Je ne croyais pas aux Mauvais Esprits, mais il faut se rendre à l'évidence.
Publié le 15 Janvier 2019
Ce matin, je suis allé faire ma petite balade de santé.
Un épais brouillard m'enveloppe. Pas un bruit. Pas âme qui vive.
Les abords de la maison ont une apparence inhabituelle, comme s’il s’agissait d’un décor de théâtre fantastique, installé là nuitamment par quelque malin. Allons, j’emprunte le chemin de Saint Jacques qui gravit le coteau et je pénètre dans le bois d’Arrajacamp. Un passage que je
connais par cœur mais qui, aujourd’hui, toutefois, me paraît changé ; les distances ne sont plus les mêmes, je ne voyais pas cet arbre à cet endroit, ni celui-là aussi imposant. Puis, arrivant dans la bambouseraie, je trouve qu’il fait vraiment très sombre. Une hésitation. Un petit frisson me parcourt l'échine. Peur, moi ? Je n’en ai plus l’âge. Je me souviens, avec émotion, de mes frayeurs, lorsqu’enfant, rêvassant, je me perdais dans la châtaigneraie entre Quercy et Périgord, au fond de quelque mine abandonnée ou dans une forêt de buis montant à l’assaut d’une falaise gigantesque. Mais la Lomagne, elle, n’est plus couverte de grandes forêts. Aux portes de Lectoure, la forêt de Saint Mamet, jadis réputée pour ses loups et ses brigands, n’est plus qu’un lambeau de bosquets.
Sorti du bois, je prends le chemin qui redescend vers le ruisseau. La vue sur la ville est bouchée. Purée de pois. Tout à coup une cloche sonne comme si elle était suspendue là, à quelques mètres, derrière ce buisson noir. Ce n’est pas le glas… Mais ce n’est pas la joyeuse volée de messe non plus. Plutôt une sorte de carillon désordonné comme si monsieur le curé avait perdu la tête. Bizarre. Mon imagination sans doute.
Je rentre dans le chaos de rochers de Cardès. Ce lieu très étrange était autrefois le domaine des Hommes cornus « qui sortaient la nuit pour enlever les plus jolies filles, car il n’y a pas de femmes cornues ». Légendes. Mais tout de même, cette impression d’être observé ou suivi. J’allonge le pas.
Enfin, en descendant à travers champs, moitié courant, moitié freinant, vers le hameau de Lafont-chaude, une odeur de feu de cheminée qui devrait me rassurer. Cependant je distingue ici la Tour du bourreau, penchée sur le cimetière, enveloppée d’une écharpe de brume. Un corbeau croasse.
Et bien, vous me croirez ou non, à la première maison que je trouvais enfin sur le chemin du retour, un rideau s’écarte derrière les carreaux, et là, un chat noir me regarde d’un air sombre.
Jean-François Bladé l’avait bien dit.
LE MEUNIER ET LES MAUVAIS ESPRITS
Les imbéciles ne prennent pas garde aux chats ; mais les gens avisés s’en méfient. Beaucoup de ces bêtes-là ont fait un contrat avec le Diable, qui les paie pour veiller toute la nuit, et faire sentinelle, quand les Mauvais Esprits s’assemblent. Nul n’est en état de dire au juste ce que les chats reçoivent de gages, ni ce qu’ils en font. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le Diable les invitera à dîner le mardi gras. Voilà pourquoi il est si rare de voir un chat ce jour-là.
Maintenant, vous comprenez pourquoi, tout le long du jour, les chats sommeillent ou font semblant, l’hiver au coin du feu, l’été au premier endroit venu. Ils sont fatigués d’avoir patrouillé toute la nuit, autour des granges et des étables, dans les caves et les greniers. Vous comprenez aussi qu’avec de si bonnes sentinelles, les Mauvais Esprits sont presque toujours avertis à temps pour s’en aller. Voilà pourquoi ceux que nous pouvons voir ne paraissent pas souvent, et s’évanouissent comme un éclair.
Il y a en effet, des Mauvais Esprits que l’homme peut voir, et d’autres qu’il ne verra jamais. Je ne parle pas des sorcières et des loups-garous, qui ne sont que des gens liés par un contrat avec le Diable. Je parle des Fantômes, des Peurs et des Dracs, que l’on a vus, aussi vrai que nous devons tous mourir. Il y a aussi la Marrauque et la Jambe-Crue, qui rôdent, le soir, autour des métairies, et derrière les meules de paille, pour voler les petits enfants, qu’elles vont manger je ne sais où. Voilà les Mauvais esprits que l’homme peut voir.
Il y en a d’autres dont je ne sais pas le nom, et que nous entendons, sans les voir. L’été, ils dansent au clair de lune, dans les prés, dans les champs, et sur la cime des arbres. L’hiver, ils demeurent tout le long du jour dans les greniers, dans les fours et les trous de mur ; et ils n’en sortent que la nuit, pour faire grincer et battre les portes et les fenêtres.
Il y a aussi des Mauvais Esprits, que l’homme voit sans se douter de rien. Ceux-ci ont le pouvoir de prendre toutes sortes de formes, de se changer en bêtes, en arbres, en pierre et autres choses pareilles. On les prend pour ce qu’ils ne sont pas, et on passe sans y faire attention. Si vous ne croyez pas cela, je ne suis pas embarrassé de vous en donner la preuve.
Vous connaissez le moulin d’Aurenque(1) aussi bien que moi. Un jour, la mécanique des meules se détraqua. Alors le meunier se dit en lui-même : « Voici qui est bien ennuyeux. Mais plaie d’argent ne fait pas mourir. Il y a à Condom, un fameux charpentier pour moulins. J’irai le chercher cette nuit. Demain, je le ramènerai, et quatre jours ne passeront pas sans que mes meules rentrent en danse. »
Alors, le meunier s’en alla dans l’écurie, étrilla son plus beau cheval, le bâta, et lui donna double picotin d’avoine. Cela fait, il s’habilla de neuf, but et mangea comme un homme qui doit aller loin, et revint à l’écurie mettre la bride à son cheval. C’était au temps du bois mort(2). Il faisait noir comme dans un four. Sur le coup de onze heures de la nuit, le meunier monta à cheval, armé d’un coutelas, car il lui fallait traverser de grands bois, et il craignait les mauvaises rencontres de loups et de voleurs.
En traversant le Ramier(3, tout alla bien. Le meunier content, tira sur la bride du côté de Lamothe-Goas(4), et ne tarda pas à sommeiller sur le bât, le cheval allait au pas. Combien de temps le cavalier dormit-il ainsi ? Jamais il n’a pu le dire. Quand il se réveilla, il était prisonnier, serré de tous côtés par de grands chênes, par des arbres couchés et des branches mortes, par des ronces et des épines, si pressées, si pressées, qu’un serpent ou une vipère n’auraient pu y trouver passage. Les feuilles sèchent tremblaient ; les branches se rompaient ou claquaient. Les buissons, que nulle serpe n’avait jamais émondées, égratignaient le cavalier et le cheval, sans leur permettre de faire un pas.
Le meunier comprit alors qu’il était tombé dans une assemblée de Mauvais Esprits, qui prennent toutes sortes de formes. Il tira sur la bride, n’éperonna plus sa bête, et attendit le jour en priant Dieu.
Jusqu’à la pointe de l’aube, le meunier fut tourmenté de mille façons. Quand le chant du coq mit les Mauvais Esprits en fuite, le cavalier se trouva, sans savoir comment, au milieu du grand chemin, et à demi-portée de fusil du château de Lamothe-Goas.
La dame de ce château (c’était une veuve fort charitable) manda le chirurgien de La Sauvetat(5), qui soigna le meunier pendant sept jours. Elle envoya aussi un valet à Condom, avertir le charpentier pour moulins ; de sorte que la mécanique était réparée, le matin même où le meunier rentra chez lui.
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Le lectourois Jean François Bladé a collecté, au 19ième, les contes et les légendes de Gascogne.
Lectoure et la Gascogne lui doivent beaucoup. Les spécialistes considèrent que Bladé se situe quelque part entre Charles Perrault et Alphonse Daudet. Une prochaine fois, dans notre rubrique Littérature, nous donnerons la place qui lui revient à sa très belle plume.
Mais le texte que nous lui avons emprunté, et qui nous permet de joindre le fantastique à nos moulins, n'est pas une fiction, on l'aura bien compris. Alors soyez prudents...
ALINEAS
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Photos. Michel Salanié
(1) Hameau de la commune de Castelnau d'Arbieu (canton de Fleurance), sur la rivière du Gers.
(2) Le mois de décembre.
(3) Forêt entre Lectoure et Fleurance.
(4) Château de l’ancien pays de Condomois, canton de Fleurance (Gers). Lamothe-Goas était jadis un comté.
(5) Bourg de l’ancien comté de Gaure, actuellement compris dans le canton de Fleurance.