Publié le 9 Juillet 2025
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Ce carnet est en partie dédié aux moulins. Pour illustrer nos chroniques, nous avons été conduit à observer la représentation de ces mécaniques meunières dans la peinture, mécaniques plus particulièrement hydrauliques par affinité personnelle, afin d'y rechercher certains détails, techniques, historiques ou sociologiques. Cette quête nous a fait voyager dans le temps et dans l'espace, souvent loin de Lectoure notre fil conducteur. Et parfois a-t-il fallu, s'il n'est pas le sujet principal comme chez van Ruisdael ou chez Courbet, deviner le moulin dans le lointain.
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iorgio di Castelfranco (1477-1510), dit Giorgione, est réputé pour avoir osé décentrer les scènes bibliques ou légendaires sur sa toile pour laisser la place à l'arrière plan, ouvrant ainsi, à la charnière du Moyen-Âge et de la Renaissance, la voie au paysagisme. C'était une révolution. Gorgione a marqué l'histoire de l'art. En s'affranchissant ainsi du dogme et des conventions, il a inauguré la peinture de paysage, et d'une certaine façon, malgré le caractère bucolique de ces vedute, il préfigure le réalisme. Dans cette Adoration des bergers le paysage de Lombardie, totalement anachronique et très loin de l'aridité de Palestine, est sans doute assez proche de la vision effective du peintre sur son environnement quotidien. Au loin, on aperçoit très nettement un moulin et sa roue à aubes, à l'extrémité d'une diagonale suivant le rivage avant d'aboutir à l'enfant-dieu au premier plan, dans l'étable qui passe de fait, elle, au rang d'allégorie. Encore tout à fait honorée cependant ; la primauté du divin est sauve.
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Ce mouvement de re-contextualisation des scènes bibliques se poursuivra et s'accentuera. A peine 50 ans après Giorgione, Pieter Brueghel nous en donne l'un des exemples les plus marquants avec son tableau Le dénombrement de Bethléem où, Joseph et Marie, anonymes parmi la foule des candidats au recensement décrété par l'empereur romain Auguste en l'an 8 av. J.-C. (la date fait toujours l'objet de discussions savantes), sont difficiles à distinguer dans la scène d'ensemble, foisonnant de détails comme toujours chez cet artiste, transposée au 16ième siècle, aux Pays-Bas et sous la neige. Quant à l'enfant Jésus, il n'est même pas représenté. Il faut le supposer caché dans un couffin sous le manteau bleu de sa mère.
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Mais quittons les saintes Terre et Famille et revenons à nos moulins, toujours avec Brueghel. Ou plutôt avec "les" Brueghel, Pieter et Jan, père et fils.
Ce très célèbre tableau, Les chasseurs dans la neige, est de Jan, dit Brueghel le Jeune, qui a largement réinterprété les scènes traitées avant lui par son père dont celle-ci. Le tableau de Pieter était plus sombre, au ciel bas, presque angoissant, alors que celui de Jan est lumineux et joyeux. Sur les deux compositions cependant on distingue très nettement dans l'angle bas à droite, un moulin dont la roue à aubes est immobilisée par la glace.
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Avec plus de glace chez Pieter que chez Jan (voir ci-dessous). C'est le temps dit du "petit âge glaciaire" où les hivers particulièrement rigoureux impactaient fortement l'activité humaine. Seul un homme traversant le pont avec son fagot sur le dos figure la poursuite du travail. Travail domestique a minima pour alimenter la cheminée. Tous les autres personnages se livrent à des activités festives : chasse, glissades, pêche, festoiement... C'est classique chez les Brueghel dont la peinture de genre et de mœurs d'une époque difficile ne veut retenir que la joie et l'énergie de vivre, sinon l'insouciance, et une abondance de cocagne. Le moulin, symbole de l'organisation, de l'ingéniosité et du commerce peut bien attendre les beaux jours.
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Au 17ième siècle, le classicisme privilégie le style, la composition et la précision du dessin, le rendu des matières et des atmosphères. Le Lorrain sera l'un des maîtres de la peinture de paysage. Dans ce tableau, Paysage avec marchands, le moulin tient une place éminente bien que décentrée. La lumière du soleil levant réfléchit et ricoche sur lui au passage. Il est l'un des sommets du triangle formé avec deux autres points éclairés, la tour et le groupe des marchands. Peinture paysagère soit, qui nous paraît aujourd'hui champêtre, mais en réalité symbolique d'une Europe économiquement florissante.
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Le Lorrain reprendra ce même moulin sur un autre tableau en s'approchant de lui et en lui donnant le rôle titre. La tour est descendue de la montagne pour composer un bel ensemble architectural magnifié par une chaude lumière rasante, qui semble cette fois plutôt venue d'un soleil couchant. Une gouttière d'amenée en bois, surélevée sur une passerelle, alimente la roue à godets. Malgré le cadre paisible, le moulin est bien à sa tâche.
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A présent, rapprochons nous de notre Gascogne, à la fois dans le temps et dans l'espace. Charles Mercereau fait partie des nombreux illustrateurs qui participent à l'engouement pour les Pyrénées dans la deuxième moitié du 19ième siècle. Le tourisme naissant, le thermalisme, l'alpinisme, la littérature, dont Hugo et Sand sont les iconiques ambassadeurs, offrent aux peintres à la fois un cadre majestueux et un débouché commercial démocratisé pour des reproductions imprimées en série. Cent-cinquante ans plus tard, au-delà de l'esthétique, cette vue de Barèges est devenue un document d'archive, un témoignage, où l'on trouve maints détails à étudier.
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Le carnet d'alinéas a souvent évoqué la topographie des moulins à eau. La position du moulin qui apparaît à cheval sur le torrent de Bastan, en amont du village et masqué à la vue par un ilot alluvionnaire, seules les toitures apparaissant, est tout à fait classique de l'implantation de l'usine hydraulique. Une écluse a probablement été installée plus haut sur le cours d'eau et une dérivation creusée de façon à alimenter le moulin selon ses besoins, ceci le protégeant des crues du lit principal, sauf évènement exceptionnel toujours possible, Barèges l'a durement mesuré en 2013.
Un moulin encore plus discret que les précédents dans le paysage que nous offre l'artiste, modeste mais essentiel acteur économique du village pastoral promis à un avenir bouleversé dans la société des loisirs de neige et de la santé, industrieuse mais fragile mécanique dans une nature gigantesque. En aval, en outre, le Bastan alimentait en cascade un chapelet de moulins papetiers, mémorisés ceux-là sur la carte de Cassini.
Un dossier de 1795 de l'ingénieur Lomet des Foucauds pour le Comité de salut public relatif à l'installation d'un hôpital confirme cette observation et suggère qu'il s'agit du moulin de Carère. La passerelle traversant le Bastan est bien représentée par Mercereau. Par contre le moulin de Couget paraît en retrait et surélevé par rapport au cours d'eau ou bien n'est-ce pas lui et peut-être n'existait-il pas lorsque Mercereau posa ici son chevalet. Il faut interpréter les représentations artistiques avec circonspection*.
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Circonspection encore et enfin. Au bout de notre cheminement artistico-moulinier, après la Lombardie, le Brabant et les Pyrénées, il fallait que nous revenions à Lectoure puisque c'est la discipline de ce cybercarnet.
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Cette illustration que nous avons déjà reproduite pour illustrer un article sur le recensement des moulins de notre canton ici est supposée représenter Lectoure. Nous voulions voir sur le pied de page le moulin de Saint Gény. Et nous aurions alors la plus ancienne représentation d'un moulin gascon, malgré la roue à aubes, inhabituelle dans notre région. Dans l'ouvrage collectif de MM Bordes, Courtès, Féral et al., "L'histoire de Lectoure" de 1972, cette illustration est légendée de la façon suivante : "Porte Matabiau défendant l'entrée Est de la ville (XIVe siècle)". La porte Matabiau, marquant l'entrée de la citadelle au Moyen-Âge, était située au niveau de notre actuelle rue Nationale, entre la boulangerie Grandé et l'ancienne orangerie du presbytère (maison Bechetoille actuellement). Porte dont aucun autre document d'archive ne permet de connaître l'apparence exacte et dont la perspective nous paraît ici pour le moins déformée.
Alors, est-on bien sûr qu'il s'agisse de Lectoure ? Et que l'illustration date bien du 14ième siècle ? Une étude approfondie s'impose. Dont nous vous donnerons les conclusions dans un prochain alinéa.
Alinéas
* D'ailleurs, le cybercarnéiste lui-même a été piégé en ne remarquant pas que le plan de Lomet ne respectait pas la convention qui veut que le nord soit représenté en haut. Il eut fallu suivre la flèche du sens du Bastan pour s'en apercevoir ! Merci au lecteur "barégeois" et attentif (correction portée le 10/07).
Pour en savoir plus sur les œuvres et sur les auteurs :
L'adoration des bergers - Giorgione
Le dénombrement de Bethléem - Brueghel
Chasseurs dans la neige - Brueghel l'ancien
Paysage avec marchands - Le Lorrain
Carte de Barèges :