Les moulins fortifiés du Moyen-Âge, éléments du système féodal
Publié le 29 Septembre 2017
UN PETİT COİN Sİ TRANQUİLLE
Un petit moulin comme autrefois, blotti dans un vallon à l’atmosphère bucolique. Le rythme reposant du mouvement de la roue à aubes dont le cliquetis contraste joliment avec le bruissement de la chute d’eau. Une bergère et son galant, des lavandières bavardant joyeusement, un groupe de promeneurs endimanchés venus du bourg voisin, un bouquet d’ombrelles colorées, une calèche… Oui bien sûr, c’est un grand classique de notre imaginaire, de notre quête incessante du paradis perdu. Cliché alimenté par le talent des grands peintres, de la Renaissance, de l’école hollandaise et des impressionnistes, romantisme à peine tempéré du réalisme de Gustave Courbet.
Et bien bonnes gens, abandonnez là vos illusions! De tout temps, le moulin en activité est un lieu dangereux, rude et bruyant. Au Moyen-Âge, époque du développement de la meunerie, il est conçu, bâti et organisé comme une place forte. Cela peut paraître surprenant. Que peut-on avoir à défendre ? Quelques sacs de farine ? La cassette du meunier ? L’histoire qui suit va nous éclairer.
" Les moulins du pays fournissaient
toute la subsistance des troupes espagnoles; plusieurs avaient été brûlés mais ces premières expéditions n’avaient pas suffi à épuiser les ressources de l’ennemi. Le plus important, le moulin d’Auriol,
assurait à lui seul le pain de l’empereur, de sa maison et des six mille vieux routiers attachés à sa personne.
Trois hommes connaissant le pays sont désignés pour conduire au milieu des montagnes, de nuit, cent-vingt Gascons de la compagnie du Sénéchal de Toulouse et leur officier jusqu’à leur objectif.
Aux portes de la ville, ceinte de hautes murailles, la troupe rencontre quelques hommes sans armes ; une seule sentinelle garde l’entrée du moulin. « Qui vive ? » s’écrie-t-elle. « Espagne », répond le Gascon, imperturbable. Mais le mot de passe est « Impero »; la sentinelle tire dans la nuit mais personne n’est touché. Heureusement, la charge de l’arquebuse étant faible, la détonation est sourde. La garnison impériale continue miraculeusement de dormir profondément. Les officiers gascons profitent de ce calme confiant et pénètrent dans le moulin où sont logés soixante hommes. Les soldats royaux frappent alors à coups redoublés sur les impériaux surpris, pendant que leur chef, tirant parti
du trouble, fait grimper une partie de ses hommes sur la couverture du moulin, et par les brèches du toit, crible d’arquebusades les gardes réfugiés dans les combles et pris ainsi entre deux feux. Saisis de panique ceux qui ne sont pas passés au fil de l’épée, se jettent à l’eau par les fenêtres. Malgré le plan formé à distance, l’attaque est exécutée avec une rapidité vertigineuse: en quelques instants, les défenseurs sont exécutés, les meules sont roulées à l’eau, le moulin est la proie des flammes. Pendant cet assaut, un officier garde les portes de la ville et empêche les habitants de sortir pour appeler les secours, l’armée étant répartie à l’extérieur. Cependant l’alarme est donnée et « les arquebusades tomboint fort espaisses comme de pluye » nous dit l’acteur et témoin de l’évènement. La retraite devient pénible : il faut s’engager dans des voies détournées afin d’éviter la cavalerie ennemie qui accourt.
C’est un triomphe. Le succès de l’entreprise compromet gravement la subsistance des ennemis. La perte du moulin d’Auriol réduisait le camp impérial « à manger du blé pilé à la turque » et rapidement, la disette fit son œuvre. L’armée de Charles-Quint dut battre en retraite et reprenait, le long de la mer, la route des Alpes, vers l’Italie laissant en Provence plus de vingt-mille morts,
le prix de plusieurs batailles."
Le récit que voilà est un témoignage historique précieux qui fait apparaître clairement l’importance stratégique du moulin.
L’évènement a eu lieu en 1534, dans une Provence investie par les armées de Charles Quint. Le triomphe de l’assaut du moulin d’Auriol est celui de Blaise de Monluc, alors jeune officier, le militaire gascon ayant servi cinq rois, dont François 1er en l’occurrence à la date de cette affaire.
L’épisode que Monluc relate lui-même dans ses mémoires est une leçon d’Histoire particulièrement vivante et explicite.
Mais revenons à notre moulin médiéval, deux siècles auparavant. La guerre faisant rage de façon quasiment constante, les moulins étaient nécessairement bâtis selon les règles de l’architecture militaire.
Il faut se resituer dans le cadre du système féodal. Le moulin appartient au domaine du seigneur éminent, ou bien celui de ses vassaux, parents, capitaines et autres chevaliers auxquels l’emplacement a été concédé, en remerciement de leurs services ou pour calmer leurs ardeurs et leurs prétentions, moyennant hommage et finances toutefois. Au domaine seigneurial ou au fief vassal sont attachés un certain nombre de droits économiques et en particulier, concernant le moulin, droit de mouture et droit de passage sur le cours d’eau. Le propriétaire exigera de ses serfs qu’ils apportent leur blé au moulin seigneurial, comme ils devront faire cuire leur pain au four banal. Pour affirmer son autorité, et prélever le prix de son droit, le maître des lieux construira un bâtiment militaire, qui pourra être associé à une tour péagère, abritant parfois son logis pour les moulins les plus nobles et toujours la garnison de quelques-uns de ses gens d’armes.
A côté de cette fonction économique du bâtiment, apparaît une double justification à sa fortification, dans le cadre de l’organisation collective.
D’une part, le moulin participant à l’approvisionnement de la cité, plutôt que de monter à l’assaut des remparts, un ennemi peut se limiter à la neutralisation des moulins avoisinants et affamer en quelques jours, clergé, troupe et population réfugiés derrière les remparts du castelnau autour de leur seigneur, protecteur mais impuissant. Il faut donc défendre cette pièce maîtresse du système d’approvisionnement urbain.
D’autre part, le moulin est, par nature, un lieu de passage : digue, gué ou pont. Le moulin joue alors le rôle de tour de contrôle, de poste avancé qui pourra sonner l’alarme.
Une fonction et un emplacement tout à fait stratégiques donc qui justifient que le moulin soit conçu, à cette époque particulièrement troublée, selon les règles de l’architecture militaire. Ponts levis, archères, mâchicoulis, échauguettes… Comme la maison forte citadine, dont le modèle est aujourd’hui à Lectoure la tour d’Albinhac, comme la salle, en campagne, le moulin médiéval se dote des appareils défensifs que l’on attribue plus spontanément aux châteaux forts et, localement, aux châteaux dits « gascons ».
Le moulin fort peut être comparé au donjon, dont chaque étage a sa fonction propre dans l’organisation défensive. Pas d’escalier, ni à l’extérieur, ni à l’intérieur pour ne pas faciliter le passage des assaillants. Est-ce depuis ce temps-là que l’on parle d’échelle meunière ? Le soir venu ou en cas d’agression, chacun se retranchera à son niveau en retirant l’échelle.
Pour schématiser, choisissons un moulin à 4 niveaux.
Au niveau 0, c'est-à-dire dans la salle de la roue (nous reviendrons bientôt sur le mécanisme des moulins médiévaux où le rouet est logé dans le bâti et non pas, comme une roue à aubes, à l’extérieur) aucune fenêtre, et une porte étroite -il en faut bien une- qui sera surveillée depuis l’étage supérieur par une guérite ou par une coursive posée sur une rangée de corbeaux. Le plus souvent, le moulin est totalement ceint d’eau. Le ruisseau d’un côté, un canal de l’autre, la retenue d’eau en amont. En cas d’attaque, les écluses sont grand ouvertes et, sous l’effet chasse d’eau, les assaillants sont empêchés d’approcher. Bien sûr le rouet en bois est une des pièces essentielles au fonctionnement du moulin et il faut empêcher sa destruction par l’assaillant. Autre danger, qu’un feu allumé à ce niveau suffise à l’ennemi pour détruire le bâtiment sans même avoir à affronter les défenseurs logés plus haut.
A l’étage supérieur, celui de la meule, également très précieuse, un pont levis ou une passerelle amovible permettent de défendre la porte d’entrée principale. Peu d’ouvertures mais des archères.
Au dessus, l’étage d’habitation qui peut, du fait de son élévation, comporter des fenêtres, avec moins de risque.
Enfin sur notre schéma, exécuté pour la démonstration mais sans doute très proche de la réalité de notre Mouline de Belin à l'origine, un hourd sous la pente de la toiture. La charpente est posée en débordement sur le bâti et une ceinture basse, faite parfois simplement de torchis et de pans de bois. Doté de mâchicoulis et de trappes qui permettent aux guetteurs armés d’arcs ou d’arbalètes de tirer sur les assaillants, ce dernier étage donne au moulin médiéval cette apparence guerrière caractéristique, voulue également pour impressionner, qui a progressivement disparue au fur et à mesure de la ruine et des rénovations pendant les époques qui ont suivi.
Car le moulin devenu bourgeois sera sorti du système défensif du domaine noble et de la ville fortifiée. Mais bruyant, industrieux, toujours sous la menace du cours d’eau, son imprévisible compagnon, il ne deviendra pas plus tranquille pour autant. Sauf dans le regard de l'artiste.
ALINEAS
SOURCES:
Le récit de l'affaire du moulin d'Auriol est celui de Montluc lui-même dans ses mémoires, rapporté par le Comte de Broqua, Le Maréchal de Montluc, sa famille et son temps aux éditions Lacour, que nous avons légèrement adapté.