A Lectoure en Gascogne, mon carnet à tout propos. Moulins, châteaux et ruines,
à propos des chemins et des bois aussi, des plantes sauvages et comestibles, romans et légendes, à propos de la vie des gens d’ici, hier ou aujourd’hui. Carnet-éclectique.
L'apiculteur. Voilà un personnage qui revient de loin. Au Moyen-Âge, il est totalement soumis au seigneur des lieux qui se réserve, parmi les droits féodaux, l'exclusivité des produits spontanés de son domaine forestier. Pour ne pas se faire voler "son" miel et "ses" abeilles par "ses" manants, ledit seigneur recrute une sorte de garde forestier : le bougre. La vie de reclus de cet homme des bois lui vaudra une sombre et sulfureuse réputation. Comme le charbonnier, l'anachorète ou le légendaire garou, on le craint, on l'évite et, comme tout ce qui est différent, on le soupçonne des pires turpitudes. En 1533, en Angleterre, une loi condamne au bûcher les coupables de "bougrerie", pratique contre nature entre deux hommes que l'église réprouve**. Cette animosité ou pour le moins, cette incompréhension, entre le monde sauvage de la forêt et la compagnie des hommes s'est atténuée mais l'élevage des abeilles restera toujours un peu mystérieux.
Le bougre, abelhèr en gascon, apiculteur finalement aujourd'hui, est un artisan au savoir patiemment acquis, enrichi et transmis depuis la nuit des temps, exigeant adresse et sensibilité, courage et ténacité. Depuis l'antiquité, dans le monde entier, l'apiculteur recueille les essaims sauvages, les installe dans des ruches et récolte le miel et la cire, matière première elle aussi particulièrement précieuse, car pendant des siècles, la petite flamme de la chandelle a rassuré l'humanité et permis l'écriture et la lecture dans le secret du foyer, au cœur de la nuit.
L'histoire ne commence pas au Moyen-Âge et en Occident. Depuis la nuit des temps et sur tous les continents, les pratiques les plus originales et inventives ont permis à l'homme d'accéder à ce nirvana du goût et de la valeur nutritive. On se souvient des merveilleux reportages sur les acrobates chasseurs d'essaims dans les grottes de Malaisie. Toutes traditions confondues, l'apiculture est sans doute l'un des patrimoines les mieux partagés entre les races et les cultures, une sorte de valeur universelle.
A l'origine, l'apiculteur copie la nature qui abrite les essaims dans des troncs d'arbres creux. Ainsi, en Occitanie et Gascogne, le bournac désigne aussi bien le viel arbre qui sert de repère à la croisée des chemins que la ruche. Celle-ci est d'abord tout simplement installée dans un tronçon d'arbre évidé et chapeauté d'une dalle. Puis, l'ingéniosité de l'apiculteur étant sans limite, en fonction des matériaux disponibles et du climat de chaque région, on inventera la ruche d'osier, d'adobe, de céramique, puis progressivement et de plus en plus souvent, de bois qui facilitera le développement de la technique du rayonnage et des rehausses.
A Lectoure, au dire d'Elie Ducassé, le Bournaca, au nord de la ville sur le ruisseau de Manirac, dans un cadre naturel resté idyllique, produisait autrefois tellement de miel qu'on en sortait chaque année un tombereau ! ***
Aujourd'hui, à un vol de faux-bourdon de Bournaca, le Rucher de Lectoure de Laurent Duluc**** fait face à la citadelle d'Armagnac. A la lisière du bois de Rajocan, ses ruches abritent un miel exprimant un assemblage subtil de parfums des fleurs sauvages des arrajades, prairies sèches inondées de soleil d'est en ouest, c'est la signification de ce toponyme spécifiquement gascon. Laurent est également bien connu pour récupérer les colonies d'abeilles essaimées chaque printemps alentour et jusque rue Nationale, spectacle magique d'une nature uniquement mue par ses instincts.
Nous le savons, l'abeille est un animal fragile, très sensible au climat, aux techniques agricoles, à l'urbanisation... auxquels s'ajoutent parasite et prédateur, le varroa et le frelon asiatique. Certains développent l'idée qu'il faut d'urgence, pour la rendre plus résistante après des siècles d'élevage intensif, régénérer l'abeille en créant des sanctuaires totalement sauvages, c'est à dire sans intervention humaine, ni traitements, ni sélection, ni prélèvement de miel. Et chaque jardin de particulier peut s'ériger en sanctuaire, accueillant une ruche uniquement là pour favoriser la biodiversité. La boucle est bouclée : "réensauvager" l'abeille pour la sauver. Ainsi son maître, ou son ami et son protecteur, l'apiculteur, sorti un jour de sa forêt originelle, répondant aux besoins économiques des époques successives, retournerait cette fois à la vie sauvage, à la lisière du monde, pour un nouveau défi, paradoxal, sauver l'insecte dont on pense que l'humanité ne survivrait pas à sa disparition.
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* Mon apiculteur préféré étant une apicultrice, ceux qui se délectent saison après saison de ses miels d'Ardèche, châtaignier, acacia ou lavande, s'étonneront du titre masculin de cette chronique. Un masculin qui n'en est pas un ! Car apiculteur est ici un nom générique comme fleur un genre, qui comporte aussi bien LA rose que LE pissenlit. On ne me fera pas me piquer à ce mauvais vaccin inclusif, à la mode aujourd'hui. Ecriture compliquée et complexée. Plutôt saborder ce carnet ! Quand à mon apicultrice, je la sais indulgente pour m'autoriser ce neutre, neutre mais cependant admiratif.
** Bougre, bigre, et leurs dérivés adverbiaux bougrement et bigrement, ont perdu aujourd'hui leur sens injurieux. Et l'on pourra dire sans faire de peine à l'apiculteur "ton miel est bigrement bon".
*** Le même érudit changea plus tard d'interprétation pour prétendre que Bournaca signifierait "trou d'eau", donnant naissance grâce à cette pirouette, à un dicton dont l'usage s'arrête probablement à la route romaine voisine : "A Bournaca toutos las aoucos sabon nada; A Bournaca, même les oies savent nager". Sans doute une gasconnade de voisinage, puisque Elie Ducassé dominait l'endroit depuis son promontoire de Navère. L'étymologie ruche nous paraît beaucoup plus sûre. Car les toponymes Bournaca, Bournac, Bournat... sont fréquents dans le Sud-Ouest et souvent attestés ou supposés avoir autrefois abrité une activité apicole. Quant au tombereau de miel...
La proximité phonétique de bournac et borne laisse supposer une étymologie commune : Bodina, du latin médiéval, arbre frontière, viel arbre.
ous ne l’avez jamais vu. Il est une silhouette furtive auprès du moulin, avant de se faire rabrouer par le maître qui campe sur le perron. Somnolant sur son mulet peut-être, dans la froidure du petit matin. Laissant choir le lourd sac de farine chez le client méfiant. Pourtant la meilleure part du travail ce cami farinier, à condition de ne pas traîner en route. Car il y a à faire ! Il faudra curer le bief et la salle de la roue qui s’encrassent à chaque crue. Se glisser dans l’eau glacée pour relever sans se lasser, à bout de bras, les lourds seaux de vase et les débris de bois et de végétaux qui s’enchevêtrent et ralentissent le débit d’eau. Tâches ingrates, obscures, périlleuses et pourtant indispensables.
S’il ne vit pas dans le cadre sinistre de l’usine grise et impersonnelle et des misérables quartiers ouvriers de la grande ville, ignoré de la littérature et du cinéma social, isolé et peu bavard, le garçon meunier est un personnage qui mérite reconnaissance.
Paradoxalement, le métier est d’ailleurs une position privilégiée et enviée. Si Dieu a bien voulu donner un fils au meunier, il sera apprenti dès son plus jeune âge. A défaut, le garçon meunier sera de préférence un neveu ou un cousin. Ce n’est pas tant par sectarisme ou privilège mais entre parents, « on se donne la main ». Le savoir-faire est long à acquérir et il se transmet comme un riche héritage.
Dans tous les cas, avec l'âge, il faudra que le jeune garçon devienne un homme fort. Car le travail est harassant. Les sacs de grain et de farine pèsent jusqu’à cent kilos. Par définition, un moulin présente de nombreux niveaux qu’il faut gravir, la charge en équilibre sur les épaules, jusqu’au-dessus de la trémie qui coiffe la meule tournante. Bien sûr, l’invention de la poulie, de la brouette et de tous les assemblages articulés que le génie humain a été capable de concevoir viendront progressivement atténuer l’enchaînement des efforts. Mais la préhension mécanique attendra la deuxième moitié du 20ième siècle et la manutention du sac de l’un à l’autre des postes exigera toujours du garçon meunier, une stature solide, une musculation développée, une endurance et un mental.
Les risques du métier sont nombreux, qu’il partage avec son maître. Les meules, les rouages et les engrenages en mouvement peuvent à tout moment happer un pan de vêtement et c’est le drame. Avant que l’ensemble puisse être stoppé, un membre est broyé, si l’homme n’est pas entraîné intégralement par la mécanique.
Le rhabillage de la meule, l’opération qui consiste, au moyen du marteau pointu ou de la boucharde, à raviver les sillons de la pierre pour obtenir un bon écrasement du grain et l’évacuation régulière de la farine, provoque d’infimes éclats de pierre qui blessent le visage et les yeux.
La farine est hautement inflammable. Si le meunier s’absente un instant et que les deux pierres ne sont pas alimentées en grain, une étincelle pourra se produire. L’explosion de l’atmosphère ambiante, saturée de particules de farine, pourra provoquer l’incendie. Le mécanisme meunier est entièrement fabriqué de bois et les différents niveaux du bâtiment sont installés sur une charpente… Le risque industriel, déjà à l’époque.
Enfin, la maçonnerie et l’entretien des talus du bief et de l’étang occupent les périodes d’étiage. Le travail y est également pénible et la noyade fréquente dans les grands moulins installés sur des cours d’eau profonds ou torrentueux.
Heureusement, malgré les obstacles, il y a évidemment des garçons meuniers qui mèneront une vie sans drame. S'ils ne sont pas parents, ils pourront marier la fille de la maison ou sa veuve même, si le patron vient à décéder, pour que l'affaire perdure. La roue tourne.
Comme les deux personnages du couple que nous avons déjà portraiturés dans cette rubrique, s’il n’est pas ignoré comme un pâle second rôle, le garçon meunier est faussement représenté par la littérature et l'art. En effet, puisqu’il parcourt la campagne sur son mulet pour livrer les clients du moulin, comment ne pas suggérer qu’il compte fleurette à quelque jeunesse bien sûr ? D’autant qu’il a la réputation d’être bien bâti et qu’il deviendra peut-être bientôt bourgeois, craint et envié. On lui affecte donc le beau rôle, une position sociale, un physique, la liberté d'aller et venir. Image d’Epinal une fois encore. Mais ni les romanciers, ni les peintres n’ont justement représenté l’ouvrier, l’homme tendu par l’effort et veillant à la précision du geste qu’imposent le risque, la mécanique, l’assistance attentive du maître du moulin.
Alinéas
ILLUSTRATIONS
Titre : Le vannier, détail, Jean-François Millet ( 1814-1875)
Paysage d'hiver au moulin, détail. Klaes Molenaer (1626-1676)
La sucrerie, Nova reperta, détail, gravure d'après Jan van der Straet (1523-1605)
Rhabillage de la meule, carte postale, détail, FDMF
Moulin à papier Ornans, Gustave Courbet (1819-1877)
Le meunier galant, d'après Watteau, détail, François Boucher (1702-1770)
L'atelier de serrurerie, détail, Louis Malaval (1937-1980), Musée d'Allard Montbrison.
S'il fallait résumer l'image que l'opinion populaire, pour ce que l'étude documentaire permet d'en connaître, nous renvoie de la meunière à travers les époques, deux adjectifs, pas nécessairement antinomiques d'ailleurs, seraient en concurrence : "aguicheuse" ou "esseulée". Bien entendu, à vouloir schématiser un phénomène social à ce point, on risque de tomber, dans la caricature très souvent, à coup sûr dans le simplisme. Ce qui est le propre de l'opinion publique. Or, évidemment, il y a autant de meunières que de moulins. Alors, d'où nous vient cette image négative et l'appauvrissement de la réalité qui en découle ? Du meunier bien sûr ! De la caricature dont l'homme lui-même pâtit, de son métier et de son cadre de vie, du moulin finalement autour duquel nous n'en finissons pas de tourner.
Nous avons esquissé le portrait du meunier (voir ici). Mais l'Histoire des moulins ne s'est pas faite sans elle, sans sa compagne, employée aux petites et indispensables tâches de la meunerie, évidemment mère de famille et ménagère dans un environnement difficile voire dangereux, loin de l'image bucolique de l'iconographie du moulin, et enfin, parfois véritable chef d'entreprise.
LA MAUVAISE RÉPUTATION
Notre meunier est malaimé. Homme lige du seigneur dans le système féodal, bénéficiant de privilèges mal acceptés par le voisinage, plus tard artisan affairé, supposé riche, le meunier est souvent accusé de resquiller et de ne pas rendre au paysan toute sa farine. Comment pourrait-on épargner la meunière dans ces conditions ?
Accueillant le client, elle sera accusée, par les hommes de vouloir leur masquer la manœuvre malhonnête du meunier dans la pénombre de son atelier, et, si la dame a quelque beauté, par les femmes restées à la ferme, de conter fleurette à leurs bêtas de maris. De là à penser que le moulin est toujours un lieu libertin, il n'y a qu'un pas que les méchantes langues n'hésitent pas à franchir. La forge est au diable, la cuisine au sorcier, le moulin au coquin ; finalement, nos ancêtres voyaient déjà l'industrie d'un mauvais œil.
L'affaire fut officialisée dans l'opinion par l'effet d'un succès théâtral, La partie de chasse d'Henri IV de Charles Collé, où le bon roi - il fallait qu'il fut gascon ! - profite des largesses du meunier Michau, de sa table et du lit conjugal de surcroît. La légende de la meunière légère rejoignait ainsi la réputation du vert galant, pour laquelle les français ont une certaine indulgence.
Autre cliché ayant la vie dure, il faut rappeler que le meunier n'est pas le bonhomme endormi, enfariné ou écrasé sous la charge que nous serine la chansonnette et les lettres de mon moulin. Il est avant tout un manuel, mi-charpentier, mi-mécanicien. Toujours à l'écoute de sa machine, soignant ses engrenages et son système, pour parer à l'accident qui, s'il n'est pas bien négocié, tournera à la catastrophe. On peut être sûr dans ces conditions, que l'homme est rude, vif et peu amène. Et qu'elle en subit les conséquences. Si elle a du caractère, restant à l'écart de la meule et de son ambiance tendue, la femme du meunier pourra occuper de son côté le rôle valorisant de commerciale (vocabulaire contemporain mais la réalité est bien celle-là) investissant l'espace entre son homme et le client, avec les risques de médisance évoqués ci-dessus. Si elle n'en a pas le goût ou bien qu'on ne l'y autorise pas, elle fera le dos rond et passera pour malheureuse, ce qui pour autant ne suscite pas toujours la compassion, voire pour niaise, et donc facile, aux yeux des deux protagonistes masculins.
UN PETIT COIN SI TRANQUILLE
Notre alinéa décrivant le moulin comme un potentiel champ de bataille au Moyen-Âge (voir ici), a déjà usé de ce paradoxe. On comprend bien que l'isolement des moulins qui nous séduit aujourd'hui, mais par beau temps, avec le confort moderne, des voies d'accès et des mesures de sécurité bien pensées, n'a pas été un cadre de vie idéal pour la femme qui, de toutes façons, sera tenue à l'écart de la mécanique, isolée et fragile dans un décor entièrement voué à l'outillage et à la manœuvre, sujette à l'ennui. Ou bien au fantasme des voisins et des étrangers.
Elle n'apparaît pas tout à fait aussi sauvageonne et exposée que la bergère car son homme n'est pas loin. Mais il y a là, a fortiori, pour un galant quelque excitation égrillarde. Les va-et-vient de la belle devant le moulin, l'exécution de ses tâches au bord de l'eau, l'attention qu'elle porte au nouveau venu sont autant d'invites pour le spectateur masculin, du moins peut-il s'en convaincre.
Et lorsque Pagnol, inspiré par l'opéra de Schubert, en fait une romance populaire, La Belle Meunière passe du rang de cliché à celui de mythe culturel.
Or, toujours en contradiction totale avec cet imaginaire suggéré, en réalité le lieu est dangereux, humide ou venteux selon les cas, bruyant et encombré. L'expression exacte dit "entrer comme un âne dans un moulin". Âne ou intrus qu'importe : certes son intérieur est à l'étage ou à quelque distance, mais la ménagère voit aller et venir ce monde rustique à toute heure du jour, au mieux échangeant un bonjour-au revoir. Vous parlez d'une compagnie !
En fait, le lieu de vie du couple meunier est un fantastique théâtre. D'innombrables chansons,poèmes, romans, peintures choisissent le moulin comme cadre. Le sujet méritera d'être développé mais disons d'ores et déjà que ce phénomène est dû, tout simplement, à la situation du moulin dans le paysage. A l'écart de la ville mais au centre des préoccupations de ses habitants, objet d'attention des riches et des pauvres qui s'y côtoient par nécessité, avec la nature pour arrière-plan, dramatique ou réjouissant ce sera selon, point de passage, observatoire, et surtout espace de vie exposé aux regards, pour moitié à la lumière et moitié à l'ombre, le lieu autorise tous les scénarios. Et si le meunier tient parfois un rôle de premier plan, il est aussi fréquent et réaliste de le laisser s'affairer et bougonner en coulisses, poussant la meunière sur l'avant-scène, lui faisant endosser, pour faire court, le costume typique de la séductrice ou bien celui de la faible femme.
Mais la réalité est beaucoup plus prosaïque, la vie d'un moulin n'est pas une fable, et l'épouse du meunier devra très souvent assumer toutes les responsabilités de l'industrie.
LA CHEF D'ENTREPRISE
Car l'imagerie nous dépeint un meunier sûr de lui et bien portant. Mais l'accident de travail est très fréquent. La manipulation des lourds appareillages, la charge répétée des sacs de grain ou de farine, l'eau profonde et torrentueuse, le rhabillage de la meule au marteau boucharde, l'atmosphère empoussiérée, les risques du métier sont nombreux et les accidents souvent graves. Les blessures, la maladie, la mort violente enfin, rôdent autour du moulin. Et le lot de misère qui en est le corollaire.
La femme, embarrassée d'un invalide ou devenue veuve, devra prendre en mains la direction des opérations. Un garçon meunier sera appelé en renfort à la meule. Et parfois accueilli dans l'intimité.
Courageuse, organisée, gestionnaire adroite, celle que l'on pourra alors, cette fois-ci à juste titre, qualifier de "meunière" ne déméritera pas à la tête de l'entreprise. Mais bien sûr, il lui en sera fait par la rumeur, une fois de plus, par ignorance et médisance, reproche et injustice.
Oui, le moulin est une scène où s'expriment tous les caractères, exacerbés par l'importance et l'exposition de cette industrie dans la société. Malheureusement, rares sont les œuvres présentant un portrait physique réaliste de la meunière, ouvrière ou chef d'entreprise. Par contre, les représentations folkloriques, romantiques, humoristiques, et celles relevant du registre de la gaudriole, abondent et ne nous aident pas à approcher la réalité et à rendre hommage à ce personnage-clef de l'histoire de la meunerie. Des générations de femmes ont pourtant porté dignement leur fardeau, pour contribuer de plus ou moins près au mouvement laborieux de la meule, et en vivre dignement, tout simplement.
ALINEAS
ILLUSTRATIONS
Photo-titre, montage M. Salanié : Natale Schiavoni et Jeune femme dans un champ, Jules Breton.
La petite meunière, Estampe Epinal, Coll. Musée de Bretagne.
Henri IV chez le meunier Michau, Alexandre Menjaud, Musée du château de Pau.
Affiche de La belle meunière, film de Pagnol, photo Mirkine. Moulin de la Colle sur Loup.
La fille de la meunière a perdu sa jarretière, dessin C. Lestin.
Dans la galerie des hommes et des femmes qui travaillent la terre et ses fruits, du sillon à la table, entre le laboureur et le cuisinier, le meunier est l’homme de l’ombre.
Il n’y a pas de meunier célèbre, ni dans l’Histoire, ni dans la littérature. Si vous avez mon âge, à coup sûr vous chantonnez déjà meunier tu dors… Alphonse Daudet a juste donné un second souffle à ce pauvre maître Cornille qui traînait sa misère et ses sacs de farine factices remplis de plâtre, et nous en sommes restés là depuis, avec l’image d’un meunier sympathique certes, mais faisant de la peine dans son réduit tout de guingois, enfariné, dernier représentant d’une époque glorieuse mais révolue. Et les meuniers d’aujourd’hui sont des figurants de moulins-musées. Ils ne m’en voudront pas, je les encourage vivement, surtout quand ils font du bon pain. Mais voilà encore une erreur récurrente : meunier et boulanger, confondus dans la même panière.
Il pouvait sembler que le lectourois Jean-François Bladé ne nous aiderait pas à rétablir la vérité. Car son meunier de la Hillère monte sur son âne, nu comme un ver (le meunier), pour aller tenir tête à l’évêque de Lectoure dans une joute verbale qui réjouissait le public du conteur autrefois à la veillée. Drolatique. Mais, finalement, je me dis qu’il n’y avait dans cette Gascogne de légende, à part le fils du roi, la sorcière et l’homme vert qui garde les oiseaux, qu’un seul homme capable de s’opposer à l’autorité établie, un esprit fort et indépendant. Le meunier est astucieux. C’est une piste.
L’iconographie elle, est trompeuse.
La peinture tout d’abord : le moulin est fréquent dans le paysage depuis la renaissance. Au bord du cours d’eau, dans la nature encore dominante, il est un point de repère, il participe à la perspective et figure le mouvement, la création de richesse, la vie en collectivité. Mais de bonhomme point. Au mieux, à l'ombre, dans l'encadrement de sa porte. L’éloge du geste artisanal et la représentation graphique de la mécanique viendront tardivement. L’imagerie ouvrière attendra Courbet et Zola. La bête humaine sommeille au cœur du moulin.
La photographie ensuite : ce sont encore les lieux et les abords qui focalisent l’attention. Le moulin à vent, le valet chargeant les sacs de farine sur son mulet, l'aube en mouvement qui fera un excellent sujet pour l'image devenue animée.
A ce stade, on ne nous a toujours pas permis d’observer l’homme qui commande à la machinerie hydraulique alors que les autres acteurs de la saga de la terre nourricière ont largement eu les honneurs de l’image et de l’écrit. Le laboureur est le personnage charismatique, auguste, traçant son sillon, en pleine lumière, dans un paysage idyllique.
Le boulanger lui, est populaire car il offre au petit jour, rassurant et bonhomme, sa fournée appétissante et fièrement achalandée. Le cuisinier enfin, sorte de sorcier familier s’activant devant ses fourneaux enfumés, est évidemment jovial lorsqu’il se joint aux convives, rassemblés à sa table, repus et satisfaits.
On comprend bien. Pour connaître le meunier, l’artiste eut dû pénétrer dans la salle de la meule, sombre, encombrée, bruyante et dangereuse.
Le mal existentiel de notre homme est là. L’installation de la mécanique meunière dans les entrailles de la bâtisse. Dans le bas-fond d’un vallon broussailleux, derrière la muraille aveugle, la salle du rouet, basse de plafond, où quelque arpète, encore plus pâle que son patron, surveille le flot rageur en évitant de se faire happer par les engrenages. A l’étage supérieur, la salle de la meule, faite de décrochements et d’assemblages, poussiéreuse, encombrée de câbles et d’accessoires dans un apparent et inquiétant désordre, vibrant de toute sa charpente lorsque le maître actionne le levier qui commande à la vanne, libérant l’énergie hydraulique et mettant en mouvement la lourde pierre. Entre mécano et conducteur de travaux, le meunier n'aime pas trop voir venir les curieux: « Poussez-vous de là, on travaille ».
On le connait mal, donc on ne l’aime guère. Essentiellement à cause de cette distance, de son incapacité à communiquer, et de cette mécanique mystérieuse qui fait peur. Comme tous les besogneux, toujours l’œil sur la machine, affairé, trop occupé à sa tâche, il est le dernier à savoir en parler. La légèreté apparente du moulin à vent, son exposition à la vue de tous dans un paysage agreste et domestiqué, n’y changeront rien. Si l’homme à la blouse et au béret blancs accepte de se faire portraiturer devant ses ailes en mouvement, c’est bien pour éviter d’avoir à en dire plus à ces badauds. Et le métier, majestueux, magique, installé dans le paysage, devient esthétique, mais de loin!
Enfin, gros handicap, le meunier est supposé riche.
En fait, il y a autant de meuniers que de chutes d’eau sur les ruisseaux et de puys sur les collines de Lomagne ; riche ou misérable, voleur ou ruiné, maître ou fermier, patriarche ou dernier d’une lignée, notable bourgeois ou quasi-sauvage au bout d‘un vallon isolé. Pour bien faire son portrait, il faudra repasser notre mouture plusieurs fois sous la pierre. Mais nous ne remonterons pas jusqu’à l’Antiquité bien que l’eau ait coulé à Babylone, Athènes et Rome alors que la Gaule était encore endormie sous la chevelure hirsute de sa forêt profonde. Outre-Méditerranée, des peuples ingénieux, comme on l’est par nécessité lorsque le climat est rude et que la survie est à ce prix, ont tout inventé. Oui, ce meunier-là pourrait nous conduire très loin ! Mais son image est vraiment trop altérée. Alors restons dans notre champ de vision historique.
Au Moyen-Âge, lorsque l’Occident sort de son endormissement, la très grande majorité des moulins appartient aux abbayes. Comme tous les frères dits "de métier", d’origines sociales modestes, laboureurs, cellériers, forgerons, le moine-meunier va s’imposer dans la collectivité par son expérience et son travail. N’ayant pas « droit au chapitre » aux côtés des moines "prieurs" quant à eux d’extraction noble, il va délimiter son espace réservé, nous dirions aujourd’hui dans le monde de l’entreprise, son domaine de compétence, et il consacrera l’essentiel de son temps et de son énergie, à l’ombre de l’institution, non pas à la gloire de Dieu mais à l’amélioration du procédé de meunerie. Dès l’origine donc, notre homme est observateur, inventif, organisé et minutieux.
Dans le domaine féodal laïc, le meunier prendra de l’assurance sinon de l’indépendance, au point qu’il lui sera interdit d’exercer en même temps la profession de boulanger. « On ne peut pas être au four et au moulin ».
De l’obligation faite aux serfs et aux fermiers d’apporter leur grain au moulin banal date l’animosité envers le meunier et sa réputation de resquilleur. Car bénéficiant de ce monopole et de la protection du seigneur, il sera soupçonné d’inventer une multitude de mécanismes et de ficelles permettant de subtiliser quelques mesures de farine au passage. Non seulement il fallait payer l’émolument au seigneur, au meunier la mouture mais de surcroît, le sac de farine ne rendait pas à la sortie du moulin son poids du grain dûment pesé à l’entrée. Lorsque les banalités furent supprimées, le 10 août 1792, le bon peuple des campagnes s’empressa de manifester sa défiance et de mettre en œuvre sa liberté de choix. Il déchanta bien vite : « Changer de moulin, changer de coquin ».
Progressivement une bourgeoisie meunière se développa. Le meunier devint locataire ou simple salarié. Faute de capitaux pour entretenir et moderniser les installations, l'exploitant du moulin est souvent proche de la misère.
LECTOURE 1695 - LOURDES 1849
Deux humbles meuniers gascons, pas tout à fait tombés dans l'oubli, illustrent parfaitement pour nous cette évolution : à la Mouline de Belin, Géraud Ladouïx et à Lourdes, François Soubirous, oui, le père de Bernadette.
En 1695, sous Louis XIV, la Mouline de Belin est sur le chemin du recenseur qui parcourt le pays de Lectoure en vue de la perception d'un nouvel impôt par foyer, la capitation. Le document, particulièrement instructif, nous est parvenu par miracle. Géraud Ladouïx, dans la catégorie des individus "vivant de son industrie", y est dit "meunier". Mais le terme est biffé et le secrétaire corrige par "fesandier" c'est à dire locataire. Modestie de l'homme, prudence ou plus sûrement déférence, voire crainte, vis à vis du propriétaire du moulin, probablement à cette date l’hôpital du Saint Esprit.
A Lourdes, Le moulin de Boly dont le père de Bernadette, avant qu'elle ne soit touchée par la grâce de ses visions, avait la charge depuis son mariage, était peu rentable et, en outre, François se révéla mauvais gestionnaire. En 1849, en repiquant les meules, il perd son œil gauche à cause d’un éclat de pierre. Il continue d’exploiter le moulin jusqu'en 1854, date à laquelle l'entreprise familiale est ruinée. La famille emménagera dans un moulin plus modeste mais s'endettera plus encore. Les choses iront de mal en pis, jusqu'à l'expulsion. François finira simple brassier, louant son travail à la journée.
Alors que sa réputation née sous l’ancien régime, d'assurance, de fortune et d’égoïsme, poursuit encore le meunier, la libéralisation de la profession et le développement des moulins à vent conduisant à la multiplication des installations, le niveau de revenu aura au contraire tendance dans le même temps à diminuer progressivement. Jusqu’à l’apparition d’une meunerie préindustrielle, capitalistique, prenant le pas sur l’artisanat et préfigurant le développement de la minoterie. Mais ceci est une autre histoire.
Entre la documentation où la personnalité, la sociologie, la vie privée du meunier ne sont pas prises en compte et la réputation probablement souvent surfaite, il est nécessaire de resituer la spécificité de ce métier. Il y fallait évidemment des qualités propres, physiques et intellectuelles : force, adresse, persévérance, intelligence, précision, rapidité d’exécution, minutie…
Pendant dix siècles, le meunier a assumé la responsabilité du fonctionnement d’un ensemble complexe, à l'origine de toutes les industries qui feront le développement du monde moderne, alors qu’aucune autre machine d’exécution répétitive d’un travail, à la place et au service de l’homme et de la collectivité, n’existait. On a dit que le défrichage et les progrès de l’agriculture sont à l’origine de l'accroissement de la population et de la production de richesse au Moyen-Âge et qu'ils marquent la naissance du monde contemporain. Il est évident qu’il convient d’y associer la meunerie. Et, de ce fait, rendre au meunier la place qui lui revient. Il est l’un des rouages essentiels, l’expression est bienvenue, du processus vital de transformation des fruits de la terre et du travail des hommes.
ALINEAS
ILLUSTRATIONS :
- Saint Joseph charpentier (détail), Georges de la Tour (1642), musée du Louvre.
"Emprunt" à une profession très proche de notre sujet car les premiers meuniers étaient aussi souvent ceux qui construisaient le bâtiment et installaient toute la mécanique. On trouve d'ailleurs dans la documentation l'expression "meunier-charpentier".
- Moulin à eau, Meindert Hobbema, (1665) Rijskmuseum Amsterdam.
- Meunier landais en tournée sur son âne, Fédération des Moulins de France.
- Laboureur préparant les vignes dans le Quercy, Henri Martin (1860-1943), (collection ?) Anaximandrake.
- Moulin à vent, photographe Barrieu à Fleurance.
- Recensement de la population de Lectoure en 1695, archives municipales.
- Un moulin dans les Landes - Meunier piquant sa meule. F. Bernède. phot., Arjuzanx-Morcenx. Vers 1900, Fédération des Moulins de France.
"Avec cette carte postale, toujours prise dans le même moulin, Bernède livre ici un document exceptionnel. Nous avons là la seule photo française, si ce n’est européenne, représentant un meunier et toute sa famille (cinq personnes), au travail dans le moulin. Le meunier et son fils aîné rhabillent la meule gisante à coups perdus. Cachée dans l’ombre, tout contre la cloison en bois, la fille aînée du meunier, au moyen d’un crible, verse du grain dans la trémie du moulin qui tourne (détail sur Fig.3). En contrebas du moulin actif, à gauche de l’image, la meunière tâte la boulange (mouture) qui sort de l’anche et tombe, en pluie fine, dans la maie en bois. Non loin d’elle, le plus jeune fils balaye le sol du moulin. L’hygiène est de rigueur et il faut tout faire pour éloigner souris et rats qui, sinon, trouent les sacs et mangent farine et grain. Sur ce document, il ne manque que le chat, seul auxiliaire du meunier habilité à faire régner l’ordre vis-à-vis de ces rongeurs redoutés."
- Bruegel, le moulin et la croix (2011), film de Lech Majewski. Le meunier maître du temps, une symbolique encore plus éloignée de la réalité du métier.
Derrière les lézardes du vieux moulin habillées de lierre, sous la poussière du temps qui gagne toujours, nous n’avons pas retrouvé la meule ni aucun autre vestige de l’industrie du maître des lieux. Non, nous n’avons trouvé d’autre témoignage du travail de nos anciens qu’un battoir de lavandière, pauvre planche de frêne, posée là sur une pierre plate, comme si la femme pensait revenir le lendemain. Le lendemain du jour qui fut le dernier du lavoir de la Mouline de Belin.
De tout temps, le moulin meunier a rassemblé autour de lui, de nombreux petits métiers, ayant en commun non pas l’énergie que dompte la mécanique, mais l’eau elle-même, retenue en amont ou bien libérée en aval c’est selon : vannier, pêcheur, potier, teinturier, tanneur…. Et enfin, au milieu de ce monde d’hommes, la femme à sa tâche, ménagère ou collective.
Parmi les plus âgés d’entre nous, quelques-uns ont en mémoire l’image d’une vieille, parente ou figurante anonyme d’un incroyable passé, à genoux, manches relevées, trempant et relevant le linge en cascade savonneuse, le battant une, deux, trois fois, puis recommençant une, deux, trois et encore, encore, comme un pantin dont le ressort fait office de volonté. Ces femmes ont fini leur vie le corps cassé, la face et les paumes violacées et crevassées. Il faut essayer, ne serait-ce que quelques minutes, de plonger les mains dans le ruisseau en hiver. Il faut pour comprendre, se contorsionner, une heure, à genoux, les reins se courbant et se redressant, avec à bout de bras une charge de plusieurs kilos…
La documentation sonore nous fait défaut, mais on peut imaginer que l’enchaînement des coups de battoir et des grincements de la paire de meules et du mécanisme du moulin devait composer une sorte de concert comparable à un ensemble de percussions ou de musique contemporaine, idéal pour sonoriser un film documentaire sur le travail à la chaîne en usine. Mais il y a un gouffre entre les deux instruments : alors que la mécanique du moulin est née de la volonté de s’en affranchir, le battoir utilise la force "animale".
Pourtant, la plupart du temps, dans notre imaginaire, la lavandière est un personnage romantique. Jeune, belle, gironde, la femme expose, apparemment sans complexe, son décolleté et sa génuflexion suggestive au regard mâle, telle la danseuse légère d’une opérette au grand jour. Comme la bergère et l’infirmière, les peintres et les poètes l’ont "iconisée", muse laborieuse et accessible.
Sachez qu’hier, de ma lucarne,
J’ai vu, j’ai couvert de clins d’yeux
Une fille qui dans la Marne
Lavait des torchons radieux.
Près d’un vieux pont, dans les saulées.
Elle lavait, allait, venait ;
L’aube et la brise étaient mêlées
À la grâce de son bonnet.
…………………
« Ô laveuse à la taille mince,
Qui vous aime est dans un palais.
Si vous vouliez, je serais prince ;
Je serais dieu, si tu voulais. »
La blanchisseuse, gaie et tendre,
Sourit, et, dans le hameau noir,
Sa mère au loin cessa d’entendre
Le bruit vertueux du battoir.
Ce poème de Victor Hugo a pu être inspiré d’une brève vision, du souvenir d’une chaste rencontre, ou bien même était-il pure songerie. Ne trouvez-vous pas qu’il va vite en affaire, depuis la rencontre de la belle sur la berge jusqu’à la "conclusion" ? Trop facile la lavandière. Certes le genre poétique autorise toutes les fantaisies et exige un certain rythme. A la date de publication de Chansons des rues et des bois, le grand homme a 63 ans…
Emile Zola, lui, est moins volage et nous fait souffrir à suivre la longue
descente aux enfers de Gervaise Macquart, héroïne dramatique se battant sauvagement au lavoir pour l’amour d’un homme, installant boutique de blanchisserie dans le Paris prolétaire du 19ième siècle, puis enfin, trop faible, sombrant dans l’alcoolisme.
Loin de la rime et du roman naturaliste, les lavandières de nos provinces ne sont pas tombées dans l’oubli pour autant. Un grand nombre de cartes postales et de photos anciennes ont immortalisé le lavoir de nos villages et les femmes y travaillant. Le lieu a la réputation d’être propice à la transmission des informations, ragots et médisances. La lavandière est donc, de fait, suspecte de bavardage. Mais sur ces photos, les tenues, l’évidence de la tâche à accomplir, la place du lavoir dans le paysage sont autant de témoignages édifiants de l’importance de la lessive dans le quotidien de nos anciens.
Tout près de la Mouline de Belin, les lavandières de l’hôpital de Lectoure, posant sous la houlette - le chapelet en l’occurrence - de la religieuse en charge de l’équipe du lavoir des Ruisseaux d’en-bas*, présentent à l’objectif, avec quelque raideur, leurs instruments : battoir, bloc de savon, mixture artisanale**…. Le photographe faisait-il œuvre documentaire ?
Ici point de poésie, ni de galanterie. Juste la besogne.
Ce qui confère au lavoir et à la lavandière sa place privilégiée dans notre iconographie, et ceci est un point commun avec le moulin, c’est son exposition au regard du photographe, du peintre, de l’écrivain et du public spectateur en général. L’accessibilité des lieux, la périodicité et la fréquence de la tâche, l'éclairage naturel sont autant de facteurs facilitant l’observation par les curieux et l’exploitation de la scène par les artistes.
Dans le célèbre tableau de François Boucher ci-dessus, idyllique ou léger à première vue, la symbolique du linge et de l’aube s’agitant simultanément sur l’eau, les plans en perspective de la lavandière et du meunier donnent à la scène un sens plus complexe et profond qu’il n’y paraissait d’abord. Le récit de deux relations avec l’élément, de deux vies parallèles, un impossible dialogue entre l’homme et la femme, et la victoire de la machine sur le geste ancestral.
Pour inaugurer cette rubrique consacrée aux caractères, aux personnages qui ont vécu et travaillé au moulin ou dans son abord immédiat, il pouvait sembler évident que le premier alinéa de la série dut revenir au meunier, à l’homme de l’art, celui sans lequel notre affaire ne pouvait pas tourner rond. Bien sûr. Eh bien, au contraire, nous avons choisi de rendre hommage à cette figure attachante et modeste, la lavandière qui attendra longtemps encore le secours de la mécanisation.
ALINEAS
* On dit que les lavandières d’en-haut et de la Mouline de Belin étaient appréciées par les bourgeois du fait que l’eau de ces lavoirs, situés en amont, n’était pas « troublée » par les écoulements nauséabonds des fossés en provenance de la ville…
** Des boules de bleu ont été découvertes il y a quelques années autour du lavoir des Ruisseaux d'en-bas. Le bleu outremer, utilisé avec la dernière eau de rinçage pour obtenir un blanc plus éclatant était extrait du lapis-lazuli provenant d’Afghanistan, et par conséquent très onéreux. Synthétisé et commercialisé dans les années 1830 sous la marque Guimet, le bleu devint économiquement abordable pour tous.
Pour obtenir un blanc "plus blanc que blanc" (référence à un "vieux" sketch), sans outremer et avant l'avènement de la machine de la mère Denis (référence à une "vieille" publicité), on utilisait une décoction d'ortie ou de la cendre; pour assouplir, la saponaire, pour parfumer, le laurier et pour empeser cols et manchettes, la farine de rhizome d'arum ! Un début de perturbation du milieu naturel plutôt écologique semble t-il, mais les analyses pour le confirmer font défaut...
Victor Hugo. Chansons des rues et des bois. Le poème en entier.