Le meunier, personnage méconnu et malaimé.
Publié le 26 Septembre 2018
IL EST L’ÂME DE LA MACHINERIE
Dans la galerie des hommes et des femmes qui travaillent la terre et ses fruits, du sillon à la table, entre le laboureur et le cuisinier, le meunier est l’homme de l’ombre.
Il n’y a pas de meunier célèbre, ni dans l’Histoire, ni dans la littérature. Si vous avez mon âge, à coup sûr vous chantonnez déjà meunier tu dors… Alphonse Daudet a juste donné un second souffle à ce pauvre maître Cornille qui traînait sa misère et ses sacs de farine factices remplis de plâtre, et nous en sommes restés là depuis, avec l’image d’un meunier sympathique certes, mais faisant de la peine dans son réduit tout de guingois, enfariné, dernier représentant d’une époque glorieuse mais révolue. Et les meuniers d’aujourd’hui sont des figurants de moulins-musées. Ils ne m’en voudront pas, je les encourage vivement, surtout quand ils font du bon pain. Mais voilà encore une erreur récurrente : meunier et boulanger, confondus dans la même panière.
Il pouvait sembler que le lectourois Jean-François Bladé ne nous aiderait pas à rétablir la vérité. Car son meunier de la Hillère monte sur son âne, nu comme un ver (le meunier), pour aller tenir tête à l’évêque de Lectoure dans une joute verbale qui réjouissait le public du conteur autrefois à la veillée. Drolatique. Mais, finalement, je me dis qu’il n’y avait dans cette Gascogne de légende, à part le fils du roi, la sorcière et l’homme vert qui garde les oiseaux, qu’un seul homme capable de s’opposer à l’autorité établie, un esprit fort et indépendant. Le meunier est astucieux. C’est une piste.
L’iconographie elle, est trompeuse.
La peinture tout d’abord : le moulin est fréquent dans le paysage depuis la renaissance. Au bord du cours d’eau, dans la nature encore dominante, il est un point de repère, il participe à la perspective et figure le mouvement, la création de richesse, la vie en collectivité. Mais de bonhomme point. Au mieux, à l'ombre, dans l'encadrement de sa porte. L’éloge du geste artisanal et la représentation graphique de la mécanique viendront tardivement. L’imagerie ouvrière attendra Courbet et Zola. La bête humaine sommeille au cœur du moulin.
La photographie ensuite : ce sont encore les lieux et les abords qui focalisent l’attention. Le moulin à vent, le valet chargeant les sacs de farine sur son mulet, l'aube en mouvement qui fera un excellent sujet pour l'image devenue animée.
A ce stade, on ne nous a toujours pas permis d’observer l’homme qui commande à la machinerie hydraulique alors que les autres acteurs de la saga de la terre nourricière ont largement eu les honneurs de l’image et de l’écrit. Le laboureur est le personnage charismatique, auguste, traçant son sillon, en pleine lumière, dans un paysage idyllique.
Le boulanger lui, est populaire car il offre au petit jour, rassurant et bonhomme, sa fournée appétissante et fièrement achalandée. Le cuisinier enfin, sorte de sorcier familier s’activant devant ses fourneaux enfumés, est évidemment jovial lorsqu’il se joint aux convives, rassemblés à sa table, repus et satisfaits.
On comprend bien. Pour connaître le meunier, l’artiste eut dû pénétrer dans la salle de la meule, sombre, encombrée, bruyante et dangereuse.
Le mal existentiel de notre homme est là. L’installation de la mécanique meunière dans les entrailles de la bâtisse. Dans le bas-fond d’un vallon broussailleux, derrière la muraille aveugle, la salle du rouet, basse de plafond, où quelque arpète, encore plus pâle que son patron, surveille le flot rageur en évitant de se faire happer par les engrenages. A l’étage supérieur, la salle de la meule, faite de décrochements et d’assemblages, poussiéreuse, encombrée de câbles et d’accessoires dans un apparent et inquiétant désordre, vibrant de toute sa charpente lorsque le maître actionne le levier qui commande à la vanne, libérant l’énergie hydraulique et mettant en mouvement la lourde pierre. Entre mécano et conducteur de travaux, le meunier n'aime pas trop voir venir les curieux: « Poussez-vous de là, on travaille ».
On le connait mal, donc on ne l’aime guère. Essentiellement à cause de cette distance, de son incapacité à communiquer, et de cette mécanique mystérieuse qui fait peur. Comme tous les besogneux, toujours l’œil sur la machine, affairé, trop occupé à sa tâche, il est le dernier à savoir en parler. La légèreté apparente du moulin à vent, son exposition à la vue de tous dans un paysage agreste et domestiqué, n’y changeront rien. Si l’homme à la blouse et au béret blancs accepte de se faire portraiturer devant ses ailes en mouvement, c’est bien pour éviter d’avoir à en dire plus à ces badauds. Et le métier, majestueux, magique, installé dans le paysage, devient esthétique, mais de loin!
Enfin, gros handicap, le meunier est supposé riche.
En fait, il y a autant de meuniers que de chutes d’eau sur les ruisseaux et de puys sur les collines de Lomagne ; riche ou misérable, voleur ou ruiné, maître ou fermier, patriarche ou dernier d’une lignée, notable bourgeois ou quasi-sauvage au bout d‘un vallon isolé. Pour bien faire son portrait, il faudra repasser notre mouture plusieurs fois sous la pierre. Mais nous ne remonterons pas jusqu’à l’Antiquité bien que l’eau ait coulé à Babylone, Athènes et Rome alors que la Gaule était encore endormie sous la chevelure hirsute de sa forêt profonde. Outre-Méditerranée, des peuples ingénieux, comme on l’est par nécessité lorsque le climat est rude et que la survie est à ce prix, ont tout inventé. Oui, ce meunier-là pourrait nous conduire très loin ! Mais son image est vraiment trop altérée. Alors restons dans notre champ de vision historique.
Au Moyen-Âge, lorsque l’Occident sort de son endormissement, la très grande majorité des moulins appartient aux abbayes. Comme tous les frères dits "de métier", d’origines sociales modestes, laboureurs, cellériers, forgerons, le moine-meunier va s’imposer dans la collectivité par son expérience et son travail. N’ayant pas « droit au chapitre » aux côtés des moines "prieurs" quant à eux d’extraction noble, il va délimiter son espace réservé, nous dirions aujourd’hui dans le monde de l’entreprise, son domaine de compétence, et il consacrera l’essentiel de son temps et de son énergie, à l’ombre de l’institution, non pas à la gloire de Dieu mais à l’amélioration du procédé de meunerie. Dès l’origine donc, notre homme est observateur, inventif, organisé et minutieux.
Dans le domaine féodal laïc, le meunier prendra de l’assurance sinon de l’indépendance, au point qu’il lui sera interdit d’exercer en même temps la profession de boulanger. « On ne peut pas être au four et au moulin ».
De l’obligation faite aux serfs et aux fermiers d’apporter leur grain au moulin banal date l’animosité envers le meunier et sa réputation de resquilleur. Car bénéficiant de ce monopole et de la protection du seigneur, il sera soupçonné d’inventer une multitude de mécanismes et de ficelles permettant de subtiliser quelques mesures de farine au passage. Non seulement il fallait payer l’émolument au seigneur, au meunier la mouture mais de surcroît, le sac de farine ne rendait pas à la sortie du moulin son poids du grain dûment pesé à l’entrée. Lorsque les banalités furent supprimées, le 10 août 1792, le bon peuple des campagnes s’empressa de manifester sa défiance et de mettre en œuvre sa liberté de choix. Il déchanta bien vite : « Changer de moulin, changer de coquin ».
Progressivement une bourgeoisie meunière se développa. Le meunier devint locataire ou simple salarié. Faute de capitaux pour entretenir et moderniser les installations, l'exploitant du moulin est souvent proche de la misère.
LECTOURE 1695 - LOURDES 1849
Deux humbles meuniers gascons, pas tout à fait tombés dans l'oubli, illustrent parfaitement pour nous cette évolution : à la Mouline de Belin, Géraud Ladouïx et à Lourdes, François Soubirous, oui, le père de Bernadette.
En 1695, sous Louis XIV, la Mouline de Belin est sur le chemin du recenseur qui parcourt le pays de Lectoure en vue de la perception d'un nouvel impôt par foyer, la capitation. Le document, particulièrement instructif, nous est parvenu par miracle. Géraud Ladouïx, dans la catégorie des individus "vivant de son industrie", y est dit "meunier". Mais le terme est biffé et le secrétaire corrige par "fesandier" c'est à dire locataire. Modestie de l'homme, prudence ou plus sûrement déférence, voire crainte, vis à vis du propriétaire du moulin, probablement à cette date l’hôpital du Saint Esprit.
A Lourdes, Le moulin de Boly dont le père de Bernadette, avant qu'elle ne soit touchée par la grâce de ses visions, avait la charge depuis son mariage, était peu rentable et, en outre, François se révéla mauvais gestionnaire. En 1849, en repiquant les meules, il perd son œil gauche à cause d’un éclat de pierre. Il continue d’exploiter le moulin jusqu'en 1854, date à laquelle l'entreprise familiale est ruinée. La famille emménagera dans un moulin plus modeste mais s'endettera plus encore. Les choses iront de mal en pis, jusqu'à l'expulsion. François finira simple brassier, louant son travail à la journée.
Alors que sa réputation née sous l’ancien régime, d'assurance, de fortune et d’égoïsme, poursuit encore le meunier, la libéralisation de la profession et le développement des moulins à vent conduisant à la multiplication des installations, le niveau de revenu aura au contraire tendance dans le même temps à diminuer progressivement. Jusqu’à l’apparition d’une meunerie préindustrielle, capitalistique, prenant le pas sur l’artisanat et préfigurant le développement de la minoterie. Mais ceci est une autre histoire.
Entre la documentation où la personnalité, la sociologie, la vie privée du meunier ne sont pas prises en compte et la réputation probablement souvent surfaite, il est nécessaire de resituer la spécificité de ce métier. Il y fallait évidemment des qualités propres, physiques et intellectuelles : force, adresse, persévérance, intelligence, précision, rapidité d’exécution, minutie…
Pendant dix siècles, le meunier a assumé la responsabilité du fonctionnement d’un ensemble complexe, à l'origine de toutes les industries qui feront le développement du monde moderne, alors qu’aucune autre machine d’exécution répétitive d’un travail, à la place et au service de l’homme et de la collectivité, n’existait. On a dit que le défrichage et les progrès de l’agriculture sont à l’origine de l'accroissement de la population et de la production de richesse au Moyen-Âge et qu'ils marquent la naissance du monde contemporain. Il est évident qu’il convient d’y associer la meunerie. Et, de ce fait, rendre au meunier la place qui lui revient. Il est l’un des rouages essentiels, l’expression est bienvenue, du processus vital de transformation des fruits de la terre et du travail des hommes.
ALINEAS
ILLUSTRATIONS :
- Saint Joseph charpentier (détail), Georges de la Tour (1642), musée du Louvre.
"Emprunt" à une profession très proche de notre sujet car les premiers meuniers étaient aussi souvent ceux qui construisaient le bâtiment et installaient toute la mécanique. On trouve d'ailleurs dans la documentation l'expression "meunier-charpentier".
- Moulin à eau, Meindert Hobbema, (1665) Rijskmuseum Amsterdam.
- Meunier landais en tournée sur son âne, Fédération des Moulins de France.
- Laboureur préparant les vignes dans le Quercy, Henri Martin (1860-1943), (collection ?) Anaximandrake.
- Moulin à vent, photographe Barrieu à Fleurance.
- Recensement de la population de Lectoure en 1695, archives municipales.
- Voir l'histoire de François Soubirous et la photo du moulin de Boly sur https://fr.wikipedia.org/wiki/Bernadette_Soubirous
- Un moulin dans les Landes - Meunier piquant sa meule. F. Bernède. phot., Arjuzanx-Morcenx. Vers 1900, Fédération des Moulins de France.
"Avec cette carte postale, toujours prise dans le même moulin, Bernède livre ici un document exceptionnel. Nous avons là la seule photo française, si ce n’est européenne, représentant un meunier et toute sa famille (cinq personnes), au travail dans le moulin. Le meunier et son fils aîné rhabillent la meule gisante à coups perdus. Cachée dans l’ombre, tout contre la cloison en bois, la fille aînée du meunier, au moyen d’un crible, verse du grain dans la trémie du moulin qui tourne (détail sur Fig.3). En contrebas du moulin actif, à gauche de l’image, la meunière tâte la boulange (mouture) qui sort de l’anche et tombe, en pluie fine, dans la maie en bois. Non loin d’elle, le plus jeune fils balaye le sol du moulin. L’hygiène est de rigueur et il faut tout faire pour éloigner souris et rats qui, sinon, trouent les sacs et mangent farine et grain. Sur ce document, il ne manque que le chat, seul auxiliaire du meunier habilité à faire régner l’ordre vis-à-vis de ces rongeurs redoutés."
- Bruegel, le moulin et la croix (2011), film de Lech Majewski. Le meunier maître du temps, une symbolique encore plus éloignée de la réalité du métier.