Une chronique fantasmagorique d'Alcée Durrieux, un Lectourois des Ruisseaux

Publié le 22 Novembre 2022

 

 

il vous arrive de descendre pendant la nuit la rue de la Tour du Bourreau, méfiez-vous : un essaim de terreurs s'échappe incessamment de sa toiture affaissée par l'âge, comme une volée de corbeaux chassés par l'orage. Vous trouverez d'abord la place de la Barbacane nue et déserte inspirant la peur. En face, la vallée des Ruisseaux taillée à pic, profonde plus que la vue, béante comme une fosse affamée. A gauche, les vieux remparts avec leur barbe d'herbes malfaisantes, longs comme la faim de Mai, assis sur le roc verdâtre et isolé; vieillard dédaigné sur son fauteuil antique souvenir d'une période expirée; à droite, le rocher terrible et menaçant comme un fauve, la Croix-Rouge sur les épaules; puis le cimetière qui se développe allongé sur la pente avec sa coiffure d'arbustes funèbres, de croix noires, et de pierres sépulcrales debout sur les pauvres morts. Elles prennent les allures de fantômes en mouvement dès qu'un rayon de lune se traîne au milieu d'elles en s'échappant des nuages pluvieux poussés par les vents.

La tour, assise sur les lèvres du vallon, massive et sinistre, tachée de lierre, avec ses moellons disjoints et mordus de la dent des siècles, grâce à sa lucarne constamment ouverte, ressemble à un aigle déplumé, à jeun, qui épie sa proie.

Le tertre de Vaquier tout pareil, solidement planté de l'autre côté de la vallée, se dresse comme un voleur en vedette faisant le guet pour préserver son complice d'être surpris en faute.

Sur l'emplacement occupé par la tour était située, il y a des siècles, l'antre de la Sorcière : lieu redouté, maudit des Dieux et des hommes : les Chrétiens le fuyaient avec terreur pour éviter les pièges de l'Enfer... Lorsque les Consuls bâtirent les murs de défense de la Cité, ils la firent disparaître sous la tour dont ils abandonnèrent l'habitation au bourreau; car personne, lui excepté, ne l'aurait acceptée.

D'où était sortie la sorcière? Nul n'en savait rien. On racontait bien qu'elle était venue du pays des Landes; que ses aïeules, Sorcières avérées, avaient été brûlées dans ces contrées : mais sur tout cela rien de certain. Avait-elle été mariée? Personne ne connut son mari : on disait qu'un vaurien qui l'appelait sa mère fut engendré du Diable. Enfermée dans sa fente de rocher, elle n'en sortait que la nuit, comme les chauve-souris : encore avait-elle des préférences. En effet elle ne choisissait pas ces belles nuits claires et gaies où tout murmure, bruit, chante ou coasse, sur la terre et dans les eaux, dans les bois et dans les prés, oiseaux, grillons, insectes, grenouilles, crapauds, rainettes, tous également heureux de vivre; mais plutôt ces nuits affreuses où la pluie tombe drue, où la tempête affolée déchaine les éléments, où le flot des ténèbres enveloppe les étoiles , et qu'il fait noir comme dans un four fermé. Un éclair, une lueur rapide la montrait au long d'une haie ou contre une muraille; et le voyageur effrayé s'enfuyait comme s'il avait mis le pied sur une vipère dont il voulait éviter la morsure; jamais on ne vit personne franchir son seuil: peut-être les limaces, les crapauds, et les lézards; l"ouverture de son abri était d'ailleurs masquée par des orties, de hautes herbes, et des buissons que le fer n'avait jamais mordus.

Longue et maigre comme un copeau, ses cheveux blancs, sales, embrouillés, se dérobaient en désordre, sous la pression d'un mouchoir déchiré; un œil de chouette, le nez bourgeonné, la peau du cou pendante comme celle d'un coq-dinde, les lèvres serrées et velues, couverte de haillons crasseux, elle effrayait les bestiaux. Elle boitait par surcroit.

 

Suivant les mauvaises langues, elle prenait les formes de chat, de loup, de serpent; elle volait comme une hirondelle sur un manche à balai, ensorcelait gens et bêtes, et leur jetait la maladie ou la mort à son gré: elle déchainait les orages ou les apaisait, provoquait les vents, les grêles ou la sécheresse, en pliant seulement le bout du doigt. On l'accusait d'avoir pactisé avec Lucifer qui lui avait communiqué sa puissance de nuire. Pour une fois, les mauvaises langues avaient dit la vérité, mais en partie seulement. On ignorait, en effet, que lorsqu'elle s'oignait de certains onguents, huiles et compositions préparées en Enfer, elle pénétrait dans les maisons sans être vue, se changeait en oiseau, loup-garou, brebis, ou en homme ou en enfant; et on se souvint plus tard, qu'elle avait pris, un jour, la forme d'une Diaconesse pour insulter Dieu jusque dans son Eglise. Avec cette puissance elle pouvait préparer ses méfaits bien à l'aise; voler, estropier, empoisonner vivres et boissons, faire mourir gens et bêtes, et perpétrer ses crimes en toute sûreté.

Elle fit si bien que la consternation plana sur Lectoure et ses environs: la ruine y étendit ses ravages; les bêtes étaient frappées, les gens tombaient malades sans cause apparente, et mouraient en grand nombre; les enfants se prenaient à crier tout à coup, et gémissaient jusqu'à leur dernier soupir; les Chirurgiens n'y connaissaient rien; on promena les Reliques dans les rues, on fit pénitence, on appela le Ciel en aide; et rien n'arrêtait le fléau. Dès que venait la nuit, les portes étaient fermées au verrou, on bouchait jusqu'au trou de serrures; et nul n'osait aller même derrière sa maison. La scélérate faisait encore pire si c'est possible.

Elle avait ensorcelé un grand nombre de personnes de tout âge, plus particulièrement des femmes, et elle les menait au Sabbat. Qu'était-ce donc? On le sut par hasard; et la seule pensée vous donne le frisson.

A cette époque reculée, alors que le Ramier n'était pas défriché, et qu'il s'étendait jusqu'au Gers, sur la partie déclive de la forêt, dans la direction de Bouilhas, se trouvait un grand carrefour enfoncé, pas du tout rassurant, dont les chemins se dirigeaient vers Pauilhac, Fleurance et Lectoure... et quels chemins!!! A cette époque, les bois n'étaient pas aménagés comme aujourd'hui, et l'obscurité régnait là comme chez elle en plein midi.

Un malheureux bordier de la contrée qui courait à nuit close, chercher l'accoucheuse pour sa femme en danger, aperçoit des lumières dans ce carrefour. Effrayé, il se dissimule derrière un chêne, et les regarde comme une vache contemple une porte neuve. Il aperçoit un groupe qui augmentait incessamment; les nouveaux venus arrivaient de tous les côtés; par les airs sous forme d'oiseaux sinistres sur des manches à balai, à travers les bois sous la peau de chiens, de renards, de toutes espèces d'animaux; et sitôt qu'ils tombaient sous les rayons des lampes, ils se transformaient en hommes, femmes et enfants; ils allaient baiser l'affreux derrière d'un énorme Bouc quatre fois cornu, noir de mauvaise mine, assis sur une chaire de gazon; c'était Lucifer chef des Sorciers et Sorcières, le Démon de la Luxure; et il maniait les femmes de la tête au ventre, les jeunes et jolies plus volontiers que les vielles laides, qui supportaient de fort méchante humeur la différence des procédés, puis il frottait son vilain museau sur leurs figures, en grognant, et en secouant les lèvres.../...

Qu'est ceci dit le paysan effaré? Il n'osait plus bouger ni pied ni pattes, ni seulement respirer, bien certain d'être étranglé s'il était découvert. Au bout d'un moment, tout ce monde se mit à table, hommes et femmes pêle-mêle, pour prendre part au festin. Jamais on n'avait vu des goinfres affamés dévorer tant de viandes, ni vider si prestement les pots. Les voisins en mangeant, palpaient outrageusement leurs voisines, fort peu farouches d'ailleurs. C'était hideux. Il y en avait du Marcadieu, et du Faubourg, du Mounet du hour, de Pradoulin, un joli groupe de Fleurance et des environs.

Après le repas, les femmes se mirent à danser : les unes avec des crapauds sur la tête, sur les épaules et sur les mains, des serpents autour du cou; les autres avec des chats suspendus aux jupes, à la ceinture, les bras en l'air et les jambes aussi. Elles tournaient comme des toupies: on entendait un charivari de sifflets, de flageolets, de grelots, tambours et guimbardes: puis de temps à autre, les femmes allaient baiser le bouc, et lui les appréhendaient par les seins et partout ailleurs; jamais on ne vit scène plus affreusement Diabolique.

Le malheureux bordier derrière son chêne, pâle comme une citrouille melonnée, ne respirait plus. Tout à coup les lumières s'éteignirent; on ne vit plus que l'obscurité. Mais on n'entendit bientôt pétiller les bruyères, comme si elles étaient foulées, des chuchotements, des rires, de petits cris, des soupirs et des plaintes, les embrassements bruyants retentir sur la peau, sur les lèvres échauffées, sur les seins prostitués, que sais-je encore... le triomphe du Bouc impur... une scène de chenil!!! Et personne n'appela au secours ! au milieu de ces horreurs, le paysan, plus mort que vif, s'enfuit au galop; la peur lui prêta des jambes; il volait plutôt qu'il ne courait. En arrivant chez lui, il tomba inanimé. On lui vint en aide; et il reprit ses sens. Lorsque vint le médecin il lui raconta, terrifié, ce dont il avait été témoin. La révélation fut bientôt ébruitée.../...

Les magistrats du Sénéchal tendaient leurs longues oreilles un peu de tous côtés; il y perdirent leur latin; l'écheveau était trop embrouillé pour ces têtes vides. Embarrassés et soucieux, ils appelèrent à l'aide leurs collègues du Parlement de Bordeaux, et un Capucin de Toulouse, très savant, à l’œil un peu oblique, Inquisiteur renommé, qui déjouait depuis trente ans les combinaisons de Lucifer, sa très vieille connaissance...

On fit comparaitre toute la contrée, hommes, femmes et enfants. Quelques-uns mentirent, d'autres hébétés ne dirent que des sottises. On délia la langue des têtus à l'aide des Fers chauds et des Bottines à écrou. On griffonna trois charretées de papier, on récita des oremus, on chanta des psaumes contre Satan, l'eau bénite fut prodiguée, et un rayon de vérité traversa par hasard ces obscurités qui n'eurent que la clarté d'une aube du mois de décembre. Il est vrai qu'on trouva la sorcière marquée sous les aisselles??? Il y eut une magnifique procession jusqu'au bas de la Côte, avec Carmes, Capucins et tous les Religieux des Couvents de la ville...

La Sorcière fut saintement brûlée, avec quelques complices des deux sexes, sur le plateau de la Marque, et leurs cendres jetées aux vents; on chanta le Te Deum en plein air, et sur la place du bûcher fut édifiée une Croix qui existe encore...


Le Démon échaudé s'enfuit du Ramier, et prit définitivement domicile vers la montagne.
Il n'y a plus de Sorcières aujourd'hui: les Alphabets les ont peu à peu supprimées. Les maladies de la vigne doivent achever l’œuvre; et cependant le Sabbat dure encore; de jolies charmeuses ont pris leur place. Lucifer subtil et main-croche a changé ses batteries, et nous prend à d'autres pièges, bien préférables sur ma foi.

Avez-vous remarqué le Dimanche, aux environs de l'Eglise, une fillette de dix-huit ans, de taille élégante, droite comme un lys épanoui, souple comme un osier; elle avance légère ainsi qu'un souffle de zéphir sur ses pieds grands non plus que des amandes du mois d'août, parée et proprette dans sa jupe couleur lilas; un brin de fleurs dorées brille sur sa poitrine, comme un timide rayon de soleil, entre deux pommes d'api dont la résistance s'affirme sous le voile d'un fichu soyeux. La tête, parée d'une lourde couronne de cheveux noirs savamment agencés, balance gracieusement sur un cou d'ivoire les pointes aux couleurs éclatantes d'un ruban justement fier de les retenir. Elle regarde avec des yeux vifs et caressants, ombragés de longs et gracieux sourcils; le nez délicat assis entre deux grenades rosées avec ses ailettes agitées, ressemble à un nid de petits Amours chatouillé par ses hôtes; et lorsque les baisers de ris entrouvrent une jolie bouchette pétrie de feuilles de roses, on voit scintiller deux rangées de petites perles et diamants dont les étincelles pénètrent jusqu'au cœur troublé. Oh! alors, fuyez au plus vite, appelez au secours !!! le Démon vous épie, et gare au Sabbat!!!

 

                                                               Alcée Durrieux

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Récit tiré de "Las Belhados de Leytouro" "Les Veillées de Lectoure", 1889, réédition Editions Lacour 2003. Gascon et Français.

Nous avons respecté l'orthographe et la ponctuation de cet ouvrage.

Alcée Durrieux est né en 1819, au pied de Lectoure, au quartier des Ruisseaux. Monté à pied à Paris, il devient un avocat renommé. Il participe aux réunions de l'association des gascons de Paris, La Garbure, où il intervient régulièrement. Les Veillées de Lectoure sont le recueil de ces chroniques.

Alcée Durrieux est également connu pour avoir réédité heureusement son compatriote Pey de Garros, considéré aujourd'hui par les spécialistes comme l'un des rénovateurs de la langue gasconne, et traduit son frère Joan de Garros.

Concernant le phénomène de la sorcellerie, il faut évidemment mentionner les Contes de Gascogne, collectés par Jean-François Bladé. Et l'ouvrage de Jean-Claude Ulian, illustré par Jean-Claude Pertuzé, Sabbats et sorcières de Gascogne, Editions Loubatières 1997.

 

ILLUSTRATIONS :

De tous temps, le sujet est abondamment illustré. Les traités médiévaux de médecine et de religion comportent des enluminures et des gravures qui fixent les standards du registre : le balai, le bouc, les chimères, l'orgie, le festin, la gestuelle obscène...

Les périodes de la peinture contemporaine depuis la Renaissance jusqu'au proche Symbolisme ont permis que les artistes bénéficient d'une grande liberté d'expression que la vindicte publique cautionnait. La nudité, voire la sexualité débridée, exaltées par le théâtre de la nature sauvage, la perspective aérienne, l'ambiance nocturne, autant de contextes qui ont permis de développer, souvent avec talent il faut en convenir, un certain idéal de la plastique féminine, vue le plus souvent par des artistes masculins, participant évidemment ainsi au sexisme tragique du phantasme de la sorcière, désignée instrument des visées du Maître des ténèbres, et pour cela longtemps persécutée. 

Pour cet alinéa et dans l'ordre, nous avons emprunté aux artistes sui- vants :

  • Luis Ricardo Forlero, Sorcières partant au sabbat
  • Franscisco Goya, La Conjuration
  • Anonyme, Russie pittoresque, Sorcière
  • John Faed, Tam O' Shanter And The Witches
  • Pablo Agüero, Les sorcières d'Akelarre, film, copie d'écran
  • Natale Schiavoni, portrait d'une jeune italienne.

 

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Contes

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K
très belle histoire ! et quelle écriture !<br /> Dommage que ça n'existe pas... plus jeune j'aurais bien été sorcière une fois !!!!
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R
Un régal .... surtout un matin sombre et pluvieux, assise au coin du feu !<br /> Bravo !
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Y
Ah ces histoires de sorcières, elles fleurissent un peu partout à chaque carrefour en forêt et dans les campagnes. Magnifiques article <br /> amitiés <br /> yves
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