Quand Pertuzé décrypte Bladé
Publié le 18 Décembre 2023
" C'est le plus beau, le plus noir, le plus désespéré des contes que je connaisse. Rien n'y est raconté, et tout y est dit. Pour quelle morale, pour quelle leçon ? Garçons, défiez-vous des filles, filles, ne demandez point la lune, au risque de ne rien avoir du tout ? Allons donc ! La question n'est pas là. Tout le monde sait déjà cela, et personne n'empêchera jamais les filles de demander, ni les garçons de courir. On sent bien que quelque chose cloche : un conte sans happy end, ça n'existe pas. Et les spécialistes vous le confirmeront, ce conte n'existe pas.
Le coupable s'appelle Zéphyrin. Comme son prénom l'indique, Zéphyrin est trop longtemps resté exposé au grand vent qui tourne la tête et les idées".
Coupable ou victime ! C'est ainsi que Pertuzé analyse l'échec, l'assassinat s'il y faut un drame, de Jean-François Bladé, prénommé Zéphyrin à l'état civil, qui avait tout pour être un grand écrivain et ne fut qu'un collecteur de légendes, "fidèle sténographe, scribe intègre et pieux" ce sont ses propres termes. Nous empruntons l'image d'un crime à Saint-Exupéry : "C’est un peu, dans chacun des hommes, Mozart assassiné".
Jean-Claude Pertuzé baigne dans l'univers bladéien depuis son enfance. Notre illustre illustrateur est décrit par ses camarades de jeunesse comme très bon élève particulièrement en français et en histoire. Pourtant c'est décidé, il choisira les beaux arts. Ainsi, y a-t-il un parallèle évident, une filiation entre ces deux lectourois à la différence près que Pertuzé lui, choisira librement son chemin, ce que Bladé se verra refuser ou bien refusera de son propre chef, pourquoi serait-ce toujours la faute des parents ? Et cette filiation, par conséquent imparfaite comme toutes les filiations, conduira Pertuzé à exposer sa théorie, son exégèse, sur la carrière contrariée de Bladé. Dans le recueil "Jean-François Bladé - Les nouvelles", dans une introduction fouillée et argumentée, Pertuzé décrit la trajectoire chaotique de Bladé, parti sur les chemins de la bohème parisienne et rappelé par son notaire de père, qui tient la bourse, pour prendre la suite de l'étude lectouroise, raisonnablement, bourgeoisement, obscurément pourra-t-on regretter, au regard de l'imagination lumineuse du fils prodigue.
Martin Guerre, Abd-el-Kader, un éléphant ivre rue Nationale et le bourreau malgré lui...
Les nouvelles recueillies et illustrées par Pertuzé ont été publiées entre 1856 et 1860, essentiellement dans la Revue d'Aquitaine. Ce sont les seuls textes de Bladé vraiment personnels, même si la trame, le prétexte ou la source peuvent être recherchés chez d'autres auteurs, anciens et souvent oubliés. Une réécriture qui n'est pas un plagiat car la trame est adaptée, le style très riche, enlevé, moderne comparativement, et laissait augurer, regrette Pertuzé, un grand talent.
Gérard Depardieu en faux Martin Guerre a donné un visage, dont Pertuzé n'a pas voulu s'inspirer ci-dessus, à cette histoire d'imposture dans les Pyrénées du 16ième siècle. D'autres auteurs célèbres l'ont évoqué, Montaigne vingt ans après les faits, Alexandre Dumas en 1846, mais Bladé l'a exhumée directement du compte-rendu de Jean de Coras, le juge toulousain ridiculisé pour avoir donné droit à l'imposteur juste avant le coup de théâtre du retour du vrai Martin Guerre.
Dans une autre nouvelle trouvant un certain écho dans l'actualité du temps, le chef algérien Abd el-Kader donne du fil à retordre au maréchal Bugeaud, Bladé invente une sorte de Tartarin, culturiste sinon cultivé, rêvant de soumettre l'émir pour gagner la croix d'honneur et rentrer "dans mon village habillé en spahi, en attendant que le conseil municipal fasse tirer mon portrait pour une salle des illustres qui enfoncera celle de Lectoure, malgré le tableau du maréchal Lannes et celui du baron Dupin en culotte de fer-blanc".
Si les noms sont changés, les lieux, les références historiques de ces nouvelles sont souvent celles du Lectourois, de Bladé enfant ou de Bladé devenu personnalité officielle par diktat paternel, avocat puis juge suppléant, mais qui, nouvelliste à ses heures et de plus en plus souvent, secrètement on l'imagine, prenant à peine la précaution de brouiller les pistes, ne peut résister au plaisir de brocarder les institutions, les voisins, la bonne société, qui ne lui pardonneront pas cette liberté de ton. Un éléphant enivré de vin nouveau qui s'échappe et sème la panique entre la Place d'armes et la halle, ridiculisant le cordonnier, l'aubergiste, le capitaine de la Garde nationale... Un charivari pour bafouer l'épicier du quartier battu par sa femme... Bref Bladé distribue les banderilles. Une iconoclastie qui amuse Pertuzé.
Cependant, l'auteur peut parfois devenir grave. On sait qu'il raconta, ailleurs, avoir dialogué, encore enfant, avec l'inquiétant Rascat, le bourreau retraité hébergé un temps dans la tour d'angle des remparts de Lectoure. A t-il gardé de cette étonnante conversation une indulgence peu commune à l'époque, pour l'homme fragile qui se cache derrière l'exécuteur des hautes œuvres ? Ce récit d'un autre bourreau qui lie amitié avec un jeune étudiant toulousain est émouvant. L'auteur parodique sait se faire romantique.
Au total, Pertuzé rassemble et illustre onze nouvelles, baroques, cocasses ou bien poétiques.
En 1869 Bladé quitte Lectoure pour Agen. Commence alors la collecte des contes de Gascogne.
Can the "Peasant" Speak?
Est-ce qu'un paysan, ça parle ? La réponse à cette question, provocatrice et arrogante, est "non" ! Question et réponse par l'auteur d'une thèse en ethnologie, William Pooley, soutenue en 2010 devant l'Université de l'état d'Utah (USA), ce qui prouve pour le moins que le sujet est actuel et d'importance planétaire, mazette ! Sans rentrer dans le détail, la thèse pèse 160 pages in english please !, l'argumentaire du thésard d'outre-Atlantique est le suivant : Bladé n'a pas suivi une méthode scientifique. Ses informateurs appartiennent à son périmètre familial et voisin. Le vocabulaire est trop choisi pour être populaire, et donc pour être honnête académiquement parlant.
Cette critique du travail de Bladé folkloriste n'est pas nouvelle. A vouloir trop souvent se prétendre "scribe intègre et pieux", notre Zéphyrin a depuis longtemps suscité le doute. Et Pertuzé ne conteste pas la thèse : "Des contes beaux et purs, si beaux et si purs que c'est trop beau pour être vrai. Décortiquer, analyser, comparer : tout cela a été fait, refait, vérifié et recoupé, et même pour ses plus fidèles admirateurs (dont je suis, contre vents et marées, on l'aura compris), tous les indices concourent à cette vérité, Maître Jean-François a certes recueilli des contes populaires, mais il a beaucoup pêché par collage, coupage, rabotage, et surtout par invention pure et simple. Ce qui pourrait être véniel en matière de conte, l'imagination ayant tous les droits, mais qui est condamnable lorsque l'"auteur" se défend d'avoir commis ce genre de délit, et qui plus est, accumule de fausses preuves de son absolue innocence".
Mais alors ? Finalement, ce n'est pas une simple collecte, un recensement de récits traditionnels mais bien une véritable création littéraire ? Génial ! Inavouée ? Et tout de même à moitié pardonnée !
Oui Bladé est pardonné. Car, sait-il cet ethnologue américain que nous avions tous encore il n'y a pas si longtemps une grand-mère, un vieil oncle ou un voisin intarissable en matière de fées, de messes noires et de loups dotés de la parole ? C'est très commun ici. Pourquoi faudrait-il établir un panel représentatif de la population et des questionnaires normés pour collecter ce que l'on trouve au coin de la cheminée et dans les greniers dans chacune de nos maisons de famille ?
Le fait est qu'on se demande encore pourquoi Bladé a voulu donner le change. Le qu'en-dira- t-on ? Son père ? Sa femme ? Un vieux fond de pruderie protestante... Il est assez timide également en matière d'érotisme. Le Quercynois Antonin Perbosc ne se gênera pas lui. Et Pertuzé non plus.
Avec un peu plus d'ambition, nous aurions eu ici notre Georges Sand d'Occitanie, notre Alphonse Daudet de Lomagne, notre Henri Pourrat lectourois, collègues folkloristes qui tous ont pioché sans vergogne dans les légendes et les traditions régionales pour faire revivre in extremis, et avec un talent les inscrivant au panthéon de la culture française, un monde en train de disparaître et n'était-ce pas là l'essentiel ?
Mais, mis à part les thésards discutailleurs, le travail de Bladé est aujourd'hui cependant reconnu et apprécié à sa juste valeur. Ce n'était pas évident il y a à peine quelques décennies. Pertuzé raconte qu'en 1952 un professeur de français allemand, traducteur des Contes de Gascogne dans la langue de Goethe, Konrad Sandküler, en pèlerinage à Lectoure, fut atterré de ne trouver aucune trace de la reconnaissance officielle de la ville envers son enfant. Nul n'est prophète en son pays. Ce n'est qu'un peu plus tard que l'on donnera son nom à la petite place qui jouxte sa maison natale. Voir ici notre alinéa sur le joli jardin Bladé. Et dans les années 90, une école primaire prit son nom. Un déménagement récent de cet établissement scolaire vers la ville nouvelle fait craindre un recul de Bladé dans la hiérarchie de nos illustres. Il avait raison notre ennemi d'Abd el-Kader d'ambitionner de se couvrir de gloire afin de se faire portraiturer et accrocher de son vivant aux cimaises municipales.
Reste que Bladé a, non pas gravé dans le marbre, mais mieux, imprimé dans notre mémoire livresque les bacchantes du sabbat, le roi des hommes cornus, la chasse infernale et céleste du roi Artus et tant d'autres magnifiques caractères. Pour plus de sécurité, Pertuzé les a dessinés. Tout est bien.
Alinéas
Depuis sa création, pour respecter la tradition, ce cyber-carnet a publié chaque année à la même période, un conte. Nous ne faillirons pas. Voici ici l'intégrale du cœur mangé de Bladé. Jean-François Bladé. Le coeur mangé.
NB. Pertuzé a feint de ne pas le savoir, le conte du cœur mangé est bien connu dans de nombreuses versions occidentales, orientales et nordiques. Mais, contrairement à la version de Bladé, sa structure de base met en scène un triangle amoureux. L'amant se fait toujours tuer à la fin et, par ruse, le mari fait manger le cœur du défunt amant à sa femme. Encore une fois par pudeur ou pour éviter un sujet scandaleux peu goûté dans la Gascogne du 19ième, Bladé et ses sources auront édulcoré ce scénario immoral.
ILLUSTRATIONS PERTUZÉ
- 1ière et 4ième : Les contes de Gascogne. Bladé, mis en bande dessinée par Pertuzé
- 2ième et 3ième : Jean-François Bladé - Les nouvelles. Présentées et illustrées par Pertuzé.
SOURCES
- Jean-François Bladé - Les Nouvelles. Présentées et illustrées par Jean-Claude Pertuzé. Ed. Loubatières 2000.
- Can the "Peasant" Speak? Forging Dialogues in a nineteenth-century legend.
William Pooley - Utah State University
https://digitalcommons.usu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1764&context=etd