo Lectoure Gascogne Gers Citadelle Armagnac

Souvent magnifiée par le soleil sur sa pierre dorée, ce jour-là la fière capitale d'Armagnac faisait grise mine. Citadelle fantomatique.

 

Photo Lectoure Gascogne Gers Cathedrale Cul de lampe

Moi aussi j'ai un point de vue... sur les fidèles le dimanche (porte latérale), sur le marché du vendredi, les lycéens les jours de la semaine, sur la police municipale qui dresse les PV rue Nationale... Ça a beaucoup changé depuis mon installation ici, en cul-de-lampe du clocher cathédral.

 

Photo Lectoure Gascogne Gers

Moche fenestrou, jolie jardinière.

 

Photo Lectoure Gascogne Gers

Il n'y en a pas que pour la citadelle ! Lever de soleil sur le faubourg, avec le boulevard Banel en enfilade. Un petit air d'Andalousie non ?

 

Photo Lectoure Gascogne Gers

Les amoureux qui s’bécotent sur un figuier, un figuier, un figuier... (air connu). Parking de Sardac.

 

Photo Lectoure Gascogne Gers Carmel

Pas un chat. Pas un touriste. Pas un lectourois non plus. Eventuellement une none en train de passer du cloître au jardin du Carmel, à l'abri des regards grâce à la jalousie du ponceau, en haut dans la pénombre. L'esprit de la rue Soulès.

 

Photo Lectoure Gascogne Gers Marechal Lannes

L'enfant du pays, sans l'écho de la bataille, sans les honneurs. Juste un rayon de soleil sous les platanes.

 

Photo Lectoure Gascogne Gers Silo

- Chacun installe son silo où il veut !

- Oui, c'est un point de vue.

 

Photo Lectoure Gascogne Gers Saint Gény Lip RN21

Une petite chapelle bucolique et isolée ? Perspective trompeuse. Bordée par la route Nationale 21 et son trafic, à la limite de la zone industrielle, modeste mais tout de même, sous les feux et les vivats du stade municipal, vis-à-vis du siège social de Lip s'il vous plaît... l'antique emplacement de la première église de Lectoure au Xième siècle abrite tant bien que mal, le sarcophage de Saint Gény (IIIième siècle).

 

Photo Lectoure Gascogne Gers

Voilà, c'est toujours comme ça. On est victime de son succès: la lumière du ciel de Gascogne, de la belle ouvrage, du sentiment... et puis c'est l'affluence, les curieux, les plaisantins, les piafs. Alors il a fallu limiter les accès.

 

Photos © Michel Salanié

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #La vie des gens d'ici

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Publié le 18 Septembre 2019

 

Alger la blanche. Vus depuis la casbah, le quartier de Bab El Oued et la basilique Notre-Dame d’Afrique.

« Ici la mer est partout, au bout des rues en pente, des squares et des parcs, des corniches et des promenades. Le regard est toujours attiré par elle : appel d’infini, désir d’horizon. Les enfances y sont singulières, ouvertes à l’imaginaire. Le long de la corniche haute qui longe les ravins et les collines, il y a tout autant de belvédères où l’on peut voir l’immensité de la mer, perdre son regard en elle ».

L’auteur qui se souvient ainsi de sa ville natale, assis à sa table d’écriture, dans sa maison de Lectoure, est Alain Vircondelet. Intellectuel catholique, historien de l’art, enseignant, auteur prolixe, biographe entre autres d’Albert Camus, Jean-Paul II, Marguerite Duras, le peintre Balthus, Saint Exupéry. Et Jésus. Alain Vircondelet est pied-noir. En 1961, à quatorze ans, il fait partie du million de français établis en Algérie depuis quatre générations qui doit regagner la métropole contre son gré et précipitamment. Il racontera à plusieurs reprises le traumatisme de l’exil, mais également, par flash-back, l’ambiance là-bas, la coexistence, l’harmonie estime-il, des communautés, chrétienne, juive et musulmane, la cuisine, les paysages, le mode de vie méditerranéen, "les évènements" comme il fut un temps convenu d’appeler ce qui sera en réalité la fin de l’empire colonial français. Jusqu’au bout les pieds-noirs auront espéré.

« La guerre même n’empêche pas le retour sur les plages, les retrouvailles avec la mer. Grand pique-nique sous les pins, nappes blanches sur la terre piquée d’aiguilles sèches, fritas de poivrons et de tomates, tranches orange d’oursins, fameuses mounas parfumées à la fleur d’oranger, vin blanc des coteaux de Mascara. Les pinèdes s’enflent de la rumeur heureuse, les plages sont immaculées, on se baigne… »

Alger Lectoure Paysage Pieds noirs

Ce sera pourtant "la valise ou le cerceuil". Albert Camus*, auquel le titre de ce livre est emprunté, également né en Algérie et dont Vircondelet a fait le portrait, engagé à gauche, défendait l'idée d'une association entre les deux pays et fustigeait le terrorisme fellagha. Résultat : il sera invectivé par les deux parties au drame. Vircondelet lui, sans doute trop jeune à l'époque, imagine rétrospectivement un "vivre ensemble" œcuménique très étonnant lorsque l'on connaît le traitement radical* appliqué par le pouvoir FLN à la population pied-noir et aux harkis après le "cessez-le-feu" du 19 mars 1962... Seul compte aujourd'hui à ses yeux l’esprit de la ville regrettée à laquelle il attribue toutes les inspirations, sociales, esthétiques, spirituelles.

Cinquante ans plus tard, devenu célèbre et auteur à succès, Alain Vircondelet s’installe pour un temps avec femme et enfants à Lectoure, dans une maison située rue Diane.

Alger Lectoure Paysage Pieds noirs Vircondelet

Dotée d’une terrasse jouissant d’une magnifique vue sur le paysage gascon, La maison devant le monde est alors pour l’écrivain l’occasion de se souvenir encore des blessures mais aussi, apaisé enfin, en tout cas veut-il s’en convaincre, de faire son deuil de la terre natale en puisant dans le paysage de Lomagne de nouvelles raisons de vivre. Mais ce seront les mêmes raisons, puisque le balancement entre Alger, le berceau, et Lectoure, le refuge, est la trame de ce récit. Le paysage de Gascogne ayant remplacé la mer, le ciel étoilé profond ici aussi, le spectacle des éléments naturels, l'atmosphère, l'écho rassurant de la vie rurale et citadine alentour. La maison de la rue Diane est idéalement disposée pour régénérer les racines rompues outre-Méditerranée.

« Devant la maison, le jardin suspendu s’assied sur le rempart, embrasse la vallée du Gers dans son ensemble, de l’ouest à l’est, et juste en face, la chaîne des Pyrénées à cent quatre-vingt degrés avec ses pics et ses flancs neigeux, ses bois de sapins perceptibles et sombres…/… Les maisons ont ce pouvoir obscur et vertigineux d’offrir et de rejeter. Celle « devant le monde » a le privilège du ressourcement. Et une infinie jeunesse. Les vents, les orages, les pluies et les ardeurs de midi la font respirer et la vallée, de son haleine, la pénètre et sait lui insuffler des flux vitaux peu rencontrés ailleurs ».

Lectoure Paysage Vircondelet Lomagne Gascogne Dieu

 

Mais on sera surpris car Lectoure n’apparaît pas dans ce tableau. Surpris et déçus car nous aurions trouvé là "le" livre écrit à "Lectoure sur Lectoure", quitte à le partager avec Alger. Il faudra donc encore attendre, avec un style que nous espérerons plus romanesque, un Hugo, un Giono ou un Michelet qui saura écrire Lectoure, tout Lectoure, pays et gens entremêlés, sans justification de comparaison exotique ou nostalgique, sans arrière-pensée.

Nous faisons donc aujourd’hui exception à la règle de cette rubrique Littérature, principe respecté jusqu’ici : le nom de notre ville n’est pas cité par Alain Vircondelet. D’autres villes de son panthéon apparaissent pourtant : Neauphle-le-Château, où il rencontra Marguerite Duras qui fut son mentor, Autun, une autre maison-exil, Venise, Lourdes… Que faut-il en penser ?

Lectoure Paysage Vircondelet Lomagne Gascogne Dieu

 

Peut-être fallait-il pour valoriser la maison, ne pas la situer trop précisément, en faire un lieu symbolique pour n'en retenir que la vue du spectacle du monde. Ce ne serait donc pas un oubli ou un refus, mais un scénario, une technique stylistique. Nous n’allons pas paraître trop chauvins mais tout de même, les communautés pied-noir et musulmane ont une grande place dans l’amour de Vircondelet pour Alger. N’aurait-il aimé ici, à Lectoure, qu’un isolement jaloux ? Aucune rencontre, pas de fraternité ? Ce ne serait donc pas une maison mais une île déserte. Et un nouvel exil, volontaire celui-là.

Certes, l’auteur se devait de faire la place à l’essentiel. Une maison devant un monde sans Lectourois, mais "terre des hommes" tout de même. Il faut lui en faire le crédit, la description que fait Alain Vircondelet de notre paysage est belle et profonde. Un paysage inspirant.

« En Lomagne, la rondeur des terres a l’intuition du bonheur. La tempérance des paysages acclimate toutes les angoisses et les inquiétudes. A force de les dominer. Les maisons ont la noblesse des chartreuses, la pierre et les cyprès s’allient doucement …/… La nuit n’est jamais noire, le halo des étoiles repigmente de bleu sombre le ciel…/… Des crapauds et des criquets au loin scandent le silence, c’est comme d’imperceptibles clochettes qui tinteraient dans les champs, le ronflement d’un avion participe de la même symphonie, la petite lumière rouge à sa queue, il croise les étoiles, les traverse.../… L’écriture, c’est donc la mer. Ou ce qui lui ressemble : les collines jusqu’à l’infini, celles qui apparaissent, au sens le plus miraculeux du terme, et qui offrent quand je suis à la proue de ma maison, accoudé au bastingage du rempart …/… Des champs sont cousus les uns aux autres, jaunes, bruns, blonds, des touffes de bois butent sur eux, des troupeaux de bêtes semblent immobiles. Le ciel recouvre tout, sans bornes, illimité. L’épreuve du balcon est millénaire. On s’y tient, on se défait de ses fardeaux, on s’allège…/… Terre des hommes, d’où s’élèvent le chant des blés et des bêtes, la rumeur indistincte des vents dans les passages des haies, le frisson sec des feuilles de lauriers-roses ».

Enfin, invoquant les glorieux croyants de son panthéon, le peintre Giotto, le philosophe Jean Guitton, dans une grande exubérance d’espérance, Alain Vircondelet entrevoit, dans le ciel de Lectoure, l’image même de Dieu.

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« Croire, oui, pour endiguer les flots amers de l’ennui et les vertiges du rien. On se dit qu’il ne faut pas cesser de tenter l’unité, de la risquer, de briguer la chance de l’accord. Qu’ici comme ailleurs les champs de céréales et les troupeaux défient les pluies, les vents et les torrents, que les aubes lavent la terre et que les maisons qui y résistent sont bâties sur le roc, sûres de leurs fondations.../… Faire qu’au seuil de ce rempart d’où s’étale la terre mère, on puisse avoir la chance de l’icône : le regard de Dieu dans le ciel fourmillant d’étoiles et les champs vibrillonnant de tournesols, les troupeaux de vaches blanches toutes rassemblées sous les chênes et les routes comme des liens ».

Si, dans ce récit plus autobiographique et introspectif que descriptif, la ville elle-même n'a pas sa place, observé depuis les bastions de la citadelle d’Armagnac, tant de fois peint, photographié et décrit, le paysage admirable est l’essence du pays de Lectoure. Il est probable qu’il s’agisse de son meilleur atout et bien souvent la raison du choix d’une nouvelle villégiature par les néo-Lectourois. Ses enfants aussi, natifs ou anciennement établis, n’oublieront pas de lever le regard de leurs activités trop prosaïques et sauront jouir chaque jour de ce patrimoine unique.

Que chacun y espère « la chance de l’icône » ou non, à Lectoure-devant-le-monde, l'éclat de sa pierre dorée, l’enfilade de ses ruelles ombragées, les gradins roux de ses toits entuilés, tout conduit nos pas jusqu’à sa galerie sur le beau.

 

                                                                            ALINEAS

 

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La maison devant le monde - Le désir de bonheur. Alain Vircondelet. Editions Desclée de Brouwer  2000

SOURCES :  

- Sur l’œuvre d'Alain Vircondelet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_Vircondelet

- Sur l'exode des pieds-noirs : https://fr.wikipedia.org/wiki/Exode_des_Pieds-noirs

* " le titre est d'ailleurs emprunté à un poème de jeunesse d'Albert Camus et le livre est dédié indirectement à ce grand frère oranais dont l'esprit imprègne la centaine de pages ". Maia Alonso

 

ILLUSTRATIONS :

- Photo titre : Detroit Photographic Company, 1899

- Familles pied-noir sur le bateau les ramenant en France, photo X

- Alain Vircondelet : Wikinade - Wikipédia

- Giotto, Voute de la chapelle des Scrovegni à Padoue

- Photos M. Salanié

 

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Publié dans #Littérature

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Publié le 6 Septembre 2019

Histoire - Lectoure - Moyen-Âge - Carte du Pays lectourois - cartographie -topographie - toponymie - moulin - chemin - église

Le document qui a servi à l’établissement de la carte que nous évoquons aujourd'hui date de 1491. Soit dix-huit ans après le désastre de la prise de Lectoure par l’armée de Louis XI et la destruction systématique de ses remparts, de son château, et par-dessus tout le massacre de ses habitants.

Une carte ne dit rien des gens qui habitent le territoire. Ni de la misère des temps, ni des prémices d’une renaissance. A moins de rapprocher cette représentation graphique d’autres sources historiques, communications de contemporains, récits, actes officiels, contes et mémoire populaires, vestiges... Ils sont bien là, les chemins du quotidien, les lieux de culte et de travail, l’habitat et la population, travailleurs, religieux, nobles, lectourois de la fin du Moyen-Âge, derrière cette simple représentation à plat du territoire.

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La page de garde du livre terrier de 1491

Nous ne connaissons pas la genèse de ce travail. Une inspiration géniale et un travail de fourmi c'est sûr. La carte a été exécutée par Eugène Camoreyt, bibliothécaire de Lectoure en 1874, à partir du "livre terrier" de 1491. Un précieux document, conservé aux archives municipales, rédigé par les notaires lectourois du Moyen-Âge, à l'initiative des consuls, Guilhez de Pitrac en tête, qui a donné son nom à la salle forte qui domine la ville au nord-est, pour permettre aux propriétaires de faire valoir leurs droits (origine de propriété, limites physiques, occupation par un tiers…), et à la commune ou au seigneur de prélever l’impôt. Evidemment. Or, à cette époque pour décrire les confins d’une propriété, il fallait la situer par rapport à ses mitoyens et à la topographie, chemin, ruisseau, caractéristique du relief : telle maison se trouve à telle distance de telle autre ou de tel chemin, dans telle direction… A son tour la maison voisine se trouve à telle distance, au bord du ruisseau de... etc…

Sur une carte vierge sur laquelle il a tracé les repères présents de tout temps, rivière, ruisseaux, axes principaux et relief, Eugène Camoreyt a reporté les noms de lieux indiqués dans le livre terrier. De cette façon, progressivement, en partant des toponymes connus, comme un puzzle, le chercheur va composer une représentation plane, inédite, de « l’enclos de la ville et juridiction de Lectoure » selon la formule de 1491, décrivant un territoire à une époque où la cartographie était inconnue. Car les géographes Cassini n'ont développé la triangulation géodésique, nécessaire à une cartographie scientifique, qu'à la fin du 18ième siècle seulement, et, dans la foulée, l’administration napoléonienne le cadastre. Il faut donc considérer qu’Eugène Camoreyt a réalisé, avec trois siècles de recul certes, la plus ancienne représentation cartographique de Lectoure, depuis, au nord, au pied du Castéra-Lectourois, la Hillère (sans son moulin semble-t-il), jusqu’au sud, l’église de Pomarède (disparue depuis), et à l’ouest, depuis la maison forte du Mirail (où il doit bien y avoir quelques pieds de vigne) jusqu’à l’est, la grande forêt du Gajan que les consuls de la ville gèrent avec rigueur pour le bien collectif, charpente, menuiserie et bois de chauffage avec le reste.

Il faut être prudent cependant pour s’appuyer sur ce document car il comporte certaines erreurs dues au difficile décryptage d’une graphie ancienne mélangeant vieux gascon, formules latines et jargon juridique, ou à la méthode même de Camoreyt qui travaillait sans doute seul et surtout, avec les outils de l’époque. Les distances sont parfois également pour le moins perfectibles. Vive Google Maps et son satellite ! On pourrait imaginer reprendre, corriger et compléter ce travail à la lumière des recherches historiques dans notre ville sur les cent dernières années. Des volontaires ?

Si une carte n'est pas le territoire qu'elle représente*, ce document est néanmoins très émouvant car il nous transporte cinq cents ans en arrière. Prenons quelques exemples dans les domaines abordés deux fois par mois sur ce carnet.

 

CHEMINS

Les chemins sont nombreux, où peinent les charrois incessants à dos de mulet, en particulier ceux qui desservent la citadelle et sa bourgeoisie. Encaillassés et le plus souvent boueux, pentus, bordés de ronciers épais, ils vont au plus court.

Et puis il y a le grand chemin. Les jacquets passent à Lectoure depuis l'origine du pèlerinage au 11ième siècle. Ou plutôt contournent-ils notre ville. Les hôpitaux qui leurs sont ouverts sont installés hors les murs : la Peyronelle, à quatre kilomètres à l'est, Saint Jacques au faubourg. Comme l'indique la carte de Camoreyt, ce que nous appelons aujourd'hui Boulevard du Nord, notre périph' motorisé à sens unique et d'est en ouest, se nomme à l'époque La Peyragrana, La Pèlerine en route vers l’extrême Occident. Car le pèlerin n'est pas le bienvenu en ville. S'il est pénitent, c'est qu'il a fauté... un criminel peut-être ? Ou bien est-il porteur d'une maladie...  Sans compter les faux pèlerins, les "coquillards".

- Passe ton chemin l'étranger !

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MOULINS

Les moulins sont essentiels. Premiers industriels, les meuniers exercent le seul métier ayant recours à la force des éléments pour accélérer et amplifier le travail. Il en faut une dizaine autour de la citadelle pour fournir 5000 habitants en bonne farine.

Certain moulin que nous aimerions voir sur la carte n'y est pas, et il faudra chercher à comprendre pourquoi. Mais on en trouve un qui, au contraire, y est représenté et qui a disparu aujourd'hui bel et bien, à St Gény où sont indiqués deux moulins alors que nous n'en connaissons qu'un. Le bras secondaire du Gers qui apparaît sur la carte de Camoreyt, peut-être creusé par l'homme, est devenu de nos jours un vague fossé quasiment à sec à peine visible sur la photo satellite. En 1491, il y avait là le Moulin-Neuf. Voilà un candidat supplémentaire au recensement des moulins organisé actuellement par la Société Archéologique du Gers.

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LA VIE DES GENS D'ICI

On ne dira jamais assez l'importance de la foi religieuse dans la vie quotidienne de nos anciens. Camoreyt situe sur le territoire, cinq églises rurales. Trois d'entre elles subsistent aujourd'hui sous forme de toponymes: Saint Bars, Pomarède et Saint Orens. Deux échappent à la cartographie IGN: Saint Germain, qui serait à proximité de Lesquère, et Saint André, au nord de la commune, près de Milloc, que voici sur cette vue de détail.

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Modestes bâtiments, parfois simples oratoires, ces églises permettaient à quelque seigneur ou à une petite communauté de trouver refuge, spirituellement et éventuellement physiquement face à un agresseur dont on espérait qu'il y respecterait, intra muros, la paix de Dieu. Consacrées, offrant quelque maigre prébende à un chanoine de la cathédrale, elles pouvaient enfin être associées à un cimetière dont parfois émerge aujourd'hui un vestige de caveau dans un espace redevenu profane et parfois cultivé.

 

Enfin, nous ne revenons pas sur l’indice qui nous fait situer le domaine templier de Lectoure à l’emplacement actuel du Couloumé (voir ici le templier de Lectoure), indice que nous devons donc également à Eugène Camoreyt et partant, au terrier de 1491.

 

Ce registre a été rédigé à une période charnière. Quarante ans plus tôt, la fin de la guerre de cent ans et le départ des anglais de Guyenne et Gascogne après précisément 300 ans de présence. Charnière également à Lectoure bien sûr, puisqu’après le désastre de 1473, la ville se reconstruira et redeviendra une cité importante des royaumes de Navarre et de France, soixante-dix ans avant un nouveau déchirement, national et religieux celui-là. Enfin, évidemment, les historiens situent en 1492, date de la découverte de l’Amérique, la fin du Moyen-Âge.

Ainsi, la carte de Camoreyt est-elle l’image du pays de Lectoure entrant dans l’époque moderne.

                                                     ALINEAS

                                 _____carnetdalineas@gmail.com_____

                                                                       

* Pour le roman qui allait devenir son Goncourt, Michel Houellebecq a disputé le titre de notre alinéa à Michel Lévy. Houellebecq et Lévy étant tous deux inspirés par le philosophe Alfred Korzybski : « La carte n’est pas le territoire qu’elle représente ». Je ne vois pas de raison de me priver de poursuivre cette glorieuse joute. Si, grâce à ce sésame littéraire, ce cyber-carnet pouvait atteindre une diffusion plus conforme à mes fols espoirs…

Ce titre emprunté s’est imposé en imaginant concrètement la vie derrière la cartographie établie par le lectourois Eugène Camoreyt (1841-1905), auquel l’Histoire de notre ville doit beaucoup.

Il faut lire l’article de Wikipédia consacré au musée qui porte son nom et rend aussi hommage à cet obscur passionné.

Voir ici Eugène Camoreyt sur Wikipédia

 

ILLUSTRATIONS:

- Les Très riches heures du Duc de Berry, Musée Condé, Chantilly.

- Livre terrier de Lectoure 1491,  Service Archives municipales, Mairie de Lectoure

 

COMMENTAIRE D'UN LECTEUR:

- J'ai une objection sur "La Peyragrana, La Pèlerine" : peyra grana peut très bien s'analyser en "pierre grande", c'est exactement comme ça en gascon ; alors que pélerine serait plutôt peregrina. Et il y a bien "Peyrahariera" (pierre "farinière")...

Réponse: Merci beaucoup. L'objection est évidemment recevable et je regrette de ne pas l'avoir anticipée. Malheureusement, je ne maîtrise pas le gascon. Je dois y travailler... Sur le chemin de St Jacques nous avons trop tendance à focaliser et à tout ramener à ce pèlerin. Cependant, peut-il encore y avoir doute, débat, voire coexistence ? Avant de vouloir dire "étranger" comme on le voit un peu partout, l'étymologie latine de pèlerin donne: "per agra" cad "à travers champ" car le pèlerin ne va pas de ville en ville par la route mais il coupe au plus court à travers champ, évitant ainsi les contrôles, les péages... aujourd'hui encore.

 

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Histoire

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Publié le 16 Août 2019

 

En vacances, c'est le moment de profiter des petits trésors de la nature. Et de partir à l'aventure... gustative. Découvrir des végétaux comestibles tellement modestes qu'on n'y pense plus, là, oui là, à portée de main, sur les chemins creux, en lisière de bois, à l'occasion d'une balade à la fraîche. Une manne ! Des goûts qu'on ne trouve certainement pas dans le commerce "moderne". Pas même sur le marché ou à l'épicerie du coin.

Alors, voici trois des desserts sauvages de l'été à la Mouline de Belin.

  • Clafoutis de Myrobolan
  • Sorbet de Menthe suave
  • Tarte aux baies de Sureau noir

 

Si vous voulez nous suivre, pour le myrobolan c'est un peu tard dans la saison, car il est l'un des premiers fruits sauvages à mûrir en juillet. Mais vous pourrez encore le remplacer par sa cousine Mirabelle, souvent persévérante dans quelque vestige de jardin, ou bien par la Prune de chien (voir ici notre "Petite galerie des fruits sauvages et indigènes"). La menthe elle, particulièrement rustique et répandue, se trouve sans difficulté. Mentha suaveolens est notre préférée mais une autre variété fera sans doute l'affaire. Enfin, le Sureau noir*, très commun, est en ce moment en pleine maturité (voir ici l'alinéa qui lui est consacré).

Bien sûr, il y faudra du sucre. Mais on fera bien attention à n'en mettre que la stricte quantité nécessaire, pour laisser au caractère propre de la plante sauvage la part belle.

Oh ! Il n'y a ici rien de mystérieux, pas de secret de chef. Ce sont des recettes connues, que chacun exécute à sa façon, avec les fruits de saison. Pour le détail des ingrédients, la manière et la cuisson on se reportera à son carnet de recettes maison habituel. Pas de toques ni d'étoiles, juste le partage de plaisirs simples. La recherche des ingrédients de la cuisine frugale de nos aïeux. La redécouverte jouissive de saveurs nature.

 

LE CLAFOUTIS DE MYROBOLAN

 

Il y a, dans cet alinéa, outre la gourmandise, le plaisir des yeux. Quand, au détour d'un taillis, sur notre chemin de hasard, s'offre au regard un arbuste chargé de fruits jaune paille ou rouge grenat, de petites prunes rondes dégringolant en cascade, petit miracle lumineux dans une nature somme toute monochrome, c'est déjà en soi un spectacle réjouissant. Le Myrobolan ou Prune-cerise.

Cueillir la quantité nécessaire (on ne les ramasse pas par terre bien sûr). Plutôt mûres, mais si vous les trouvez encore trop acidulées à votre goût c'est normal. Trop matures elles deviennent légèrement amères et le goût de prune disparaît. C'est un peu comme lorsque l'on concocte un clafoutis à la cerise guigne, ce n'est pas un bigarreau. La cuisson et le sucre feront leur œuvre. Acidulé et sucré, c'est le charme de ce dessert contrasté. Et les noyaux ? Impossible de les retirer, il ne resterait plus rien de la chair. D'ailleurs je trouve que la lente mastication du fruit pour isoler la graine fait partie du plaisir. En société, ce ne sera peut-être pas très chic. Il faudra éviter le bruitage et manier la petite cuillère avec distinction...

 

Tout le monde à sa recette de clafoutis perso ? Alors on passe.

 

LE SORBET DE MENTHE SUAVE

 

Idéal après le foie gras et l'alicot de volaille de grand-mère, pour un "trou gascon" à la blanche d'armagnac avant d'entamer un gigot de chevreuil... Plus raisonnablement, c'est un dessert léger à déguster à l'ombre d'une pergola, ou bien après la sieste.

La Menthe suave, c'est à dire douce, également qualifiée par la science botanique "odorante" ou "à feuilles rondes", dégage un parfum puissant. Elle est digestive et tonique. Il suffira de cinq ou six branches dans un demi-litre d'eau qui sera porté à ébullition. Laisser reposer quelques instants. Filtrer l'infusion encore chaude pour y dissoudre 180 grammes de sucre. A partir de là, chacun fera à sa façon: sorbetière ou congélateur et mixeur. Cependant, dans les deux cas nous vous proposons notre botte secrète, pour ne pas servir à vos convives un bête glaçon: lorsque la glace commence à prendre, vous intègrerez à la préparation deux blancs d'œuf montés en neige avant de remettre à glacer. De cette façon, le sorbet sera onctueux. Effet garanti.

Evidemment, jamais de sirop de menthe ajouté comme on peut le lire ici ou là. Scandale !  Notre nature n'a absolument pas besoin de cette mascarade, ni colorant, ni parfum artificiel. Nos desserts ne veulent rien devoir aux substances industrielles !

Auparavant, les ramequins auront été mis en attente au congélateur, pour qu'une fois disposé joliment, le sorbet ne fonde pas, le temps de le dire.

 

 

LA TARTE AUX BAIES DE SUREAU NOIR

 

Sambuco, en gascon. Notre arbuste fétiche. Tisane, limonade, vin nature, cocktail au champagne, beignets d'ombelles , confitures.... Dans le Sureau noir, tout est bon.

Vous récolterez les baies bien mûres, sauf quelques-unes encore rosées qui donneront ici et là, un peu de craquant sous la dent et d'acidité pour contraster avec l'appareil d’œufs, les blancs battus en neige, et de sucre. La maîtresse d'hôte conseille d'y ajouter une petite cuillerée de maïzena et une larme d'armagnac. Le goût de la baie de sureau est très fin. Trop fin pour certains ? Alors, comme pour la tarte à la myrtille, on pourra, pour le relever, l'associer à la pomme, au citron ou à l'amande...

Un verre à liqueur de vin de noix frappé accompagnera divinement ce dessert rustique, mais original et rare.

Le bonheur est au bord du chemin.

                                                                                                   ALINEAS

 

* ATTENTION ! Ne pas confondre le Sureau noir avec le Yèble ou Faux sureau, plante annuelle aux ombelles dressées, et non retombantes vers le sol, et qui donnera des baies ressemblantes mais un peu plus tard que notre arbuste, fin août, début septembre.  Les baies du Yèble sont réputées toxiques.

Le Sureau noir peut s'élever jusqu'à 7 mètres alors que le Yèble est une herbacée annuelle qui ne dépasse pas les deux mètres. Pour ne pas vous tromper il suffit donc de cueillir les baies sur des branches boisées, hautes et retombantes.

Il faut enfin préciser que celles de notre sureau, pour être parfaitement digestes, ne doivent toutefois pas être consommées crues mais uniquement cuites.

 

Illustration: William Bouguereau, La cueillette de noisettes 1883

Photos © Michel Salanié

Céramiques : Vitrine lectouroise de la Poterie du Don du Fel. Voir lien ci-contre.

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Cuisine

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Publié le 29 Juillet 2019

 

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vec son clocher cathédral, ses hôtels particuliers, ses people, Lectoure voudrait nous faire croire qu'elle est plus ville que campagne, plus spirituelle que naturelle.

Mais il suffit de faire le tour des remparts pour mesurer combien la citadelle est cernée par la ruralité. Chaque ruelle perpendiculaire à l'axe commerçant est une loge sur un théâtre rustique. Au pied de jardinets et de cimetières disposés en gradins, la scène est ouverte. Le programme est agreste, vivifiant et renouvelé au fil des quatre saisons.

Il faut rendre hommage à la troupe qui ne se lasse pas de redonner son répertoire, bien que le public soit souvent distrait et, parfois même, ingrat.

Si, heureusement, la mécanisation a facilité le travail de la terre, la pièce que nous joue l'agriculteur lectourois n'a rien de léger. Voici un tableau fabuleux et pourtant réaliste où la puissance du rôle est à l'égal de la beauté du décor.

Oui, un balcon sur la campagne gasconne, une grande scène, assurément.

                                                                                                                  Alinéas

 

PS. Les photos ont été prises depuis les rues de Lectoure, depuis le  bastion de l'hôpital, les marronniers, la croix rouge, les boulevards du Nord et du Midi, les cimetières du St Esprit et de St Gervais, le chemin de la Boère, Cardès (oui c'est vrai, c'est le théâtre d'en face, il y avait relâche à Lectoure). Et la dernière, prise sur les planches, depuis le hameau des Ruisseaux.

© Michel Salanié

 

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Et enfin, à l'inverse, la scène lectouroise vue par l'acteur, depuis "les planches", en regardant vers "le paradis".

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #La vie des gens d'ici

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Publié le 12 Juillet 2019

Avant-Propos. Depuis deux ans, nous vous racontons la chute des moines-soldats de l’ordre du Temple, vue depuis Lectoure.  Nos informations ne sont pas inédites mais elles se trouvaient dispersées dans de nombreux ouvrages et travaux d’historiens. Il fallait les rassembler pour faire apparaître la place de notre ville dans cette affaire mystérieuse et dramatique.

Ce travail nous a conduit bien au-delà du domaine templier de Lectoure ; au cœur même de l'Histoire de France. L’enchaînement des évènements nous apparaît, aujourd’hui, clairement désigner le pape Clément comme l'initiateur du démantèlement du domaine templier. Les supplices infligés aux moines-soldats et la suppression de l’Ordre n'ont été que les conséquences ultimes de ce dépouillement en règle. Beaucoup d’auteurs considèrent Philippe le Bel comme le principal coupable et accordent à Clément V l’excuse de la faiblesse de caractère et celle du pouvoir spirituel. Les faits que nous rapportons tendent à prouver qu’il faut en réalité, inverser l’ordre des responsabilités de ces deux acteurs du drame, pour le moins sur le plan de la chronologie.

Il ne sera pas inutile, pour une bonne compréhension de ce dernier volet, de relire les précédents alinéas :

1. Les Templiers de Lectoure - 2. Le pape Clément V à Lectoure - 3. Les Templiers, le pape Clément et l'Evêché de Lectoure

 

 

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« …nous tiendrons table ouverte, et les plus grosses faims seront satisfaites. C’est encore la méthode la plus commode pour régner… » Eugène Rougon dans Les Rougon-Macquart – La curée. Emile Zola 1871.

 

 

A quoi pense-t-il, le cardinal Arnaud d’Aux de Lescout, alors que les flammes du bûcher des Templiers s’élèvent dans le ciel de Paris, ce 18 mars 1314 ? A ce qu’il va pouvoir dire au pape Clément V lorsqu’il retournera à Avignon pour rendre compte de sa mission ? Ou à sa chère collégiale de La Romieu dont la construction exige de gros moyens financiers ?

 

 

 

Arnaud d'Aux, le maître de La Romieu

Au service de son cousin Clément V depuis son accession au trône de Saint Pierre, Arnaud d'Aux était à ses côtés et prenait des notes, lorsque, sous le coup de l’arrestation des Templiers (13 octobre 1307) le pape interrogeait lui-même son camérier, le templier Giacomo da Montecucco, et le livrait à la police de Philippe le Bel, ce qui nous conduit à soupçonner déjà le pape et son entourage dès l'instant où l’affaire éclate au grand jour. Nommé cardinal, Arnaud d’Aux a également joué un rôle déterminant pendant le concile de Vienne (1311-1312) qui a supprimé l’ordre du Temple. Il est l’un de ceux qui depuis des années militent pour la fusion des deux ordres de moines-soldats, Templiers et Hospitaliers, et de facto, et surtout, pour la fin de leurs privilèges qui privaient le clergé séculier d’importants revenus. Il est soupçonné par certains d’avoir été le principal artisan de la chute du Temple.

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Après la mort de Clément, il tiendra les rênes de la papauté en tant que camerlingue, c’est-à-dire ministre des finances, pendant les deux longues années qu’il faudra aux cardinaux pour élire un successeur. Arnaud d’Aux espérait-il être celui-là ? Le conclave finira par se mettre d’accord sur le choix du cadurcien Jean Duèze, pape sous le nom de Jean XXII, écartant ainsi Arnaud d’Aux mais également Arnaud de Pellegrue, Béranger Frédol l’Ancien, Raymond-Guilhem de Fargues, et Bernard de Garves de Sainte-Livrade, tous parents de Clément V et papabiles

Cependant, couvert de bénéfices, d'Aux saura se rendre indispensable et restera au service de Jean XXII jusqu'à sa mort, à Avignon, en 1320 ou 1321. Il avait obtenu des moines bénédictins de Saint Victor à Marseille, établis là depuis le 12ième siècle, qu'ils abandonnent leur monastère de La Romieu, sa ville natale, et y construisit en un temps record semble t-il, la surprenante collégiale que l'on visite à quelques kilomètres à l'ouest de Lectoure, où il est enterré.

Mais restons encore un instant devant ce sinistre bûcher de l'île aux juifs. Le pape avait missionné son cousin cardinal auprès du tribunal parisien pour auditionner les dignitaires templiers, et les absoudre puisqu’ils avaient reconnu leurs fautes, sous la torture et les humiliations depuis sept longues années, il faut le rappeler, réduisant ces fiers personnages à de misérables loques. Or, la veille, comme les autres légats du pape, les juges et le public rassemblé sur le parvis de Notre-Dame, Arnaud d’Aux est abasourdi par le revirement de Jacques de Molay, le Grand Maître de l’Ordre, suivi en cela par Geoffroy de Charnay, son précepteur en Normandie, tous deux trouvant la force de défendre leur honneur et celui de l’Ordre, criant leur innocence et la pureté de la règle et de la cérémonie initiatique du Temple.

Philippe le Bel qui ne pouvait courir le risque de voir le procès reprendre, fit sur le champ, condamner les deux hommes du crime de relaps, c’est-à-dire de retour dans l’hérésie. Crime ultime, puni du supplice du bûcher. Sans que le cardinal d’Aux ne puisse, ou ne veuille s’opposer.

Le pape avait échoué dans son rôle de protecteur d’un ordre qui relevait de sa seule juridiction. Echoué ou trahi.

 

La fin du Temple 

L’odeur qui se dégageait du brasier et le craquement sinistre des bois consumés ramenèrent Arnaud d’Aux à l’évènement. C’en était fini de l’ordre du Temple. Deux cents ans d’une histoire hors du commun. Celle de l’Eglise en Occident allait pouvoir reprendre son cours glorieux. In excelsis deo et in terra pax. Les Templiers ne sont pas les premiers soldats, ni les derniers, qui auront payé, cher, les défaites des guerres provoquées par les princes eux-mêmes.

Pendant quatre ans, entre leur arrestation spectaculaire et le concile de Vienne qui les a jugés définitivement, l’immense domaine des chevaliers Templiers de France est passé sous le séquestre de Philippe le Bel, qui en a prélevé, sans vergogne, les bénéfices, agricoles et ecclésiastiques.

Mais depuis longtemps, avant même leur arrestation, le sort de l’ordre du Temple était réglé. La perte des Etats chrétiens d’Orient ne justifiait plus le maintien de deux ordres de moines-soldats. Si l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, l'ordre de l’Hôpital, pouvait faire valoir l’intérêt de la poursuite de sa mission charitable, le Temple, lui, essentiellement combattant, avait trop d’ennemis. Philippe le Bel n’était que le plus puissant d’entre eux et serait le bras armé d’une conspiration de fait. Mais les chiens de la meute ont été nombreux à se jeter à la curée.

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A Vienne, en mai 1312, Clément décrétait donc la dissolution de l’ordre du Temple et le transfert de ses possessions, du moins ce qu'il en restait, aux Hospitaliers. C’est ce qui sera fait dans tout le royaume de France, à Lectoure également où nous essayons de retrouver les limites du domaine des Templiers, tombé jusque-là dans l’oubli.

Au printemps 1313, en route pour son refuge du Groseau, le pape se vit refuser l’hospitalité par la ville de Valence qui savait les frais que l’hébergement de sa nombreuse suite occasionnait. Une échauffourée éclata entre les habitants et l’escorte du pape. Un valentinois fut tué. La population en colère rechercha le garde gascon responsable dans les maisons bourgeoises réquisitionnées pour abriter les dignitaires. L’évêque de Lectoure, Guillaume de Bordes, membre de la cour de Clément, ne dut son salut qu’à une fuite précipitée par le toit. Voilà une scène à la Fellini, qui pourrait faire sourire si elle ne traduisait pas l’ambiance de fin de règne de cette période, tranchant avec la joie des foules qui avaient accueilli, en 1305, sur son trajet entre Bordeaux et Toulouse, le pape gascon fraîchement élu.

 

Le vicomte de Lomagne et ses cousins

Au mois de mars 1314, malade, Clément décide de quitter Avignon pour la Gascogne où il espère peut-être retrouver la santé, ou bien mourir pour être enseveli dans le fief familial. Mais il n’ira pas loin. A peine passé le Rhône, à Roquemaure, son état se dégrade et il rend l’âme le 20 avril. La suite ne sera pas glorieuse.

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En effet, au mois d’août, les trois neveux de Clément, Bertrand de Got, homonyme de son oncle, Vicomte de Lomagne et d’Auvillar, Raymond Guilhem de Budos, Recteur du Comtat Venaissin et Arnaud-Bernard de Preissac, furieux de voir les cardinaux italiens et français se liguer pour éviter l’élection d’un nouveau pape qui devait être évidemment, à leur sens, l’un de leurs parents, mettent le feu au palais de Carpentras où se tient le conclave et passent la ville à sac. Il semble qu’ils se soient également opposés les uns aux autres, chacun ayant son champion. Les cardinaux, effrayés par ce déchaînement de violence, se disperseront et il faudra deux ans pour les réunir à nouveau et pouvoir aboutir à l’élection du successeur de Clément, qui ne sera pas gascon.

A la tête de ses troupes, Bertrand de Got prend alors la route de la Gascogne, escortant la dépouille de Clément et surtout son trésor, estimé à 800 000 florins. Le funèbre convoi mettra plusieurs semaines à parvenir à Uzeste, lieu choisi par Clément pour y être enseveli. Bertrand de Got, Vicomte de Lomagne et d’Auvillar, et donc seigneur de Lectoure, mais établi principalement à Duras, est en charge de l’exécution du testament du défunt pape. On estime qu’il aura respecté ses engagements, sauf celui de partir en croisade ce qui n’était pas la moindre des promesses, en distribuant à ses cousins la part du trésor qui leur revient. Cependant en 1322, sous la pression de Jean XXII et craignant surtout le jugement divin, le vicomte de Lomagne devra revenir à Avignon pour restituer 150 000 florins, la somme estimée appartenir à l’institution papale et non au trésor privé de Clément. Une répartition tout de même nettement en faveur des intérêts particuliers de sa famille. C’est cette fortune qui a contribué, dit-on, à la construction des châteaux du bordelais que l’on qualifie aujourd’hui de "clémentins" : Villandraut, Budos, Roquetaillade, Fargues.

 

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En Lomagne, le château de Manlèche, sur la commune de Pergain-Taillac, ayant appartenu à la famille de Got, revendique également la filiation de Clément, en tout cas pour la construction initiale, l'actuel bâtiment étant d'époque Renaissance. Par contre, on ne sait pas dire si le château de Lectoure a bénéficié des largesses posthumes du trésor du pape ou bien s’il était réduit à l’état de forteresse secondaire et abandonné aux corneilles avant qu’il n’entre dans la Maison d’Armagnac.

Car, Bertrand de Got meurt en 1324 et sa fille unique Régine, épouse Jean 1er, comte d’Armagnac, Fézensaguet et Rodez. Elle décède à son tour l’année suivante. La Maison de Got en Lomagne par la grâce de Philippe le Bel et Clément V, est éteinte*. Lectoure devient la capitale d’Armagnac, qui fera sa fortune, puis son malheur.

 

Le clan des de Bordes

On peut supposer que l’évêque de Lectoure, Guillaume de Bordes, n’ayant plus la protection de Clément, faisait partie du mouvement de repli des trois neveux depuis Avignon vers leurs fiefs en Gascogne, à moins qu’Arnaud d’Aux ne l’ait gardé à son service. Mais il ne semble pas réputé pour ses grandes qualités. C’est son frère, Bertrand, décédé en 1311, évêque d’Albi, puis cardinal, camérier en remplacement du Templier da Montecucco, qui avait les faveurs de Clément, et sans doute les justifiait-il car il obtint nombre de revenus ecclésiastiques, bénéfices, charges… Son nom apparaît dans pas moins de 80 bulles papales dispensant généreusement les avantages ! A son tour, il fait bénéficier de faveurs ses parents et ses relations. Grâce à lui, son frère, Guillaume, sera nommé évêque de Lectoure en 1307 ou 1308, alors qu’il n’en a pas l’âge requis par la règle canonique. Il se rattrapera en le restant jusqu’en 1330.

Nous ne savons pas si les de Bordes sont liés à Clément V par les liens du sang à quelque degré mais c'est probable. La famille de Bordes était installée à Astaffort, sur le Gers, à une quinzaine de kilomètres au nord de Lectoure. Les avantages qu'ils retirent de leur position à la cour papale au détriment des templiers sont la preuve que Clément avait initié le dépeçage de l'Ordre.

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En effet, un neveu, ou bien est-ce un troisième frère des deux ecclésiastiques, Pierre de Bordes**, laïc lui, bénéficie en juin 1307, d’une donation, par Bernard de Trèbes, commandeur du Temple d’Agen et Gimbrède, de la moitié du moulin de Roques, à Astaffort sur le Gers, l’autre moitié lui étant cédée par le prieur de Layrac. Pour bien faire, cette libéralité est confirmée par une bulle de Clément V, qui aurait pu éviter de se faire remarquer. Juin 1307 soit quatre mois avant l’arrestation des Templiers ! C’est-à-dire que le démembrement du domaine immobilier et agricole du Temple avait débuté avant même que Philippe le Bel ne décide d’intervenir. Et du fait même de l’entourage direct de Clément.

Pierre de Bordes aura en outre le droit de construire une chapelle à proximité de l’église Saint-Félix d’Astaffort***, pour sa sépulture car sa piété est grande dit-on, mais bénéficiant avant tout des aumônes du voisinage encouragées par les indulgences accordées par Clément. 17 mois de remise de pénitences, "ça vaut le coup"! Comment justifier de tels bénéfices : « Pour services rendus » dira la bulle, sans plus de précision.

L’exemple d’Astaffort n’est pas unique. Toujours en 1307, en juillet cette fois, Bernard de Laroque, dernier commandeur du Temple en Provence, témoigne sa gratitude des  « bons services », là encore, rendus à son Ordre par Bertrand de Bordes, en lui concédant les revenus de la commanderie templière de Golfech, de Moret (peut-être l'Hôpital) près Condom (Gers), de Bonnefont, limitrophe du Nomdieu (Lot-et-Garonne), de Lomiès, banlieue de Nérac, les agriers et les terrages que la maison de Gimbrède, diocèse de Lectoure, avait dans le lieu et le district de Roulhac et dans  les paroisses de Lieux et de Martissans, diocèse d'Agen, pour en jouir sa vie durant, sous le cens annuel de 20 sous arnaudins payables au commandeur de la maison d'Agen, à la fête de saint Michel****. Au total, et encore n'avons-nous pas engagé de recherche approfondie, voilà un exceptionnel tableau de chasse pour la famille de Bordes.

Sans vouloir avancer sans preuve une conspiration beaucoup plus coupable, si cela est possible, et chercher un sens à la formule « pour services rendus », il faut rappeler que les dénonciations qui ont provoqué l’arrestation décrétée par Philippe le Bel émanait d’anciens Templiers écartés pour mauvais comportement par leurs Maisons dans la région d’Agen précisément, Argentens semble t-il. Ce sera vraiment le point à creuser pour de futures investigations.


La curée était lancée. Clément et son entourage avaient donné le signal. Philippe le Bel ne ferait que prendre exemple, peut-être pour ne pas être en reste, mais plus systématiquement et violemment. Clément, les dignitaires de la cour papale à tous les niveaux, leurs parents, leurs proches, leurs hommes de main, étaient déjà occupés à se disputer la bête, avant que Philippe ne l’achève.

La logique, Guillaume étant évêque, était alors que l'on imagine également la mainmise du clan de Bordes sur le domaine templier de Lectoure. Qu'en a t-il été ?

 

Le domaine templier de Lectoure

Nous savons que les Hospitaliers prirent possession de ce domaine le 16 mai 1313. Pourquoi a-il échappé à la rapacité des frères de Bordes ou d'autres clients de la cour papale ? Choisirent-ils de rester "raisonnables" ou discrets ?

Ceci peut s'expliquer par le statut particulier de la ville. La répartition du pouvoir entre l’évêque de Lectoure, Guillaume, et le roi d’Angleterre, Edouard 1er, paréage respecté pendant une dizaine d’années encore, a peut-être protégé l’intégrité du domaine du Temple de Lectoure. En 1309 le Sénéchal de Gascogne s'était plaint de la mainmise du roi de France sur les domaines Templiers de l'Agenais. Le cardinal d'Aux lui, était l'obligé du roi d'Angleterre en tant que membre de son conseil d'Aquitaine et pensionné par l'évêque de Winchester. Il ne fallait pas rajouter une cause, douteuse qui plus est, à la longue liste des litiges entre les deux puissances qui se faisaient face en Gascogne.

Et de fait, les voisins du royaume de France ne commirent pas le crime auquel Philippe le Bel voulait les associer. Nombre de Templiers purent s’échapper, depuis la Gascogne en particulier, vers l’Aquitaine anglaise, puis jusqu'à la maison du Temple de Londres, et le plus grand nombre vers la péninsule ibérique. En Aragon, l’Ordre de Montesa reprit les biens et les hommes du Temple et mena la lutte contre les musulmans jusqu’à la chute définitive d’Al Andalous et du royaume nasride de Grenade, en 1492. Au Portugal ce fut l’Ordre du Christ qui succéda au Temple et qui, placé directement sous l’autorité du roi Henri II dit "Le navigateur", arbora la croix rouge pattée sur la voilure des caravelles de Christophe Colomb naviguant plein ouest pour découvrir un nouveau monde.

A Lectoure, la Vallée de la Bataille, le Saint Jourdain et les vestiges du domaine de Naplouse tomberont dans l'oubli. Reste la Croix-Rouge.

                                                                        ALINEAS

 

A suivre. Les possessions de l'ordre de Saint Jean de Jérusalem, ordre de Malte, à Lectoure.

 

 

PS. Le silence des historiens de la Gascogne sur l’affaire des templiers est étonnant. Parmi les plus illustres, l’abbé de Montlezun n’en dit que quelques mots. Par contre il est très sévère à l’encontre de Clément V, certes pour son favoritisme clanique mais plus encore pour avoir déserté la Ville éternelle et provoqué ainsi le grand schisme d’Occident. Jules Carsalade du Pont, lui, le premier président de la Société archéologique du Gers et également ecclésiastique, a brièvement rapporté en 1894 le passage de Clément V en Gascogne (1308), sans même mentionner l’arrestation des Templiers à la même période. Méconnaissance de l’affaire ou bien mur du silence ?

 

*En 1280, la branche aînée de la maison de Lomagne, issue de la maison de Gascogne, s'éteint avec Vezian III, et la Lomagne passe à sa dernière sœur, Philippa de Lomagne, mariée à Hélie VII, comte de Périgord. En novembre 1301, après la mort de son épouse, Hélie VII cède les vicomtés de Lomagne et d'Auvillar à Philippe IV le Bel, roi de France. Ce dernier en investit son second fils, qui y renonce en 1305 et Philippe le Bel les confie la même année à Arnaud-Garsie de Got, frère du pape Clément V. Source Wikipédia.

**Pierre de Bordes sera fait, en outre, seigneur de Launac, près de L'Isle-Jourdain, par Philippe le Bel en 1311.

***Cette chapelle existe toujours. Elle est adjacente à l’église Sainte-Geneviève, devenue, à la place de Saint-Félix, l’église paroissiale dont il est dit dans la documentation de la commune qu’elle fut construite sur les ruines du château de la famille de Bordes.

****http://www.templiers.net/hospitaliers-saint-jean/etudes/index.php?page=Commanderie-de-Gimbrede

 

SOURCES:

Pour l'essentiel elles ont déjà été citées à l'appui des alinéas précédents.

- Concernant la collégiale de La Romieu :

https://www.la-romieu.fr/ensemble-collegial.aspx

- Concernant la famille des Bordes:

http://www.templiers.net/hospitaliers-saint-jean/etudes/index.php?page=Commanderie-de-Gimbrede

https://en.wikipedia.org/wiki/Bertrand_des_Bordes

- Concernant la réaction du roi d'Angleterre à la mainmise de Philippe le Bel sur le domaine templier:

http://www.templiers.net/departements/index.php?page=47

 

ILLUSTRATIONS:

- Cardinal Arnaud d'Aux. Vitrail de la collégiale de La Romieu. M. Salanié

- Jacques de Molay sur le bûcher, copie d'écran Voyageurs du temps.

- La collégiale de La Romieu, wikipedia.org.

- Mise à sac d'une ville par les Grandes Compagnies. Chroniques de Jehan Froissart (1337-1405) BN. Le rapprochement entre les Grandes Compagnies et l'armée gasconne des neveux de Clément V est justifié. A la différence qu'il ne s'agit pas pour la seconde d'un chômage technique mais d'une véritable mise à la retraite anticipée. 

- Cartes postales Manlèche et Astaffort : collection particulière.

- Santa Maria de Colombo, Madère.

 

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Histoire

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