Un conte. Quoique.

Publié le 17 Décembre 2019

 

On vous a peut-être dit que la terre serait ronde et tournerait sur elle-même ? Bon. En tout cas ça n’a pas été toujours vrai ici, à Lectoure. La preuve, l’histoire que voilà se passe bien avant que la ville ne ressemble à ce que nous connaissons. Pas de promontoire. Ni Vieille-côte, ni Côte-de-Péberet, ni sentier de la Tour-du-bourreau. Pas de château repaire d’Armagnac, pas de clocher cathédral. Puy, pech, serre, motte, peyrusquet... les mots pour nommer le relief n’ont pas encore été inventés.

A cette époque, le pays gascon baignait dans une mer infinie. Le rivage n’en était pas escarpé et l’arrière-pays était recouvert d’une forêt ondoyant mollement.

 

 

Un pêcheur habitait là, pauvrement mais vivant honnêtement du fruit de son travail, comme ses ancêtres avant lui, de toute éternité.

Un jour, comme tous les jours, le pêcheur mit sa barque à l’eau, hissa la voile et partit au large, à la recherche du banc de poissons qui viendrait s'emberlificoter dans son filet. A quelques encablures du rivage, il croisa le voilier d’un vieux pêcheur habitant le village voisin qui s’en revenait bien plus tôt que d’habitude.

- N’y vas pas petit, lui dit le vieux. La mer est vicieuse aujourd’hui. Tu vas tomber dans un trou de vent.

Le trou de vent est la hantise du marin, qui peut rester des heures à attendre pour voir sa voile se gonfler et pouvoir revenir vers la côte. Quand ce n’est pas la tempête qui se lève.

- Et méfie-toi des poissons qui parlent, bougonna-t-il en s’éloignant. Surtout ne leur réponds pas !

Le vieil homme perdait un peu la tête. On avait pris l‘habitude de ne pas écouter ses sornettes. Pensez donc, des poissons qui parlent !

Mais peu de temps après, le vent tomba effectivement. Habitué à ces évènements de mer et aussi pour maîtriser son inquiétude, le pêcheur s’occupa d’abord à rapiécer son filet, à calfater sa barque à l’étoupe de chanvre et à la poix… lorsqu’il aperçut à la surface de l’eau un frétillement. Il s’apprêtait à lancer une ligne lorsqu’il entendit des voix.

Trois gros poissons à visage humain s’approchèrent de la barque. Le premier dit :

- Je suis la Fortune. Vois, mes écailles sont d’or. Chaque jour, l’une d’elle se détache et coule au fond de la mer dans un grand coffre. Le veux-tu ?

Se rappelant le conseil du vieux pêcheur il ne répondit pas.

Le second dit :

- Je suis le Savoir. Je peux concevoir pour toi un bateau et une voile bien plus rapides que tout ce qui existe aujourd’hui dans les ports de ton pays. Le veux-tu ?

Le pêcheur ne répondit pas.

Le troisième poisson avait la voix et l’apparence d’une très belle femme jusqu’au dessous du nombril mais en lieu et place de la taille et des jambes, il était doté d’une nageoire dont il semblait très fier et qu’il exposait au regard du pêcheur, à la surface de la mer.

- Je suis la Beauté. Je peux t’offrir l’amour d’une femme aussi belle que moi mais qui sera constituée, par commodité, comme toutes celles de ta race. Le veux-tu ?

 

Alors, voyant qu’il s’obstinait à ne pas répondre, ceci malgré la tentation, les trois poissons devinrent rouges de fureur et se mirent à nager en cercle, si vite, si vite qu’un grand vide se forma au centre de leur ronde infernale, comme un gigantesque entonnoir embrumé tourbillonnant jusqu'au tréfonds des abysses.

En direction du soleil, voilé par de fantastiques nuages percés d’éclairs, une montagne se dressa où jaillirent des sources chaudes, laissant échapper des fumerolles et des geysers de boue jaunasse. Le tonnerre masquait le grondement des vagues déferlant sur le frêle esquif qui tanguait dangereusement

 

 

Le vent se leva brusquement et des nuées se mirent à tournoyer dans un ciel de fin du monde. Sans perdre de temps, le pêcheur hissa sa voile et prit la direction de la côte.

Derrière lui, au fur et à mesure qu’il grimpait à la crête des vagues et qu'il dévalait dans l'écume, le cratère d’eau formé par le tourbillon sous l’effet de la ronde terrible des trois poissons, laissait apparaître le fond marin, des collines, des rivières et tout un paysage qui deviendrait plus tard celui de notre Gascogne.

Arrivé sur le rivage, le pêcheur abandonna sa barque qui, la mer étant à ce moment-là complètement asséchée, se coucha sur le côté misérablement. On dit qu’elle y est encore aujourd'hui, quelque part sous une couche de sable du côté de la salle de Gère. L'homme prit dans sa masure quelques outils et se réfugia sans attendre son reste, dans les abris des rochers de Cardès.

Pendant ce temps, une rivière dévala de la montagne que l’on n’appelait pas encore Pyrénées et creusa son lit vers le nord. Elle creusa, creusa. Et alors, à ce moment-là, oui je veux bien, à ce moment-là seulement, sous l’effet de tout ce charivari, la terre se mit à tourner de telle façon que la rivière creusa le rocher vers le soleil levant et déposa sur l'autre rive, vers le soleil couchant, les boues et les sables arrachés au sol. Ce qui explique que chez nous, tous les fiers castelnaux, dressés sur de rocailleux plateaux, dominent la rivière qui leur sert de défense naturelle et que, sur l’autre berge, sont étendues des prairies grasses à souhait qui font la vie douce dans ce pays. Enfin, aujourd'hui.

 

 

Car, le soir même de la dernière sortie en mer de notre pauvre pêcheur, un promontoire avait pris la place de son petit village. On y construisit des remparts hérissés de mâchicoulis et de tourelles. Un  sinistre château occupait l'avancée du rocher sorti des entrailles de la terre. Une citadelle était née. Vinrent les civilisations et les temps barbares. Vinrent les bâtisseurs orgueilleux et les pillards, les religions et les hommes de peu de foi.

Pendant quelques temps encore, le pêcheur s'approcha de l’endroit où il avait vu la mer pour la dernière fois. Sous les frondaisons vertes et bleues des peupliers et des saules, devant lui, le soleil dessinait sur l’eau des reflets d’argent, comme un banc de poissons qui frétille à la surface de l’océan.

 

                                                                           ALINEAS

 

PS. Maître es-contes populaires, le lectourois Jean-François Bladé ne retenait pas "les narrations les plus faibles, les plus altérées, [provenant] des demi-lettrés, notamment les instituteurs primaires, qui en savent trop pour rester naïfs, et pas assez pour le redevenir".

Tant pis. Je dédie cette fantaisie carnéiste à Gaspard-Gustave Coriolis (1792-1843), mathématicien français auteur du théorème de mécanique qui porte son nom « Toute particule en mouvement dans l'hémisphère nord est déviée vers sa droite (vers sa gauche dans l'hémisphère sud) », soit l'application de la force axifuge à l'échelle de la planète. Et quand on précise qu'à la surface de la terre, la vitesse est de 800 km/h à l'équateur ! Vous ne vous en doutiez pas à l'instant même, en me lisant... vous penchez dangereusement vers votre droite, en regardant le pôle nord.

C'est fou comme les grands génies ont le don de nous emmener dans des mondes où la poésie retrouve des champs d'expression infinis : Copernic, Darwin, Newton...

Les géographes et géologues situent ici l'extrémité des avancées maritimes à l'Helvétien, c'est-à-dire il y a 15 millions d'années tout de même. Le golfe de Lectoure : ça fait rêver, non ?

Enfin, vous aurez reconnu Pâris, le berger fautif de la guerre de Troie, transformé pour la cause en pêcheur gascon et manquant cette fois-ci de rencontrer la belle Hélène. Aphrodite n'ayant pas su le convaincre. Héra et Athéna non plus d'ailleurs. La guerre n'aura donc pas lieu, pas encore, mais quel chamboulement dans le paysage !

 

PHOTOS :

Orage sur les Pyrénées : Pierre-Paul Feyte que nous remercions chaleureusement et dont vous trouvez les merveilleuses photos ici : http://www-feyte-fr.photodeck.com/

Voilier entre ciel et mer et Château des comtes d'Armagnac : Michel Salanié

 

 

Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Contes

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