Les moulins forts d'Aquitaine, par Léo Drouyn (1816-1896), archéologue et dessinateur.
Publié le 11 Août 2020
Dans les années 1800, à la suite de la période de vandalisme provoquée par la Révolution et la vente des biens nationaux, des artistes, des historiens, des architectes, et les pouvoirs publics sous leur impulsion, prennent conscience du mauvais état des monuments historiques, d'époque médiévale en particulier. Et de leur importance, tant sur le plan du patrimoine national que du point de vue esthétique. Les cathédrales, les châteaux, des villages, des cités et des quartiers font alors l'objet d'opérations de protection et de conservation. Il était temps. Chateaubriand, Victor Hugo sont les plus célèbres des penseurs ayant alimenté la réflexion en faveur de ce mouvement, maladroitement qualifié de romantique voire de gothique. Côté pouvoirs publics, Prosper Mérimée, Inspecteur des monuments historiques, et l'architecte Eugène Viollet-le-Duc mettent en œuvre cette nouvelle administration publique. L'Aquitaine médiévale, elle, aura également son chantre et son archéologue : Léo Drouyn.
A l'époque, pas de photographie. L'outil d'enregistrement et de restitution de l'archéologue : le crayon et le calepin. Léo Drouyn ayant suivi une formation artistique à Bordeaux puis à Paris, excellera en dessin, peinture et gravure. Doté de talents multiples, il sera simultanément artiste, antiquaire (terme désignant à l'époque les savants voués à l'étude des antiquités et des archives), architecte, journaliste, administrateur, enseignant... Son œuvre est immense: 5000 dessins, 1500 gravures. Il parcourt pendant 40 ans l'ancienne Guyenne : Gironde, Landes, Dordogne, Lot-et-Garonne, Charente-Maritime. Son œuvre maîtresse : "La Guienne militaire : histoire et description des villes fortifiées, forteresses et châteaux construits dans la Gironde pendant la domination anglaise". Car en effet, le patrimoine architectural médiéval régional est majoritairement constitué de monuments bâtis entre 1154, lorsque Henri Plantagenêt, marié à Aliénor d'Aquitaine, devient roi d'Angleterre, et 1453, date de la bataille de Castillon, victoire décisive française qui marque la fin de la présence anglaise dans le sud-ouest. Cependant, il faut préciser que tous ces ouvrages n'ont pas toujours été soumis à l'autorité de l'anglais, car ici ou là on s'y oppose. En Quercy, en Armagnac, les positions des deux partis, quand il n'y en a pas trois ou quatre, sont mouvantes. Mais dans tous les cas, l'air du temps est bien à l'architecture militaire : mâchicoulis, moucharabieh, archères, chemin de ronde, échauguettes... Y compris pour des bâtiments civils et de modeste dimension. Aux confins Est de l'Aquitaine anglaise, à Lectoure, ce sera le temps des salles fortes et des châteaux dits "gascons".
Dépendance d'un château, d'une abbaye, ou bien logis d'un seigneur de second rang, le moulin médiéval en Aquitaine est construit avec l'aval du roi d'Angleterre (au moins sa bienveillance, simple nuance de degré, ce point étant discuté par les historiens) qui voit là une façon de marquer son territoire et de sécuriser l'approvisionnement en farine de ses vassaux et de ses troupes au passage. Posé auprès d'un gué ou à cheval sur le cours d'eau, point de passage obligé, le moulin fortifié joue également le rôle de guichet de péage, celui d'une tour de contrôle, ou celui de verrou dans la vallée lorsque le château est, naturellement, installé sur les hauteurs. Pour tenir compte de cette double fonction, on parlera à juste titre de "moulin tour" voire de "moulin donjon". Cependant, l'efficacité du système défensif du moulin, comme celui de la salle, est douteuse. Décourager un parti de brigands oui. Un voisin irascible peut-être. Mais certainement pas une armée décidée ou affamée. En fait, ce type de construction est surtout l'affirmation d'un statut social, la marque d'une puissance, au moins financière.
Parmi la quantité de ses sujets d'intérêt, Léo Drouyn dessinera donc quelques moulins forts remarquables. Moulin de La Salle à Cleyrac à la stature impressionnante (que nous avons choisi pour le titre de cette chronique) Piis à Bassanne, Labarthe à Blasimon, Moulin neuf à Espiet, Labatut à Langoiran...
Mais Drouyn ne se contente pas de représenter le moulin fort de façon bucolique et disons-le, dans l'esprit du temps, un peu précieuse. Avec la précision de l'architecte, interrogeant les propriétaires, observant les vestiges, étudiant les archives disponibles, il en établit les plans et l'organisation, tant militaire que meunière. Prenons l'exemple de Bagas, sur le Drot.
Bien qu'il privilégie l'ambiance des lieux, l'artiste est très précis et fidèle dans la description des éléments défensifs du bâti: archères, échauguettes et cette très caractéristique passerelle amovible par laquelle les sacs de blé pénètrent dans la salle des meules.
Puis Drouyn se fait architecte et poursuit avec le plan des trois étages et le descriptif suivant : " En 1436, cent vingt ans après sa construction, il fut donné par Henri VI, roi d’Angleterre, à Pierre Durant, écuyer. Aujourd’hui cette usine fonctionne encore. Voici le plan du moulin de Bagas ou de Bagatz à rez-de-chaussée, tel qu’il s’établit sur l’un des bras du Drot. La digue qui maintient le bief est en A. Deux éperons BB′ dirigent les eaux sur deux roues CC′. En aval, les eaux des vannes s’échappent par des ouvertures couvertes par des linteaux, D est un îlot. Les entrées du moulin sont en amont et en aval, par les portes fermées au moyen des tiers-points (G et H). On ne pouvait arriver à ces portes que par l’îlot D, ou directement en bateau par la pointe de terre H. Ce rez-de-chaussée est défendu sur trois de ses faces par six meurtrières s’ouvrant latéralement et en amont. Par un escalier de bois on monte au premier étage XX. De la berge, du côté opposé à l’îlot, on arrivait de plain-pied ou à peu près à la porte E, au moyen d’un pont volant. C’est par cette porte que les grains entraient dans l’usine. Cet étage, qui ne se compose, comme le rez-de-chaussée, que d’une salle, contient des latrines en F ; une petite porte I s’ouvrait autrefois sur une galerie de bois J, qui probablement régnait le long de la façade d’aval. On montait au second XXX également par un escalier de bois. Cet étage est muni aux quatre angles d’échauguettes flanquantes dont l’une contient l’escalier qui monte aux combles et au crénelage supérieur. Quatre fenêtres éclairent cette salle, percée en outre de sept meurtrières et garnie d’une cheminée".
Aujourd'hui, l'œuvre de Léo Drouyn constitue toujours une mine d'information pour les historiens. Le bâti noble et militaire n'est pas son unique objet d'intérêt. On remarque toujours sur les vues d'ensemble, des personnages du petit peuple vaquant à leurs activités prosaïques. Archéologue humaniste, Drouyn a également merveilleusement dessiné le cadre de vie populaire, le petit patrimoine, les vieilles fermes, l'architecture de torchis et de pans de bois dont si peu subsiste aujourd'hui.
Léo Drouyn a peu travaillé dans le Gers et il faut le regretter. A Lectoure, le paréage de la ville entre l'évêque et le roi d'Angleterre court de 1273 à 1323. Les maisons fortes, qui peuvent cependant avoir été bâties avant ou après cet intervalle, y sont nombreuses. Trois moulins datent également de cette époque. La Mouline de Belin, ruinée puis transformée et affectée à des activités sans lien avec la meunerie, dont l'appareillage monumental de pierre de taille et les deux portes ogivales attestent cependant de la fonction et du statut d'origine. Le spectaculaire moulin de Lesquère qui, au contraire, affiche haut et fort les éléments bien conservés de son caractère défensif. Enfin la tour de Lamothe, que sa position sur le Gers conduit à affecter logiquement à la meunerie, même si cela est discuté. Eugène Camoreyt, que l'on pourrait, relativement, qualifier de Léo Drouyn lectourois, a dessiné Lamothe avant son démantèlement et sa ruine mais son observation n'a pas été suffisamment poussée pour faire apparaître les éléments permettant de confirmer qu'il s'agissait bien d'un moulin. L'origine de ces trois moulins forts nous est malheureusement inconnue. En attendant une hypothétique trouvaille archéologique ou documentaire, restent la beauté des lieux, la noblesse du bâti et l'imaginaire que l'Histoire médiévale suscite.
Alinéas
PS. Nous avons déjà décrit le principe du moulin fortifié et l'on retrouvera les moulins de Gironde magnifiquement rénovés et en photo ici http://www.carnetdalineas.com/2017/09/les-moulins-fortifies-du-moyen-age.html
Pour mieux connaître Léo Drouyn https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9o_Drouyn