Publié le 9 Décembre 2024
Il n'y a pas si longtemps, dans nos campagnes l'hiver était une saison très très difficile à vivre. Sans électricité, sans chauffage, sans téléphone, sans voiture, sans médecin... Mises à part les maisons nobles et bourgeoises, et encore il y faisait un froid épouvantable sauf à deux pas devant la grande cheminée, les fermes et les petites bordes paysannes suintaient l'humidité. La famille se rassemblait dans la pièce unique meublée de la paillasse où l'on se serrait tous bien fort sous une simple couverture de laine grossière pendant de longues nuits.
Et Noël ? Une fête Noël ? Rien de ce que nous vivons aujourd'hui, de cette abondance que nous trouvons normale malgré l’excès. Si l'ordinaire était parfois amélioré, Noël était surtout le temps de l'adoration implorante de la naissance d'un enfant-dieu fait homme dont on espérait qu'il protège et guérisse de tous les maux... En ce temps-là le chemin pour aller à la messe de minuit lui-même était un calvaire. En sabots, évitant à tâtons les flaques gelées ou quelque crapaud, les lanternes faisant gesticuler d'inquiétantes ombres sur les haies, on chantait autant pour se donner du courage que pour invoquer des anges trop irréels s'ils ne devenaient pas malfaisants, croassant dans la nuit épaisse. On rentrait chez soi sans traîner, non, non, pas pour se mettre au chaud car le feu s'était éteint pardi ! Le vent souffle sur le toit et descend par vagues dans la cheminée, des bruits bizarres, vous savez ... une chouette, une sorte de pas étouffés au grenier, cette tuile qui n'en finit pas de cliqueter, le grommellement d'un vieux sanglier...
La nuit de Noël a ses démons. Écoutez plutôt l'histoire de Cataline.
ataline était enceinte. Elle était seule en cette veille de Noël pluvieuse. Pluvieuse d'une pluie fine et pénétrante. La maisonnette était isolée au fond d'une petite vallée, charmante à la belle saison mais si triste par ce temps gris, fragile au bout d'un chemin creux et cernée de ronces qui semblaient devoir la recouvrir bientôt. Le soleil n'avait pas percé de toute la journée, la nuit était tombée très tôt et son homme n'était pas encore rentré. On n'irait pas à la messe cette année. Il bûcheronnait, à une bonne heure de marche par ces sentiers défoncés et boueux, dans le bois de la posoéra. La posoéra ? La pousouère, la sorcière en gascon, celle qui concocte le poson, le poison. Une silhouette noire, aux mains cagneuses toujours agitées par des imprécations et une chevelure rouge en bataille. Ceux qui l'avaient croisée n'étaient pas restés longtemps à essayer de mieux la dévisager. Lui disait qu'il n'en avait pas peur, et il était parti après le repas de midi, sa cognée sur l'épaule en expliquant qu'il fallait bien abattre ces grands chênes, une commande du châtelain pour la charpente de sa future chapelle. Un travail bien payé. Et le petit à naître aurait besoin de vêtements, d'un berceau, sans compter que Cataline ne pourrait plus aider à la tâche comme avant. En fait la pousouère était morte l'hiver précédent, sans que l'on sache comment, ni où elle était enterrée mais certainement pas dans le cimetière de monsieur le curé. Elle avait laissé une fille qui vivait toujours là, en lisière du bois, dans une bicoque dont on se tenait soigneusement à distance. Parce que " les chiens ne font pas des chats ", les sorcières font des sorcières non ? Jusque là on n'avait rien à reprocher à cette pauvre fille. On allait même parfois la chercher, comme sa mère avant elle, pour aider une femme à accoucher. Cataline n'en avait pas même évoqué l'idée. Tant que tout se passait bien.
Cataline avait un jeune frère qui ne faisait pas grand-chose de toute la sainte journée. Une après-midi d'été, il paressait à l'ombre d'une meule de foin. L'orage grondait qui le ramena à lui et il vit alors de loin la jeune pousouère arriver, poussant sa chèvre d'une badine et puis se défaisant d'un geste de sa robe pour se baigner toute nue dans une courbe de la rivière, dans un rapide de rochers moussus dont elle se jouait avec grâce. Il était rentré fiévreux et hagard. Il resta prostré pendant trois jours. Lorsqu'il retrouva quelque peu ses esprits, aux questions qu'on lui posait pour connaître son aventure, il ne fit que répondre :" Elle est belle, si belle...". Enfin il montra sur le viel almanach conservé sur le linteau de la cheminée l'image écornée d'une beauté peinte dans quelque palais de la Rome du pape, une Vénus ou une Bethsabée, à la pudeur mieux voilée, relevant sa lourde chevelure d'un blond vénitien en sortant d'une mer bleu nuit. "Elle est si belle". Il en était resté un peu plus pèc (idiot en gascon) qu’auparavant. Ce soir il était sorti, malgré l'état et les supplications de Cataline, pour courir les chemins avec ses compères, tout aussi fols que lui, disant pour toute excuse que la Peyrelevade, le mégalithe dressé depuis la nuit des temps au sommet des prairies sèches de l'Aradjade un coteau exposé au soleil toute la journée et théâtre de tous les prodiges, devait se soulever de terre cette nuit, au douzième coup de cloche. Et qu'un trésor gisait là qu'il suffirait d'emporter pour être immensément riche. Entre son homme obstiné au travail et les lubies de son benêt de frère, Cataline était bien seule ce soir.
Se penchant avec peine sur son gros ventre Cataline attisait son feu. Le bébé donnait quelques coups de pied qui la faisaient grimacer. Elle sommeillait lorsqu'elle se réveilla en sursaut. Elle aurait juré qu'on avait parlé dehors. Quelques feuilles mortes crissèrent sous la porte et s'envolèrent en désordre dans la pièce, poussées par une rafale de vent qui ébranla les volets. Surmontant son inquiétude, elle mis un châle sur ses épaules et sortit. Oubliant la porte ouverte derrière elle, elle décida d'avancer pour aller à la rencontre de son bucheron qui devait tout de même avoir fini sa tâche et être sur le chemin du retour à cette heure avancée. Cela valait mieux que rester à ruminer ses idées noires. Elle n'aimait pas le savoir si loin. Et si près de la jeune pousouère.
Cherchant le chemin à l'estime, les mains en avant pour éviter de se cogner aux arbres en saillie, elle s'engagea dans le sentier étroit qui conduisait au bois. La lune diffusait une vague lueur à travers les nuages. Plusieurs fois elle trébucha, glissa, tomba à genoux sur le talus détrempé. En pleurs, se redressant avec peine elle perdait sa direction. Elle se retrouva bientôt entourée de buissons épineux qui retenaient sa robe et son châle comme des mains invisibles, fouettant ses joues, écorchant ses mollets. Arrivée sans savoir comment dans une clairière, un rayon de lune éclaira furtivement une branche morte dressée au sol. Elle crut voir un bras surmonté d'une main crispée, la main de la vieille sorcière, morte et enterrée en secret. Elle poussa un cri qui résonna dans le sous-bois, se mit à courir, perdit ses sabots, soutenant son ventre comme un ballot lorsqu'elle aperçut une fenêtre éclairée. Le cœur battant, sans faire de bruit, elle s'approcha du carreau et là, dans la pièce éclairée d'une grande flambée, elle aperçut son homme, allongé sur une paillasse, et de dos la pousouère penchée délicatement sur lui. Prise de vertige, sentant ses larmes abonder, elle poussa un cri rauque et perdit connaissance.
Lorsqu'elle revint à elle, en souriant une femme lui présentait son enfant dans ses langes. La pousouère ! Elle eut un instant de panique mais sentit la main de son homme se poser sur son épaule. Il la rassura :
- C'est notre pichón, ma mie. Il est beau. Toi et moi nous avons eu de la chance. Elle est venue me sortir de sous le grand chêne qui m'était tombé dessus. Elle m'a ramené ici et soigné. Et puis nous t'avons entendu crier. Elle t'a aidée à accoucher.
Une bonne odeur de soupe et de plantes odorantes mêlée régnait dans la pièce. Des fioles de potions et d'onguents de toutes les couleurs et des bouquets de fleurs séchées suspendus garnissaient tout un mur d'étagères. Cataline prit l'enfant sur elle. La pousouère s'affairait à sa tâche sans bruit. Une douce chaleur envahit la mère et l'enfant. Derrière les carreaux, la neige s'était mise à tomber.
Alinéas
Post scriptum. Depuis 2017, chaque année à la même période, le carnet d'alinéas s’essaie au conte. Nous y avons emprunté à des Lectourois célèbres, Jean-François Bladé (ici), Alcée Durrieux (ici). L'année 2024 a marqué l'hommage rendu par sa ville natale à Pertuzé. Il fallait par conséquent que l'illustrateur rejoigne cette galerie. En 1984 la Dépêche du Midi publiait, en six petits épisodes, cette BD quelque peu oubliée depuis. On y retrouve les thèmes récurrents de l'illustrateur : le pays, les caractères, le fantastique... Nous avons repris son fil conducteur avec quelques ajouts de notre cru, également en resituant le sujet dans une époque à la fois pas très lointaine et qui nous apparaît si extraordinaire à présent. On ne fait pas parler les morts mais nous pensons que ces emprunts à nos anciens nous sont concédés. Ils prolongent leurs contributions à la légende et à la tradition populaire. Le conte appartient à celui qui le transmet. Qui doit simplement y mettre sa manière et son émotion.