contes

Publié le 18 Décembre 2023

 

" C'est le plus beau, le plus noir, le plus désespéré des contes que je connaisse. Rien n'y est raconté, et tout y est dit. Pour quelle morale, pour quelle leçon ? Garçons, défiez-vous des filles, filles, ne demandez point la lune, au risque de ne rien avoir du tout ? Allons donc ! La question n'est pas là. Tout le monde sait déjà cela, et personne n'empêchera jamais les filles de demander, ni les garçons de courir. On sent bien que quelque chose cloche : un conte sans happy end, ça n'existe pas. Et les spécialistes vous le confirmeront, ce conte n'existe pas.

Le coupable s'appelle Zéphyrin. Comme son prénom l'indique, Zéphyrin est trop longtemps resté exposé au grand vent qui tourne la tête et les idées".

Coupable ou victime ! C'est ainsi que Pertuzé analyse l'échec, l'assassinat s'il y faut un drame, de Jean-François Bladé, prénommé Zéphyrin à l'état civil, qui avait tout pour être un grand écrivain et ne fut qu'un collecteur de légendes, "fidèle sténographe, scribe intègre et pieux" ce sont ses propres termes. Nous empruntons l'image d'un crime à Saint-Exupéry : "C’est un peu, dans chacun des hommes, Mozart assassiné".

Jean-Claude Pertuzé baigne dans l'univers bladéien depuis son enfance. Notre illustre illustrateur est décrit par ses camarades de jeunesse comme très bon élève particulièrement en français et en histoire. Pourtant c'est décidé, il choisira les beaux arts. Ainsi, y a-t-il un parallèle évident, une filiation entre ces deux lectourois à la différence près que Pertuzé lui, choisira librement son chemin, ce que Bladé se verra refuser ou bien refusera de son propre chef, pourquoi serait-ce toujours la faute des parents ? Et cette filiation, par conséquent imparfaite comme toutes les filiations, conduira Pertuzé à exposer sa théorie, son exégèse, sur la carrière contrariée de Bladé.  Dans le recueil "Jean-François Bladé - Les nouvelles", dans une introduction fouillée et argumentée, Pertuzé décrit la trajectoire chaotique de Bladé, parti sur les chemins de la bohème parisienne et rappelé par son notaire de père, qui tient la bourse, pour prendre la suite de l'étude lectouroise, raisonnablement, bourgeoisement, obscurément pourra-t-on regretter, au regard de l'imagination lumineuse du fils prodigue.

 

Martin Guerre, Abd-el-Kader, un éléphant ivre rue Nationale et le bourreau malgré lui...

Les nouvelles recueillies et illustrées par Pertuzé ont été publiées entre 1856 et 1860, essentiellement dans la Revue d'Aquitaine. Ce sont les seuls textes de Bladé vraiment personnels, même si la trame, le prétexte ou la source peuvent être recherchés chez d'autres auteurs, anciens et souvent oubliés. Une réécriture qui n'est pas un plagiat car la trame est adaptée, le style très riche, enlevé, moderne comparativement, et laissait augurer, regrette Pertuzé, un grand talent.

Le vrai et le faux Martin Guerre s'affrontent.

Gérard Depardieu en faux Martin Guerre a donné un visage, dont Pertuzé n'a pas voulu s'inspirer ci-dessus, à cette histoire d'imposture dans les Pyrénées du 16ième siècle. D'autres auteurs célèbres l'ont évoqué, Montaigne vingt ans après les faits, Alexandre Dumas en 1846, mais Bladé l'a exhumée directement du compte-rendu de Jean de Coras, le juge toulousain ridiculisé pour avoir donné droit à l'imposteur juste avant le coup de théâtre du retour du vrai Martin Guerre.

Dans une autre nouvelle trouvant un certain écho dans l'actualité du temps, le chef algérien Abd el-Kader donne du fil à retordre au maréchal Bugeaud, Bladé invente une sorte de Tartarin, culturiste sinon cultivé, rêvant de soumettre l'émir pour gagner la croix d'honneur et rentrer "dans mon village habillé en spahi, en attendant que le conseil municipal fasse tirer mon portrait pour une salle des illustres qui enfoncera celle de Lectoure, malgré le tableau du maréchal Lannes et celui du baron Dupin en culotte de fer-blanc".

Si les noms sont changés, les lieux, les références historiques de ces nouvelles sont souvent celles du Lectourois, de Bladé enfant ou de Bladé devenu personnalité officielle par diktat paternel, avocat puis juge suppléant, mais qui, nouvelliste à ses heures et de plus en plus souvent, secrètement on l'imagine, prenant à peine la précaution de brouiller les pistes, ne peut résister au plaisir de brocarder les institutions, les voisins, la bonne société, qui ne lui pardonneront pas cette liberté de ton. Un éléphant enivré de vin nouveau qui s'échappe et sème la panique entre la Place d'armes et la halle, ridiculisant le cordonnier, l'aubergiste, le capitaine de la Garde nationale... Un charivari pour bafouer l'épicier du quartier battu par sa femme... Bref Bladé distribue les banderilles. Une iconoclastie qui amuse Pertuzé.

Cependant, l'auteur peut parfois devenir grave. On sait qu'il raconta, ailleurs, avoir dialogué, encore enfant, avec l'inquiétant Rascat, le bourreau retraité hébergé un temps dans la tour d'angle des remparts de Lectoure. A t-il gardé de cette étonnante conversation une indulgence peu commune à l'époque, pour l'homme fragile qui se cache derrière l'exécuteur des hautes œuvres ? Ce récit d'un autre bourreau qui lie amitié avec un jeune étudiant toulousain est émouvant. L'auteur parodique sait se faire romantique.

Au total, Pertuzé rassemble et illustre onze nouvelles, baroques, cocasses ou bien poétiques.

En 1869 Bladé quitte Lectoure pour Agen. Commence alors la collecte des contes de Gascogne.

 

Can the "Peasant" Speak?

Est-ce qu'un paysan, ça parle ? La réponse à cette question, provocatrice et arrogante, est "non" ! Question et réponse par l'auteur d'une thèse en ethnologie, William Pooley, soutenue en 2010 devant l'Université de l'état d'Utah (USA), ce qui prouve pour le moins que le sujet est actuel et d'importance planétaire, mazette ! Sans rentrer dans le détail, la thèse pèse 160 pages in english please !, l'argumentaire du thésard d'outre-Atlantique est le suivant : Bladé n'a pas suivi une méthode scientifique. Ses informateurs appartiennent à son périmètre familial et voisin. Le vocabulaire est trop choisi pour être populaire, et donc pour être honnête académiquement parlant.

Cette critique du travail de Bladé folkloriste n'est pas nouvelle. A vouloir trop souvent se prétendre "scribe intègre et pieux", notre Zéphyrin a depuis longtemps suscité le doute. Et Pertuzé ne conteste pas la thèse : "Des contes beaux et purs, si beaux et si purs que c'est trop beau pour être vrai. Décortiquer, analyser, comparer : tout cela a été fait, refait, vérifié et recoupé, et même pour ses plus fidèles admirateurs (dont je suis, contre vents et marées, on l'aura compris), tous les indices concourent à cette vérité, Maître Jean-François a certes recueilli des contes populaires, mais il a beaucoup pêché par collage, coupage, rabotage, et surtout par invention pure et simple. Ce qui pourrait être véniel en matière de conte, l'imagination ayant tous les droits, mais qui est condamnable lorsque l'"auteur" se défend d'avoir commis ce genre de délit, et qui plus est, accumule de fausses preuves de son absolue innocence".

Mais alors ? Finalement, ce n'est pas une simple collecte, un recensement de récits traditionnels mais bien une véritable création littéraire ? Génial ! Inavouée ? Et tout de même à moitié pardonnée !

 

Bladé notable, dans sa bibliothèque de recueils de jurisprudence, et son double, Bladé artiste, auteur, inspirant sa prose.

Oui Bladé est pardonné. Car, sait-il cet ethnologue américain que nous avions tous encore il n'y a pas si longtemps une grand-mère, un vieil oncle ou un voisin intarissable en matière de fées, de messes noires et de loups dotés de la parole ? C'est très commun ici. Pourquoi faudrait-il établir un panel représentatif de la population et des questionnaires normés pour collecter ce que l'on trouve au coin de la cheminée et dans les greniers dans chacune de nos maisons de famille ?

Le fait est qu'on se demande encore pourquoi Bladé a voulu donner le change. Le qu'en-dira- t-on ? Son père ? Sa femme ? Un vieux fond de pruderie protestante... Il est assez timide également en matière d'érotisme.  Le Quercynois  Antonin Perbosc ne se gênera pas lui. Et Pertuzé non plus.

Avec un peu plus d'ambition, nous aurions eu ici notre Georges Sand d'Occitanie, notre Alphonse Daudet de Lomagne, notre Henri Pourrat lectourois, collègues folkloristes qui tous ont pioché sans vergogne dans les légendes et les traditions régionales pour faire revivre in extremis, et avec un talent les inscrivant au panthéon de la culture française, un monde en train de disparaître et n'était-ce pas là l'essentiel ?

Mais, mis à part les thésards discutailleurs, le travail de Bladé est aujourd'hui cependant reconnu et apprécié à sa juste valeur. Ce n'était pas évident il y a à peine quelques décennies. Pertuzé raconte qu'en 1952 un professeur de français allemand, traducteur des Contes de Gascogne dans la langue de Goethe, Konrad Sandküler, en pèlerinage à Lectoure, fut atterré de ne trouver aucune trace de la reconnaissance officielle de la ville envers son enfant. Nul n'est prophète en son pays. Ce n'est qu'un peu plus tard que l'on donnera son nom à la petite place qui jouxte sa maison natale. Voir ici notre alinéa sur le joli jardin Bladé. Et dans les années 90, une école primaire prit son nom. Un déménagement récent de cet établissement scolaire vers la ville nouvelle fait craindre un recul de Bladé dans la hiérarchie de nos illustres. Il avait raison notre ennemi d'Abd el-Kader d'ambitionner de se couvrir de gloire afin de se faire portraiturer et accrocher de son vivant aux cimaises municipales.

Reste que Bladé a, non pas gravé dans le marbre, mais mieux, imprimé dans notre mémoire livresque les bacchantes du sabbat, le roi des hommes cornus, la chasse infernale et céleste du roi Artus et tant d'autres magnifiques caractères. Pour plus de sécurité, Pertuzé les a dessinés. Tout est bien.

                                                                                  Alinéas

Depuis sa création, pour respecter la tradition, ce cyber-carnet a publié chaque année à la même période, un conte. Nous ne faillirons pas. Voici ici l'intégrale du cœur mangé de Bladé. Jean-François Bladé. Le coeur mangé.

NB. Pertuzé a feint de ne pas le savoir, le conte du cœur mangé est bien connu dans de nombreuses versions occidentales, orientales et nordiques. Mais, contrairement à la version de Bladé, sa structure de base met en scène un triangle amoureux. L'amant se fait toujours tuer à la fin et, par ruse, le mari fait manger le cœur du défunt amant à sa femme. Encore une fois par pudeur ou pour éviter un sujet scandaleux peu goûté dans la Gascogne du 19ième, Bladé et ses sources auront édulcoré ce scénario immoral.

 

ILLUSTRATIONS PERTUZÉ

- 1ière et 4ième : Les contes de Gascogne. Bladé, mis en bande dessinée par Pertuzé

- 2ième et 3ième : Jean-François Bladé - Les nouvelles. Présentées et illustrées par Pertuzé.

SOURCES

- Jean-François Bladé - Les Nouvelles. Présentées et illustrées par Jean-Claude Pertuzé. Ed. Loubatières 2000.

- Can the "Peasant" Speak? Forging Dialogues in a nineteenth-century legend.
William Pooley - Utah State University

https://digitalcommons.usu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1764&context=etd

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Contes, #La Pertuzé de la semaine

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Publié le 22 Novembre 2022

 

 

il vous arrive de descendre pendant la nuit la rue de la Tour du Bourreau, méfiez-vous : un essaim de terreurs s'échappe incessamment de sa toiture affaissée par l'âge, comme une volée de corbeaux chassés par l'orage. Vous trouverez d'abord la place de la Barbacane nue et déserte inspirant la peur. En face, la vallée des Ruisseaux taillée à pic, profonde plus que la vue, béante comme une fosse affamée. A gauche, les vieux remparts avec leur barbe d'herbes malfaisantes, longs comme la faim de Mai, assis sur le roc verdâtre et isolé; vieillard dédaigné sur son fauteuil antique souvenir d'une période expirée; à droite, le rocher terrible et menaçant comme un fauve, la Croix-Rouge sur les épaules; puis le cimetière qui se développe allongé sur la pente avec sa coiffure d'arbustes funèbres, de croix noires, et de pierres sépulcrales debout sur les pauvres morts. Elles prennent les allures de fantômes en mouvement dès qu'un rayon de lune se traîne au milieu d'elles en s'échappant des nuages pluvieux poussés par les vents.

La tour, assise sur les lèvres du vallon, massive et sinistre, tachée de lierre, avec ses moellons disjoints et mordus de la dent des siècles, grâce à sa lucarne constamment ouverte, ressemble à un aigle déplumé, à jeun, qui épie sa proie.

Le tertre de Vaquier tout pareil, solidement planté de l'autre côté de la vallée, se dresse comme un voleur en vedette faisant le guet pour préserver son complice d'être surpris en faute.

Sur l'emplacement occupé par la tour était située, il y a des siècles, l'antre de la Sorcière : lieu redouté, maudit des Dieux et des hommes : les Chrétiens le fuyaient avec terreur pour éviter les pièges de l'Enfer... Lorsque les Consuls bâtirent les murs de défense de la Cité, ils la firent disparaître sous la tour dont ils abandonnèrent l'habitation au bourreau; car personne, lui excepté, ne l'aurait acceptée.

D'où était sortie la sorcière? Nul n'en savait rien. On racontait bien qu'elle était venue du pays des Landes; que ses aïeules, Sorcières avérées, avaient été brûlées dans ces contrées : mais sur tout cela rien de certain. Avait-elle été mariée? Personne ne connut son mari : on disait qu'un vaurien qui l'appelait sa mère fut engendré du Diable. Enfermée dans sa fente de rocher, elle n'en sortait que la nuit, comme les chauve-souris : encore avait-elle des préférences. En effet elle ne choisissait pas ces belles nuits claires et gaies où tout murmure, bruit, chante ou coasse, sur la terre et dans les eaux, dans les bois et dans les prés, oiseaux, grillons, insectes, grenouilles, crapauds, rainettes, tous également heureux de vivre; mais plutôt ces nuits affreuses où la pluie tombe drue, où la tempête affolée déchaine les éléments, où le flot des ténèbres enveloppe les étoiles , et qu'il fait noir comme dans un four fermé. Un éclair, une lueur rapide la montrait au long d'une haie ou contre une muraille; et le voyageur effrayé s'enfuyait comme s'il avait mis le pied sur une vipère dont il voulait éviter la morsure; jamais on ne vit personne franchir son seuil: peut-être les limaces, les crapauds, et les lézards; l"ouverture de son abri était d'ailleurs masquée par des orties, de hautes herbes, et des buissons que le fer n'avait jamais mordus.

Longue et maigre comme un copeau, ses cheveux blancs, sales, embrouillés, se dérobaient en désordre, sous la pression d'un mouchoir déchiré; un œil de chouette, le nez bourgeonné, la peau du cou pendante comme celle d'un coq-dinde, les lèvres serrées et velues, couverte de haillons crasseux, elle effrayait les bestiaux. Elle boitait par surcroit.

 

Suivant les mauvaises langues, elle prenait les formes de chat, de loup, de serpent; elle volait comme une hirondelle sur un manche à balai, ensorcelait gens et bêtes, et leur jetait la maladie ou la mort à son gré: elle déchainait les orages ou les apaisait, provoquait les vents, les grêles ou la sécheresse, en pliant seulement le bout du doigt. On l'accusait d'avoir pactisé avec Lucifer qui lui avait communiqué sa puissance de nuire. Pour une fois, les mauvaises langues avaient dit la vérité, mais en partie seulement. On ignorait, en effet, que lorsqu'elle s'oignait de certains onguents, huiles et compositions préparées en Enfer, elle pénétrait dans les maisons sans être vue, se changeait en oiseau, loup-garou, brebis, ou en homme ou en enfant; et on se souvint plus tard, qu'elle avait pris, un jour, la forme d'une Diaconesse pour insulter Dieu jusque dans son Eglise. Avec cette puissance elle pouvait préparer ses méfaits bien à l'aise; voler, estropier, empoisonner vivres et boissons, faire mourir gens et bêtes, et perpétrer ses crimes en toute sûreté.

Elle fit si bien que la consternation plana sur Lectoure et ses environs: la ruine y étendit ses ravages; les bêtes étaient frappées, les gens tombaient malades sans cause apparente, et mouraient en grand nombre; les enfants se prenaient à crier tout à coup, et gémissaient jusqu'à leur dernier soupir; les Chirurgiens n'y connaissaient rien; on promena les Reliques dans les rues, on fit pénitence, on appela le Ciel en aide; et rien n'arrêtait le fléau. Dès que venait la nuit, les portes étaient fermées au verrou, on bouchait jusqu'au trou de serrures; et nul n'osait aller même derrière sa maison. La scélérate faisait encore pire si c'est possible.

Elle avait ensorcelé un grand nombre de personnes de tout âge, plus particulièrement des femmes, et elle les menait au Sabbat. Qu'était-ce donc? On le sut par hasard; et la seule pensée vous donne le frisson.

A cette époque reculée, alors que le Ramier n'était pas défriché, et qu'il s'étendait jusqu'au Gers, sur la partie déclive de la forêt, dans la direction de Bouilhas, se trouvait un grand carrefour enfoncé, pas du tout rassurant, dont les chemins se dirigeaient vers Pauilhac, Fleurance et Lectoure... et quels chemins!!! A cette époque, les bois n'étaient pas aménagés comme aujourd'hui, et l'obscurité régnait là comme chez elle en plein midi.

Un malheureux bordier de la contrée qui courait à nuit close, chercher l'accoucheuse pour sa femme en danger, aperçoit des lumières dans ce carrefour. Effrayé, il se dissimule derrière un chêne, et les regarde comme une vache contemple une porte neuve. Il aperçoit un groupe qui augmentait incessamment; les nouveaux venus arrivaient de tous les côtés; par les airs sous forme d'oiseaux sinistres sur des manches à balai, à travers les bois sous la peau de chiens, de renards, de toutes espèces d'animaux; et sitôt qu'ils tombaient sous les rayons des lampes, ils se transformaient en hommes, femmes et enfants; ils allaient baiser l'affreux derrière d'un énorme Bouc quatre fois cornu, noir de mauvaise mine, assis sur une chaire de gazon; c'était Lucifer chef des Sorciers et Sorcières, le Démon de la Luxure; et il maniait les femmes de la tête au ventre, les jeunes et jolies plus volontiers que les vielles laides, qui supportaient de fort méchante humeur la différence des procédés, puis il frottait son vilain museau sur leurs figures, en grognant, et en secouant les lèvres.../...

Qu'est ceci dit le paysan effaré? Il n'osait plus bouger ni pied ni pattes, ni seulement respirer, bien certain d'être étranglé s'il était découvert. Au bout d'un moment, tout ce monde se mit à table, hommes et femmes pêle-mêle, pour prendre part au festin. Jamais on n'avait vu des goinfres affamés dévorer tant de viandes, ni vider si prestement les pots. Les voisins en mangeant, palpaient outrageusement leurs voisines, fort peu farouches d'ailleurs. C'était hideux. Il y en avait du Marcadieu, et du Faubourg, du Mounet du hour, de Pradoulin, un joli groupe de Fleurance et des environs.

Après le repas, les femmes se mirent à danser : les unes avec des crapauds sur la tête, sur les épaules et sur les mains, des serpents autour du cou; les autres avec des chats suspendus aux jupes, à la ceinture, les bras en l'air et les jambes aussi. Elles tournaient comme des toupies: on entendait un charivari de sifflets, de flageolets, de grelots, tambours et guimbardes: puis de temps à autre, les femmes allaient baiser le bouc, et lui les appréhendaient par les seins et partout ailleurs; jamais on ne vit scène plus affreusement Diabolique.

Le malheureux bordier derrière son chêne, pâle comme une citrouille melonnée, ne respirait plus. Tout à coup les lumières s'éteignirent; on ne vit plus que l'obscurité. Mais on n'entendit bientôt pétiller les bruyères, comme si elles étaient foulées, des chuchotements, des rires, de petits cris, des soupirs et des plaintes, les embrassements bruyants retentir sur la peau, sur les lèvres échauffées, sur les seins prostitués, que sais-je encore... le triomphe du Bouc impur... une scène de chenil!!! Et personne n'appela au secours ! au milieu de ces horreurs, le paysan, plus mort que vif, s'enfuit au galop; la peur lui prêta des jambes; il volait plutôt qu'il ne courait. En arrivant chez lui, il tomba inanimé. On lui vint en aide; et il reprit ses sens. Lorsque vint le médecin il lui raconta, terrifié, ce dont il avait été témoin. La révélation fut bientôt ébruitée.../...

Les magistrats du Sénéchal tendaient leurs longues oreilles un peu de tous côtés; il y perdirent leur latin; l'écheveau était trop embrouillé pour ces têtes vides. Embarrassés et soucieux, ils appelèrent à l'aide leurs collègues du Parlement de Bordeaux, et un Capucin de Toulouse, très savant, à l’œil un peu oblique, Inquisiteur renommé, qui déjouait depuis trente ans les combinaisons de Lucifer, sa très vieille connaissance...

On fit comparaitre toute la contrée, hommes, femmes et enfants. Quelques-uns mentirent, d'autres hébétés ne dirent que des sottises. On délia la langue des têtus à l'aide des Fers chauds et des Bottines à écrou. On griffonna trois charretées de papier, on récita des oremus, on chanta des psaumes contre Satan, l'eau bénite fut prodiguée, et un rayon de vérité traversa par hasard ces obscurités qui n'eurent que la clarté d'une aube du mois de décembre. Il est vrai qu'on trouva la sorcière marquée sous les aisselles??? Il y eut une magnifique procession jusqu'au bas de la Côte, avec Carmes, Capucins et tous les Religieux des Couvents de la ville...

La Sorcière fut saintement brûlée, avec quelques complices des deux sexes, sur le plateau de la Marque, et leurs cendres jetées aux vents; on chanta le Te Deum en plein air, et sur la place du bûcher fut édifiée une Croix qui existe encore...


Le Démon échaudé s'enfuit du Ramier, et prit définitivement domicile vers la montagne.
Il n'y a plus de Sorcières aujourd'hui: les Alphabets les ont peu à peu supprimées. Les maladies de la vigne doivent achever l’œuvre; et cependant le Sabbat dure encore; de jolies charmeuses ont pris leur place. Lucifer subtil et main-croche a changé ses batteries, et nous prend à d'autres pièges, bien préférables sur ma foi.

Avez-vous remarqué le Dimanche, aux environs de l'Eglise, une fillette de dix-huit ans, de taille élégante, droite comme un lys épanoui, souple comme un osier; elle avance légère ainsi qu'un souffle de zéphir sur ses pieds grands non plus que des amandes du mois d'août, parée et proprette dans sa jupe couleur lilas; un brin de fleurs dorées brille sur sa poitrine, comme un timide rayon de soleil, entre deux pommes d'api dont la résistance s'affirme sous le voile d'un fichu soyeux. La tête, parée d'une lourde couronne de cheveux noirs savamment agencés, balance gracieusement sur un cou d'ivoire les pointes aux couleurs éclatantes d'un ruban justement fier de les retenir. Elle regarde avec des yeux vifs et caressants, ombragés de longs et gracieux sourcils; le nez délicat assis entre deux grenades rosées avec ses ailettes agitées, ressemble à un nid de petits Amours chatouillé par ses hôtes; et lorsque les baisers de ris entrouvrent une jolie bouchette pétrie de feuilles de roses, on voit scintiller deux rangées de petites perles et diamants dont les étincelles pénètrent jusqu'au cœur troublé. Oh! alors, fuyez au plus vite, appelez au secours !!! le Démon vous épie, et gare au Sabbat!!!

 

                                                               Alcée Durrieux

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Récit tiré de "Las Belhados de Leytouro" "Les Veillées de Lectoure", 1889, réédition Editions Lacour 2003. Gascon et Français.

Nous avons respecté l'orthographe et la ponctuation de cet ouvrage.

Alcée Durrieux est né en 1819, au pied de Lectoure, au quartier des Ruisseaux. Monté à pied à Paris, il devient un avocat renommé. Il participe aux réunions de l'association des gascons de Paris, La Garbure, où il intervient régulièrement. Les Veillées de Lectoure sont le recueil de ces chroniques.

Alcée Durrieux est également connu pour avoir réédité heureusement son compatriote Pey de Garros, considéré aujourd'hui par les spécialistes comme l'un des rénovateurs de la langue gasconne, et traduit son frère Joan de Garros.

Concernant le phénomène de la sorcellerie, il faut évidemment mentionner les Contes de Gascogne, collectés par Jean-François Bladé. Et l'ouvrage de Jean-Claude Ulian, illustré par Jean-Claude Pertuzé, Sabbats et sorcières de Gascogne, Editions Loubatières 1997.

 

ILLUSTRATIONS :

De tous temps, le sujet est abondamment illustré. Les traités médiévaux de médecine et de religion comportent des enluminures et des gravures qui fixent les standards du registre : le balai, le bouc, les chimères, l'orgie, le festin, la gestuelle obscène...

Les périodes de la peinture contemporaine depuis la Renaissance jusqu'au proche Symbolisme ont permis que les artistes bénéficient d'une grande liberté d'expression que la vindicte publique cautionnait. La nudité, voire la sexualité débridée, exaltées par le théâtre de la nature sauvage, la perspective aérienne, l'ambiance nocturne, autant de contextes qui ont permis de développer, souvent avec talent il faut en convenir, un certain idéal de la plastique féminine, vue le plus souvent par des artistes masculins, participant évidemment ainsi au sexisme tragique du phantasme de la sorcière, désignée instrument des visées du Maître des ténèbres, et pour cela longtemps persécutée. 

Pour cet alinéa et dans l'ordre, nous avons emprunté aux artistes sui- vants :

  • Luis Ricardo Forlero, Sorcières partant au sabbat
  • Franscisco Goya, La Conjuration
  • Anonyme, Russie pittoresque, Sorcière
  • John Faed, Tam O' Shanter And The Witches
  • Pablo Agüero, Les sorcières d'Akelarre, film, copie d'écran
  • Natale Schiavoni, portrait d'une jeune italienne.

 

...

 

 

 

 

 

 

 

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Rédigé par ALINEAS

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Publié le 14 Décembre 2021

Templiers Lectoure - moine soldat - chevalier templier - ordre du temple -arrestation des templiers - vicomte de lomagne - évêque de Lectoure

 

 

Vivaient là quelques moines laborieux, nés dans les familles du pays, exerçant les mêmes métiers que leurs pères, modestes agriculteurs, éleveurs, charpentiers et artisans. Le domaine qui avait été cédé à leur Ordre par un puissant seigneur comprenait également des terres à l'entour, des fermes, des bois et un moulin. Chaque année les fermiers apportaient une part de leur récolte au monastère. Ils n'étaient ni plus ni moins bien traités que ceux qui vivaient sur les terres des co-seigneurs de Lectoure, le vicomte de Lomagne et le seigneur-évêque. Mais celui-ci et son clergé n'appréciaient guère la présence des moines car l'Ordre bénéficiait de privilèges accordés par le Pape de Rome. Ils avaient bâti leur propre chapelle où leurs gens venaient écouter la messe et autour de laquelle on les enterrait, ce qui privait l'évêque d'un peu de son prestige mais surtout d'un précieux revenu.

Cependant, les moines vivaient chichement, reversant strictement les bénéfices du domaine à leur maison-mère. Cet argent collecté auprès de tous les domaines de l'Ordre sur le territoire du royaume de France et partout en Europe où il avait été généreusement doté par la noblesse, constituait un trésor colossal qui permettait de mener la guerre en Orient pour protéger des razzias des mahométans les pèlerins partis se recueillir sur le tombeau du Christ.

Or, un jour, un moine-chevalier revenu des royaumes chrétiens d'Orient arriva à Lectoure. Vieux, meurtri et las de faire la guerre, il était chargé par l'Ordre de développer le domaine et ses revenus, du moins l'espérait-on. Mais lui vivait dans ses souvenirs faits de batailles, victoires et défaites confondues. Il donna au ruisseau traversant le domaine le nom de Saint Jourdain, au vallon courant jusqu'au Gers celui de Vallée de la bataille et au monastère lui-même celui de Naplouse. Peu lui importait l'opinion des habitants, des consuls et des seigneurs de la ville. Sans grand savoir ni grand intérêt en matière d'agriculture, son action pour développer le domaine fut surtout de bousculer chaque matin les moines avant l'aurore. Il avait perdu le sommeil et menait son monde comme à la bataille. Puis, alors que chacun s'activait prudemment à sa tâche, lui passait de longues heures à méditer, le regard lointain, mystérieux et sombre.

Il avait amené avec lui de Palestine une servante, fine et brune comme une sébile de brou de noix jetée avec bonheur sur un parchemin. Le chevalier parcourait le domaine du monastère, au pas de son cheval, dans sa grande cape blanche frappée d'une croix rouge, la fille le suivant au loin tirant d'une flûte qu'elle tenait de façon tout à fait inhabituelle, des mélodies étranges et lancinantes. Parfois, impatient, il la renvoyait brutalement. Sans s'émouvoir, elle retournait dans le parc où elle soignait des fleurs étonnantes qu'elle avait rapportées avec elle, rose de Damas, tulipe et cyclamen.

Les enfants de la ville étaient attirés irrésistiblement par l'étrangeté du lieu et de ses occupants. Se faisant la courte échelle pour passer au-dessus du mur d'enceinte, ils observaient la servante au milieu de ses fleurs, attendaient que le chevalier s'éloigne et se glissaient dans le verger pour chaparder quelque fruit mûr, filant à la première alerte. Le moine-chevalier poussait alors un rugissement terrible, faisant tournoyer à deux mains un grand bâton comme son glaive autrefois et les enfants une dangereuse bande d'ennemis. Mais, observant de loin la débandade et s'assurant du retour à l'isolement du monastère, il souriait dans sa barbe et, de son côté, la servante penchée sur son ouvrage s'amusait devant la scène répétée inlassablement comme une ritournelle.

Cette retraite bucolique, un peu triste mais sereine, ne devait pas durer.

Quelques mois avant l'évènement que nous allons rapporter, le moine-chevalier reçu plusieurs dépêches, portées par de mystérieux coursiers. Il devint encore plus secret et irascible. Alors, une troupe de cavaliers à l'insigne de la fleur de lys se fit ouvrir à grand bruit la porte du monastère. Le moine-chevalier dût les suivre et l'on n’entendit plus jamais parler de lui.

Alertés par le chahut de l'altercation et par les cris de la servante, violentée par les soldats pour avoir voulu retenir le chevalier, les moines avaient déguerpi. Les uns au plus près, cachés dans les rochers de Cardès, ceux qui avaient de la famille à proximité dans quelque grenier et enfin, les plus religieux dans les monastères voisins appartenant à d'autres ordres où ils avaient pu troquer leur bure pour une autre.

Pendant trois jours et trois nuits, par dessus le grand mur d'enceinte, les habitants du faubourg entendirent la servante se lamenter et jouer des airs sinistres répétés à l'infini. Le troisième jour, le silence le plus profond régnant sur le monastère, les enfants revinrent prudemment à pas comptés et escaladèrent en silence le grand mur. Là, au milieu de ses roses de Damas, de ses tulipes et de ses cyclamens, ils virent la servante qui gisait sans connaissance. Alors, les enfants la tirèrent à l'abri et pendant plusieurs jours se relayèrent pour lui tenir compagnie, lui apporter à manger ce qu'ils chapardaient ou économisaient chez eux sur leur propre pitance pourtant maigre. Enfin, l'un d'eux, d'une branche de sureau évidée, confectionna un flutiau à la façon des bergers et se mit à jouer des airs du pays de Gascogne. Alors, la servante, de sa flûte se remit à jouer, hésitante au début puis de plus en plus en cadence avec son petit professeur de fortune, comme une renaissance, comme une joyeuse médecine.

Chaque jour, les enfants de Lectoure venaient de plus en plus nombreux écouter la musique frénétique, les uns tambourinant sur quelque tronc d'arbre, les autres faisant la ronde autour des deux musiciens. Au point que les autorités de Lectoure, consuls, capitaine du vicomte et l'évêque en personne décidèrent d'intervenir. On ne pouvait pas prendre le risque que cette femme, sans maître et peut-être même sans religion firent remarquer certains, attire les enfants loin de leur famille, qui sait pour aller où ! Cette flûte était un instrument infernal et envoutant. Elle fut jetée au feu. Emprisonnée dans les caves du château, la servante du moine-soldat fut oubliée. D'elle non plus, on n'entendit plus jamais parler.

Le parc existe toujours. Je connais certains garnements qui y pénètrent par une brèche ouverte dans le grand mur. Et là, depuis tout ce temps, fleurissent chaque année les roses de Damas, les tulipes et les cyclamens de la servante du moine-soldat.

 

flûtiau - flute arabe - ney

 

 

Un conte quelque peu inspiré à la fois par Oscar Wilde, "Le géant égoïste" et de la légende rapportée par les frères Grimm, "Le joueur de flute de Hamelin".

Un conte mais... Si elle est méconnue, la présence des Templiers à Lectoure est attestée.

Le 13 octobre 1307, par une incroyable rafle policière, dans toute la France, Philippe le Bel faisait arrêter les chevaliers du Temple. Pour leurs mœurs fit-on savoir. Pour leur trésor plus sûrement. Certains le cherchent encore. Mais la richesse du Temple tenait surtout à son organisation centralisée, efficace et entièrement dévouée à sa mission. Plusieurs centaines de chevaliers furent enfermés et torturés de longues années avant de connaître un procès uniquement à charge. Beaucoup périrent en prison, d'épuisement ou exécutés en secret. D'autres dont le dernier maître Jacques de Molay, montèrent sur le bûcher. L'immense domaine de l'Ordre fut dépecé avidement par le roi de France et l'Eglise de Clément V, premier pape en Avignon et frère du vicomte de Lomagne.

Reste la légende du moine-soldat. Restent la grande croix rouge et le ruisseau de Saint-Jourdain qui court au pied du parc du Couloumé.

                                                                                         Alinéas

chapelle de Cressac - les templiers sortent d'Antioche

 

ILLUSTRATIONS :

- Photo titre © Michel Salanié.

- Intérieur d’un harem. - Dessin de Mettais d’après le tableau de Mme Henriette Browne. Wikisource.

- Fresque de la chapelle templière de Cressac, Charente - Les templiers sortant d'Antioche.

 

 

 

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Publié le 16 Décembre 2020

bergère - meunier - lectoure - mariage

 

 

 

n'y a pas si longtemps à Lectoure, sur le chemin qui conduisait au vallon de Manirac, depuis la citadelle, en passant par le Diné puis à Jouancoue, il y avait un hameau aujourd'hui totalement disparu, La Coustère. En bordure du chemin, au pied du plateau de Baqué coulait, et coule toujours, une source qui servait toutes les maisons rassemblées ici et dévalant en désordre en direction du ruisseau de Bournaca.

Vivait là un vieil homme, veuf, et sa fille. Pour seule richesse, ils possédaient quelques brebis dont ils vendaient le lait et la laine en ville. Elle, chaque jour que Dieu faisait, conduisait le troupeau sur le talus inculte et escarpé que leur abandonnait, contre un peu de fromage, le maître de la maison du Mourenayré, sur le versant opposé du vallon.

Au pied de La Coustère, sur le ruisseau, était installée la mouline de Bazin, que vous connaissez peut-être car elle est toujours là, ne moulinant plus mais pimpante à nouveau par le travail de quelque amoureux des vieilles pierres et de l'endroit. Moulin appartenant autrefois au seigneur du Castéra. Ayant hérité jeune de ses parents, le meunier vivait seul, n'ayant pas trouvé, ni cherché, femme à prendre comme de coutume parmi les filles en âge aux moulins d'alentour.

Les deux jeunes gens, meunier et bergère, ne se connaissaient pas. Elle voyait bien le moulin devant elle, dans son horizon quotidien, mais sans y porter intérêt. Le lieu et l'homme lui inspiraient même incompréhension et quelque crainte. En effet, le meunier n'apparaissait que rarement, soit pour filer à bonne allure sur son mulet livrer son sac de farine, soit tête baissée, affairé à quelque réparation de sa mécanique et de son étang. Le reste du temps, il disparaissait dans sa bâtisse, semblant même faire partie d'une bête fantastique dressée là, dont le râle et les grincements sinistres parvenaient alors au troupeau, amplifiés par l'écho. Jamais il ne portait le regard sur les environs, ni vers la bergère, immobile sur sa pâture. Pour lui, elle était une ombre sans visage et sans nom, dont les bêtes, emportées de temps en temps par un mouvement d'ensemble désordonné, formaient dans le décor une tache informe.

Les mois et les années passaient. De rudes hivers et de longs étés secs et ponctués d'orages violents où le travail sans cesse contrarié rapportait à peine de quoi survivre. Chacun allait son destin et sa misère. Il était dit que ce coin du pays lectourois finirait oublié.

Lectoure Manirac Bournaca Bazin Mouline Meunier

 

Mais un jour, il fallut que le meunier montât à La Coustère.

Car il prévoyait que le rouet de sa mécanique, trempant dans l'eau sous la paire de meules, devrait bientôt être remplacé. La roue à cuillères avait été fabriquée pour son père par quelque amoulageur, un charpentier de moulin. Magnifique assemblage menuisier de pièces chevillées, le rouet de la mouline de Bazin était le cœur de l'usine, là où l'eau, forcée et libérée dans le conduit installé à la base de l'étang, transmet sa puissance à la machine. Sa partie centrale, le moyeu, devait être taillé dans un bois très dur, du cormier ou bien du buis, des essences rares dans notre Lomagne. Or, notre meunier savait qu'un très gros buis poussait près de la source de La Coustère.

lectoure mouline moulin rouet Bazin

Il arriva chez le vieux qu'il connaissait pour l'avoir croisé au marché de Lectoure. Assis sur une pierre plate en guise de banc, sur le pas de porte du vieil homme, il prit quelques nouvelles. Le hameau se dépeuplait inexorablement, trop loin de la ville, exposé au vent du nord, à la terre lourde et au relief accentué, trop pénible au laboureur. Puis, il raconta son affaire de mécanique et en vint au fait.

- Me vendras-tu ton arbre de buis, le vieux ?

Il n'eut pas besoin d'insister. Le prix fut convenu que le meunier considéra bien avantageux sachant la pauvreté de l'autre, mais les affaires sont les affaires et il s’apprêtait à repartir, après une poignée de mains en guise de contrat, lorsque la bergère arriva en courant, toute essoufflée, rayonnante, les joues roses, les cheveux en désordre, un énorme bouquet de lilas dans les bras. Elle se figea un instant, surprise par une présence étrangère si rare dans leur quotidien. Puis, pour masquer son trouble, elle tendit le bouquet sous le nez du meunier et dit :

- Sentez comme il sent bon.

Et elle disparut dans la maison.

lectoure botanique buis lilas

 

Pendant plusieurs jours, le meunier n'eut plus sa tête à lui. Il oubliait d'alimenter en grain les deux meules qui s'échauffaient et freinaient au risque de briser l'arbre de transmission. Ou bien il partait sur son mulet avec son sac de farine mal ficelé qui perdait sa marchandise dans une trainée poudreuse ondulant sur le chemin et qui lui valait une livraison houleuse. Et puis, sur le pas de porte du moulin, il ne quittait plus la bergère du regard sur sa pâture et parfois, lorsqu'elle n'arrivait pas, impatient, il guettait les bêlements qui indiqueraient, derrière un muret ou une haie vive, la direction prise par le troupeau et cheminant derrière lui, l'objet de ses pensées.

Enfin n'y tenant plus, il reprit le chemin de La Coustère.

- Le vieux, je veux marier votre fille.

- Meunier, tu es trop riche pour de pauvres gens comme nous. Tu possèdes ton industrie. Je n'ai pas de dot à te consentir.

- Ton buis me convient. Il n'y a pas de meilleur matériau pour fabriquer un rouet qui travaillera dix ou quinze ans et contribuera à notre ménage.

Au mois de juin qui suivit, on célébra le mariage du meunier et de la bergère à la Mouline de Bazin. La porte fut habillée de rameaux de buis et de grands bouquets de lilas décoraient la table dressée dans la prairie, devant l'étang. Tout le voisinage fut invité. On vint de la Peyroulère, de Navère et Génébra. Ceux de Barterote, de Cézar et d'Espagne aussi. Tous heureux de cette promesse de renaissance.

.............................................

- Vous trouvez mon histoire banale ? Une bluette ? Et si je vous dis que tout est vrai ? Ou presque ?

Le hameau de La Coustère a bien existé. Le chemin s'est un peu déplacé, mais si vous y passez, vous pourrez apercevoir une ruine dans le fourré au pied de la falaise de Baqué. Un buis pousse là, magnifique, sans une trace de chenille de Pyrale alors que nos jardins en sont infestés.

Toutes les autres maisons de la Coustère ont disparu sous les assauts des engins ayant modelé une parcelle agricole de plusieurs hectares, mais le cadastre napoléonien en garde le témoignage. Les maisons de Cézar et Espagne sont là également, sous la ronce.

Le 2 juin 1669, les notaires lectourois Lapèze et Labat ont enregistré le pacte de mariage, à la Mouline de Bazin, de Jean Dabrin, fils de Horton "musnier", et Anthonia Laforgue. Je vous le demande, pourquoi n'aurait-elle pas été bergère ?

Enfin, au printemps dernier, je fouillais les broussailles pour dégager la source que l'on devine par l’exubérance de la végétation, lorsque je vis arriver une promeneuse. Elle portait un énorme bouquet de lilas qu'elle tendit sous mon nez et dit :

- Sentez comme il sent bon.

                                                                            Alinéas

 

Lectoure - mouline de Bazin - Hameau La coustère - Cezar - Espagne - Mourenayré - Navère - cadastre napoléonien

 

ILLUSTRATIONS

- Jeune bergère, 1885, William BOUGUEREAU, Musée de San Diego (Californie).

- La Mouline de Bazin sous la neige, © Michel Salanié

- Photo du rouet Castanet - Nougayrol https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d2/Le_Rodet.JPG

-  Cadastre napoléonien http://www.archives32.fr/FondsNumerises/index.php

 

PRECISIONS SUR LES LIEUX :

Dans Histoire de Lectoure, ouvrage collectif, au chapitre consacré à l'agriculture au XVIième et XVIIième siècles, Pierre Féral évoquant les conséquences agraires des guerres de religion dit ceci : "La dynastie protestante des Foissin, dynastie consulaire détenait entre autres biens, la grosse métairie de Bazin. En 1594, celle-ci est vendue à un protestant de Montauban-en-Quercy, Jacques Thomas, secrétaire ordinaire du roi. En 1638, elle échoit à la famille de Polastron. François de Mona, sieur de Polastron, était un gentilhomme calviniste qui, sur le terrier en 1612, tient la Costère de Vacquier, la salle de Bazin, la borde de Mourenayre, avec bois à Gère et au Ginouard. On voit que la Costère, des possessions du malheureux Vacquier (protestant, homme de confiance de la cour de Nérac, cour d'Henri III, futur Henri IV, exécuté pour sa religion) avait été reprise par un co-religionnaire. Bientôt le terme Vacquier désignera la métairie."

Autrement dit Baqué (synonyme de Vacquier), d'avant la construction de la chartreuse (1784) bien sûr, faisait partie du même domaine que la Coustère de notre conte, on s'en doutait mais ceci est maintenant confirmé, et que la maison de Mourenayre, évoquée ici dans le décor, ou fut signé le contrat de construction de la Mouline de Bazin en 1662.

MAJ 04.03.2023

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Publié le 17 Décembre 2019

 

On vous a peut-être dit que la terre serait ronde et tournerait sur elle-même ? Bon. En tout cas ça n’a pas été toujours vrai ici, à Lectoure. La preuve, l’histoire que voilà se passe bien avant que la ville ne ressemble à ce que nous connaissons. Pas de promontoire. Ni Vieille-côte, ni Côte-de-Péberet, ni sentier de la Tour-du-bourreau. Pas de château repaire d’Armagnac, pas de clocher cathédral. Puy, pech, serre, motte, peyrusquet... les mots pour nommer le relief n’ont pas encore été inventés.

A cette époque, le pays gascon baignait dans une mer infinie. Le rivage n’en était pas escarpé et l’arrière-pays était recouvert d’une forêt ondoyant mollement.

 

 

Un pêcheur habitait là, pauvrement mais vivant honnêtement du fruit de son travail, comme ses ancêtres avant lui, de toute éternité.

Un jour, comme tous les jours, le pêcheur mit sa barque à l’eau, hissa la voile et partit au large, à la recherche du banc de poissons qui viendrait s'emberlificoter dans son filet. A quelques encablures du rivage, il croisa le voilier d’un vieux pêcheur habitant le village voisin qui s’en revenait bien plus tôt que d’habitude.

- N’y vas pas petit, lui dit le vieux. La mer est vicieuse aujourd’hui. Tu vas tomber dans un trou de vent.

Le trou de vent est la hantise du marin, qui peut rester des heures à attendre pour voir sa voile se gonfler et pouvoir revenir vers la côte. Quand ce n’est pas la tempête qui se lève.

- Et méfie-toi des poissons qui parlent, bougonna-t-il en s’éloignant. Surtout ne leur réponds pas !

Le vieil homme perdait un peu la tête. On avait pris l‘habitude de ne pas écouter ses sornettes. Pensez donc, des poissons qui parlent !

Mais peu de temps après, le vent tomba effectivement. Habitué à ces évènements de mer et aussi pour maîtriser son inquiétude, le pêcheur s’occupa d’abord à rapiécer son filet, à calfater sa barque à l’étoupe de chanvre et à la poix… lorsqu’il aperçut à la surface de l’eau un frétillement. Il s’apprêtait à lancer une ligne lorsqu’il entendit des voix.

Trois gros poissons à visage humain s’approchèrent de la barque. Le premier dit :

- Je suis la Fortune. Vois, mes écailles sont d’or. Chaque jour, l’une d’elle se détache et coule au fond de la mer dans un grand coffre. Le veux-tu ?

Se rappelant le conseil du vieux pêcheur il ne répondit pas.

Le second dit :

- Je suis le Savoir. Je peux concevoir pour toi un bateau et une voile bien plus rapides que tout ce qui existe aujourd’hui dans les ports de ton pays. Le veux-tu ?

Le pêcheur ne répondit pas.

Le troisième poisson avait la voix et l’apparence d’une très belle femme jusqu’au dessous du nombril mais en lieu et place de la taille et des jambes, il était doté d’une nageoire dont il semblait très fier et qu’il exposait au regard du pêcheur, à la surface de la mer.

- Je suis la Beauté. Je peux t’offrir l’amour d’une femme aussi belle que moi mais qui sera constituée, par commodité, comme toutes celles de ta race. Le veux-tu ?

 

Alors, voyant qu’il s’obstinait à ne pas répondre, ceci malgré la tentation, les trois poissons devinrent rouges de fureur et se mirent à nager en cercle, si vite, si vite qu’un grand vide se forma au centre de leur ronde infernale, comme un gigantesque entonnoir embrumé tourbillonnant jusqu'au tréfonds des abysses.

En direction du soleil, voilé par de fantastiques nuages percés d’éclairs, une montagne se dressa où jaillirent des sources chaudes, laissant échapper des fumerolles et des geysers de boue jaunasse. Le tonnerre masquait le grondement des vagues déferlant sur le frêle esquif qui tanguait dangereusement

 

 

Le vent se leva brusquement et des nuées se mirent à tournoyer dans un ciel de fin du monde. Sans perdre de temps, le pêcheur hissa sa voile et prit la direction de la côte.

Derrière lui, au fur et à mesure qu’il grimpait à la crête des vagues et qu'il dévalait dans l'écume, le cratère d’eau formé par le tourbillon sous l’effet de la ronde terrible des trois poissons, laissait apparaître le fond marin, des collines, des rivières et tout un paysage qui deviendrait plus tard celui de notre Gascogne.

Arrivé sur le rivage, le pêcheur abandonna sa barque qui, la mer étant à ce moment-là complètement asséchée, se coucha sur le côté misérablement. On dit qu’elle y est encore aujourd'hui, quelque part sous une couche de sable du côté de la salle de Gère. L'homme prit dans sa masure quelques outils et se réfugia sans attendre son reste, dans les abris des rochers de Cardès.

Pendant ce temps, une rivière dévala de la montagne que l’on n’appelait pas encore Pyrénées et creusa son lit vers le nord. Elle creusa, creusa. Et alors, à ce moment-là, oui je veux bien, à ce moment-là seulement, sous l’effet de tout ce charivari, la terre se mit à tourner de telle façon que la rivière creusa le rocher vers le soleil levant et déposa sur l'autre rive, vers le soleil couchant, les boues et les sables arrachés au sol. Ce qui explique que chez nous, tous les fiers castelnaux, dressés sur de rocailleux plateaux, dominent la rivière qui leur sert de défense naturelle et que, sur l’autre berge, sont étendues des prairies grasses à souhait qui font la vie douce dans ce pays. Enfin, aujourd'hui.

 

 

Car, le soir même de la dernière sortie en mer de notre pauvre pêcheur, un promontoire avait pris la place de son petit village. On y construisit des remparts hérissés de mâchicoulis et de tourelles. Un  sinistre château occupait l'avancée du rocher sorti des entrailles de la terre. Une citadelle était née. Vinrent les civilisations et les temps barbares. Vinrent les bâtisseurs orgueilleux et les pillards, les religions et les hommes de peu de foi.

Pendant quelques temps encore, le pêcheur s'approcha de l’endroit où il avait vu la mer pour la dernière fois. Sous les frondaisons vertes et bleues des peupliers et des saules, devant lui, le soleil dessinait sur l’eau des reflets d’argent, comme un banc de poissons qui frétille à la surface de l’océan.

 

                                                                           ALINEAS

 

PS. Maître es-contes populaires, le lectourois Jean-François Bladé ne retenait pas "les narrations les plus faibles, les plus altérées, [provenant] des demi-lettrés, notamment les instituteurs primaires, qui en savent trop pour rester naïfs, et pas assez pour le redevenir".

Tant pis. Je dédie cette fantaisie carnéiste à Gaspard-Gustave Coriolis (1792-1843), mathématicien français auteur du théorème de mécanique qui porte son nom « Toute particule en mouvement dans l'hémisphère nord est déviée vers sa droite (vers sa gauche dans l'hémisphère sud) », soit l'application de la force axifuge à l'échelle de la planète. Et quand on précise qu'à la surface de la terre, la vitesse est de 800 km/h à l'équateur ! Vous ne vous en doutiez pas à l'instant même, en me lisant... vous penchez dangereusement vers votre droite, en regardant le pôle nord.

C'est fou comme les grands génies ont le don de nous emmener dans des mondes où la poésie retrouve des champs d'expression infinis : Copernic, Darwin, Newton...

Les géographes et géologues situent ici l'extrémité des avancées maritimes à l'Helvétien, c'est-à-dire il y a 15 millions d'années tout de même. Le golfe de Lectoure : ça fait rêver, non ?

Enfin, vous aurez reconnu Pâris, le berger fautif de la guerre de Troie, transformé pour la cause en pêcheur gascon et manquant cette fois-ci de rencontrer la belle Hélène. Aphrodite n'ayant pas su le convaincre. Héra et Athéna non plus d'ailleurs. La guerre n'aura donc pas lieu, pas encore, mais quel chamboulement dans le paysage !

 

PHOTOS :

Orage sur les Pyrénées : Pierre-Paul Feyte que nous remercions chaleureusement et dont vous trouvez les merveilleuses photos ici : http://www-feyte-fr.photodeck.com/

Voilier entre ciel et mer et Château des comtes d'Armagnac : Michel Salanié

 

 

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Publié le 15 Janvier 2019

 

Ce matin, je suis allé faire ma petite balade de santé.

Un épais brouillard m'enveloppe. Pas un bruit. Pas âme qui vive.

Les abords de la maison ont une apparence inhabituelle, comme s’il s’agissait d’un décor de théâtre fantastique, installé là nuitamment par quelque malin. Allons, j’emprunte le chemin de Saint Jacques qui gravit le coteau et je pénètre dans le bois d’Arrajacamp. Un passage que je

connais par cœur mais qui, aujourd’hui, toutefois, me paraît changé ; les distances ne sont plus les mêmes, je ne voyais pas cet arbre à cet endroit, ni celui-là aussi imposant. Puis, arrivant dans la bambouseraie, je trouve qu’il fait vraiment très sombre. Une hésitation. Un petit frisson me parcourt l'échine. Peur, moi ? Je n’en ai plus l’âge. Je me souviens, avec émotion, de mes frayeurs, lorsqu’enfant, rêvassant, je me perdais dans la châtaigneraie entre Quercy et Périgord, au fond de quelque mine abandonnée ou dans une forêt de buis montant à l’assaut d’une falaise gigantesque. Mais la Lomagne, elle, n’est plus couverte de grandes forêts. Aux portes de Lectoure, la forêt de Saint Mamet, jadis réputée pour ses loups et ses brigands, n’est plus qu’un lambeau de bosquets.

Sorti du bois, je prends le chemin qui redescend vers le ruisseau. La vue sur la ville est bouchée. Purée de pois. Tout à coup une cloche sonne comme si elle était suspendue là, à quelques mètres, derrière ce buisson noir. Ce n’est pas le glas… Mais ce n’est pas la joyeuse volée de messe non plus. Plutôt une sorte de carillon désordonné comme si monsieur le curé avait perdu la tête. Bizarre. Mon imagination sans doute.

Je rentre dans le chaos de rochers de Cardès. Ce lieu très étrange était autrefois le domaine des Hommes cornus « qui sortaient la nuit pour enlever les plus jolies filles, car il n’y a pas de femmes cornues ». Légendes. Mais tout de même, cette impression d’être observé ou suivi. J’allonge le pas.

Enfin, en descendant à travers champs, moitié courant, moitié freinant, vers le hameau de Lafont-chaude, une odeur de feu de cheminée qui devrait me rassurer. Cependant je distingue ici la Tour du bourreau, penchée sur le cimetière, enveloppée d’une écharpe de brume. Un corbeau croasse.

Et bien, vous me croirez ou non, à la première maison que je trouvais enfin sur le chemin du retour, un rideau s’écarte derrière les carreaux, et là, un chat noir me regarde d’un air sombre.

Jean-François Bladé l’avait bien dit.

                                                                     

LE MEUNIER ET LES MAUVAIS ESPRITS

Les imbéciles ne prennent pas garde aux chats ; mais les gens avisés s’en méfient. Beaucoup de ces bêtes-là ont fait un contrat avec le Diable, qui les paie pour veiller toute la nuit, et faire sentinelle, quand les Mauvais Esprits s’assemblent. Nul n’est en état de dire au juste ce que les chats reçoivent de gages, ni ce qu’ils en font. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le Diable les invitera à dîner le mardi gras. Voilà pourquoi il est si rare de voir un chat ce jour-là.

Maintenant, vous comprenez pourquoi, tout le long du jour, les chats sommeillent ou font semblant, l’hiver au coin du feu, l’été au premier endroit venu. Ils sont fatigués d’avoir patrouillé toute la nuit, autour des granges et des étables, dans les caves et les greniers. Vous comprenez aussi qu’avec de si bonnes sentinelles, les Mauvais Esprits sont presque toujours avertis à temps pour s’en aller. Voilà pourquoi ceux que nous pouvons voir ne paraissent pas souvent, et s’évanouissent comme un éclair.

Il y a en effet, des Mauvais Esprits que l’homme peut voir, et d’autres qu’il ne verra jamais. Je ne parle pas des sorcières et des loups-garous, qui ne sont que des gens liés par un contrat avec le Diable. Je parle des Fantômes, des Peurs et des Dracs, que l’on a vus, aussi vrai que nous devons tous mourir. Il y a aussi la Marrauque et la Jambe-Crue, qui rôdent, le soir, autour des métairies, et derrière les meules de paille, pour voler les petits enfants, qu’elles vont manger je ne sais où. Voilà les Mauvais esprits que l’homme peut voir.

Il y en a d’autres dont je ne sais pas le nom, et que nous entendons, sans les voir. L’été, ils dansent au clair de lune, dans les prés, dans les champs, et sur la cime des arbres. L’hiver, ils demeurent tout le long du jour dans les greniers, dans les fours et les trous de mur ; et ils n’en sortent que la nuit, pour faire grincer et battre les portes et les fenêtres.

Il y a aussi des Mauvais Esprits, que l’homme voit sans se douter de rien. Ceux-ci ont le pouvoir de prendre toutes sortes de formes, de se changer en bêtes, en arbres, en pierre et autres choses pareilles. On les prend pour ce qu’ils ne sont pas, et on passe sans y faire attention. Si vous ne croyez pas cela, je ne suis pas embarrassé de vous en donner la preuve.

Vous connaissez le moulin d’Aurenque(1) aussi bien que moi. Un jour, la mécanique des meules se détraqua. Alors le meunier se dit en lui-même : « Voici qui est bien ennuyeux. Mais plaie d’argent ne fait pas mourir. Il y a à Condom, un fameux charpentier pour moulins. J’irai le chercher cette nuit. Demain, je le ramènerai, et quatre jours ne passeront pas sans que mes meules rentrent en danse. »

Alors, le meunier s’en alla dans l’écurie, étrilla son plus beau cheval, le bâta, et lui donna double picotin d’avoine. Cela fait, il s’habilla de neuf, but et mangea comme un homme qui doit aller loin, et revint à l’écurie mettre la bride à son cheval. C’était au temps du bois mort(2). Il faisait noir comme dans un four. Sur le coup de onze heures de la nuit, le meunier monta à cheval, armé d’un coutelas, car il lui fallait traverser de grands bois, et il craignait les mauvaises rencontres de loups et de voleurs.

En traversant le Ramier(3, tout alla bien. Le meunier content, tira sur la bride du côté de Lamothe-Goas(4), et ne tarda pas à sommeiller sur le bât, le cheval allait au pas. Combien de temps le cavalier dormit-il ainsi ? Jamais il n’a pu le dire. Quand il se réveilla, il était prisonnier, serré de tous côtés par de grands chênes, par des arbres couchés et des branches mortes, par des ronces et des épines, si pressées, si pressées, qu’un serpent ou une vipère n’auraient pu y trouver passage. Les feuilles sèchent tremblaient ; les branches se rompaient ou claquaient. Les buissons, que nulle serpe n’avait jamais émondées, égratignaient le cavalier et le cheval, sans leur permettre de faire un pas.

 

Le meunier comprit alors qu’il était tombé dans une assemblée de Mauvais Esprits, qui prennent toutes sortes de formes. Il tira sur la bride, n’éperonna plus sa bête, et attendit le jour en priant Dieu.

Jusqu’à la pointe de l’aube, le meunier fut tourmenté de mille façons. Quand le chant du coq mit les Mauvais Esprits en fuite, le cavalier se trouva, sans savoir comment, au milieu du grand chemin, et à demi-portée de fusil du château de Lamothe-Goas.

La dame de ce château (c’était une veuve fort charitable) manda le chirurgien de La Sauvetat(5), qui soigna le meunier pendant sept jours. Elle envoya aussi un valet à Condom, avertir le charpentier pour moulins ; de sorte que la mécanique était réparée, le matin même où le meunier rentra chez lui.

 

_____________________

Le lectourois Jean François Bladé a collecté, au 19ième, les contes et les légendes de Gascogne.

Lectoure et la Gascogne lui doivent beaucoup. Les spécialistes considèrent que Bladé se situe quelque part entre Charles Perrault et Alphonse Daudet. Une prochaine fois, dans notre rubrique Littérature, nous donnerons la place qui lui revient à sa très belle plume.

Mais le texte que nous lui avons emprunté, et qui nous permet de joindre le fantastique à nos moulins, n'est pas une fiction, on l'aura bien compris. Alors soyez prudents...

 

                                                                          ALINEAS

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Photos. Michel Salanié

 

(1) Hameau de la commune de Castelnau d'Arbieu (canton de Fleurance), sur la rivière du Gers.

(2) Le mois de décembre.

(3) Forêt entre Lectoure et Fleurance.

(4) Château de l’ancien pays de Condomois, canton de Fleurance (Gers). Lamothe-Goas était jadis un comté.

(5) Bourg de l’ancien comté de Gaure, actuellement compris dans le canton de Fleurance.

 

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Publié le 17 Décembre 2017

 

Malgré l’heure tardive et la pénombre qui envahissait le sous-bois, l’enfant marchait d'un pas tranquille. Sur le sentier étroit et accidenté, chaque obstacle lui était parfaitement familier et il savait qu’il aurait pu trouver son chemin les yeux fermés. La branche basse qu’il évitait souplement sans la regarder, la saillie d'une racine sous son soulier assuré, le frôlement saccadé d'une tige de ronce sur la toile de son pardessus, autant de repères pour lui sur sa position exacte dans ce bois d’Arrajacamp, son domaine d’aventure.

 

Derrière le rideau d’arbres et de bambous, dans sa progression, par intermittence, il devinait le clocher cathédral se dressant au dessus du profil de la ville allongée sur son promontoire. Le temps pastel de cet Avent immobilisait toutes choses.

 

 

Il s’approcha de la lisière d’où il pouvait distinguer en contrebas les lumières du hameau familier. Il aimait cet endroit isolé qui lui offrait un balcon sur le monde. L’ondulation des prairies et des cultures. Un vent doux, chargé de senteurs de terre, de sureau fané et de fumée de cheminées. Le silence, ponctué du croassement de quelques corneilles traversant le ciel du vallon de part en part.

 

- Elle va pleurer, petit.

 

La voix rauque qui venait de s’élever dans son dos le fit sursauter. Il se retourna. La vieille répéta.

 

- Demain elle va pleurer.

- De qui parlez-vous Madame ?

- Tu ne connais pas la fille d’Arrajacamp petit ?

- Non.

- Reviens demain. Tu verras.

 

La vieille tourna le dos et disparut dans la nuit qui, soudain, avait envahi le bois et la soustrayait au regard comme par sortilège. L’enfant, peu rassuré à présent, sortit du couvert précipitamment et, traversant en dévalant la succession de champs, de vergers et de haies qui le séparaient des maisons, rentra chez lui essoufflé et agité.

 

Il ne dit rien à ses parents de sa mystérieuse rencontre. Ici, tout le monde craignait cette vieille vivant seule et misérable dans une masure construite à l’écart. Lui connaissait ses habitudes et il évitait simplement de trop s’approcher d’elle lorsqu’il l’apercevait au loin, hirsute et gesticulant dans un monologue incompréhensible.

 

- C’est quoi l’Arrajacamp, Maman ?

- Tu sais bien allons, tu y passes toutes tes journées, du lever au coucher du soleil.

 

C’est en effet le nom que l’on donne partout en Gascogne, des Pyrénées aux dunes de l’océan et jusqu'aux abords de Garonne, à ces coteaux exposés plein sud et que l’on dit pour cela arrajades, arraja camps,  des "champs arrosés" de soleil, "inondés" de lumière. A une époque lointaine où la forêt épaisse et sombre occupait la plus grande partie du paysage, de tels espaces dégagés et lumineux étaient remarquables et leur nom dit bien ce que l’homme y ressentait.

Ici, face à la citadelle de Lectoure, en contrebas du plateau rocailleux occupé par la grande forêt de Saint Mamet et dominant le vallon du ruisseau de Saint Jourdain, c’est un espace inculte, argileux et maigre, que l’on réservait au pacage des troupeaux de moutons et de brebis surveillés par quelque gamin ou bien gardés par un chien dressé que l’on commandait à distance.

Plus tard les botanistes donneront à ce type d'endroits le joli nom de "prairies à orchidées".

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Le lendemain, l'enfant reprit le chemin du coteau.

 

Dressant le nez par-dessus les haies d’épines noires, il marchait en sautillant pour essayer de distinguer de loin, le cœur battant, la lisière du bois où elle lui avait donné rendez-vous.

 

Le ciel était bas. Mais étrangement lumineux. Arrivé à l’endroit où le coteau s’arrondit devant le taillis, il faillit chuter en glissant, surpris par un sol gorgé d’eau comme si une averse de pluie venait de tomber. Pourtant le temps était sec depuis plusieurs jours. A ses pieds, l’étendue d’herbe rase scintillait, reflétant comme un miroir le ciel rougeoyant. L’enfant était fasciné par ce spectacle inexplicable.

 

Cette fois-ci la vieille arriva face à lui, suivant un étroit passage à sec, sa silhouette noire se détachant devant un rideau d’arbres fantastiques dressés sur une falaise irisée de mille reflets.

 

Alors, à voix basse, elle raconta l’histoire de la fontaine d’Arrajacamp.

 

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Il y a très longtemps, vivaient ici, deux enfants qui s’aimaient.

On les voyait, toujours ensemble, gardant leurs troupeaux d’oies et de brebis.

 

 

Le garçon et la fille ne s’étaient pas choisis mais leurs familles les destinaient naturellement l’un à l’autre. Car, du matin jusqu’au soir, ils ne se quittaient jamais, se rendant utiles au domaine auquel ils appartenaient, pataugeant au bord du ruisseau, ramassant les fruits des haies et des friches, capturant les petits animaux des fossés et des mares. Ils étaient heureux mais ne le savaient pas.

 

Un jour, un capitaine du Comte d’Armagnac passa dans chaque ferme et chaque hameau pour recruter de nouveaux soldats. Il fallait du sang neuf pour renforcer les troupes que l’on envoyait s’opposer aux armées du Roi. Deux Papes, l’un à Rome, l’autre en Avignon, se disputaient le trône de Saint Pierre. Les  provinces de France s’entredéchiraient. Les hommes étaient devenus fous.

 

 

Le jeune garçon n’eut pas à discuter. « Tu seras fifre, pour mener les troupes au combat » avait dit l’officier. En secret, lui se disait : « Je veux être cavalier. Je verrai la ville de Toulouse, Paris peut-être. Et l'Océan ». « Attends moi, ma mie. Je reviendrai, riche et couvert de gloire » cria-t-il lorsque la bande en armes se mit en marche.  On ne le revit plus jamais dans le pays.

 

La bergère passait son temps au bord du chemin qui va de Miradoux à La Romieu, questionnant les jacquets, les gueux et les marchands. Mais eux ne savaient jamais rien. Elle grandissait et devint belle.

 

 

 

 

Elle repoussait les avances des garçons du voisinage qui la courtisaient. Un printemps, elle disparut. Pendant trois nuits, les chiens des hameaux de la vallée du Saint Jourdain hurlèrent à la mort.

 

A la pleine lune qui suivit, les prairies qui bordent le bois d’Arrajacamp furent inondées.

 

- Comme aujourd’hui petit, alors que le temps n’est pas à la pluie.

 

Depuis les remparts de Lectoure, les bourgeois étonnés voyaient  le coteau refléter une myriade de rayons de soleil. Les Consuls de la ville envoyèrent une délégation sur les lieux et l’on découvrit la source, sous un grand tilleul, au pied d’un rocher.

 

Un curé, qui vécut ici même la fin de sa vie, en ermite, a fait recouvrir la résurgence d’une voute de pierre. Son eau s’écoule, sans jamais tarir, dans un fossé qui descend jusqu’à la Mouline de Belin. Mais ce n’est pas lui qui parfois inonde les champs.

 

- Non, petit. C’est la fille qui pleure. Lorsque le chagrin est trop gros, lorsque l’on entend à nouveau le bruit d’une guerre ou de quelque méchante querelle comme les hommes savent en inventer, elle pleure tant et plus, et la terre d'ici qui a du sentiment, porte ses larmes au soleil et au vent de l'arrajade pour les sécher.

 

                                                   Alinéas

                                                   Illustrations William Bouguereau

 

 

TOPONYMIE ET HYDROGRAPHIE

La fontaine dont il est question ici est souvent appelée dans le voisinage "Arrajacan", ce que l'on a traduit par "rage du chien". Mystérieux et romantique. On a même écrit sur ce chien là. Or, la raja en gascon n'a jamais voulu dire la rage. La rabia, oui ! Alors il fallait une nouvelle légende pour faire taire ce chien là.

En effet, comme de nombreux autres arrajades en Gascogne, coteaux arides exposés au soleil, il est très probable que le site ait été plutôt nommé localement arraja camp, champ arrosé de soleil, la prononciation du [p] final étant estompée, provoquant ainsi la confusion avec can, le chien. Il ne faut pas compter sur le cadastre pour nous en apprendre plus. Alors place à l'imaginaire.

Nous reviendrons un jour sur le phénomène, réel, de l'inondation des champs indépendante de la pluie, les sources qui alimentent le ruisseau de Foissin étant de type vauclusien, c'est-à-dire de résurgence de nappes profondes et non pas d'infiltration. De ce fait, elles sont moins sensibles à la pluviométrie immédiate et sont parfois abondantes alors que le temps est sec localement.

 

Photos Florence De Marchi, Philippe Grenier, M. Salanié

 

ILLUSTRATIONS

Toutes les illustrations de notre conte sont les œuvres de William BOUGUEREAU (1825-1905).

Représentant de la peinture académique néo-classique et réaliste, Bouguereau a connu un immense succès de son vivant notamment à l'étranger, alors qu'il était déconsidéré en France par la critique, sous l'influence du modernisme et de l'avant-garde de l'époque.

Indépendamment du goût des institutions de son époque pour l'art pompier et baroque, on ne peut pas ignorer son génie du portrait. Ses bergères et gardeuse d'oies, ses mendiantes, ses ouvrières et ses baigneuses ont une grande présence et font partie de notre patrimoine iconographique. Il est aujourd'hui considéré comme l'un des précurseurs de l'hyperréalisme.

Malgré son absence quasi-totale du genre Paysage où il eut été utile dans le contexte de notre conte, Bouguereau nous offre ici une magnifique galerie de portraits d'un naturel et d'une expressivité profonde, de costumes et d'ambiances réalistes, bien qu'idéalisées, dans l'espace rural.

Œuvres reproduites: Jeune fille allant à la fontaine (1885), Le repos, détail (1879), Au bord du ruisseau (1879), Pifferaro (1870), Jeune bergère debout (1887), Biblis (1884).

https://fr.wikipedia.org/wiki/William_Bouguereau

https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_peintures_de_William_Bouguereau

 

 

 

 

 

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Contes

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