A Lectoure en Gascogne, mon carnet à tout propos. Moulins, châteaux et ruines,
à propos des chemins et des bois aussi, des plantes sauvages et comestibles, romans et légendes, à propos de la vie des gens d’ici, hier ou aujourd’hui. Carnet-éclectique.
image vaut mille mots aurait dit Confucius, philosophe lointain et donc vierge de toutes nos polémiques, auquel on attribue de profondes pensées, pratiques pour situer le débat. Vues les quantités de dessins exécutés par Pertuzé, la Médiathèque de Lectoure qui prend le nom de l'illustrateur des contes de Gascogne et autres Rampono, Jean de l'ours ou Pyrène va pouvoir pousser ses murs.
En voilà une bonne idée ! Installer des rayonnages supplémentaires dans les rues qui dévalent vers les ruisseaux, sur le macadam des parkings et, débordant des remparts devenus inutiles, jusque dans l'herbe fraîche des jardins bourgeois parfois négligés de nos jours trop prospères. Faire de cette étroite patrie une bibliothèque gargantuesque. A l'heure où un nouveau Moyen-Âge brûle les livres, loin d'ici...
- Mais attention, si près d'ici aussi !
... donner à ce précieux service public, au sens noble du terme c'est-à-dire au service du public, le nom d'un artiste à la fois fidèle à son pays et esprit libre, est un bel engagement.
Heureusement, sa ville ne lui a pas dressé une statue. Heureusement car rebelle et iconoclaste, ce que l'on pourra trouver paradoxal pour un illustrateur, il se serait fâché. Ou s'en serait moqué. D'ailleurs, aujourd'hui, les statues ne servent qu'à être déboulonnées... Alors, ni bronze, ni marbre s'il vous plaît, mais de la fiction, de la poésie, du savoir, de l'Histoire, du patrimoine, de l'art, du rire, tout ce dont la médiathèque de Lectoure est richement dotée et que Pertuzé croquait à pleine mine.
La bibliothèque municipale de Lectoure a été créée dans les années 80, dans le cadre des politiques publiques destinées à favoriser la lecture sur l'ensemble du territoire français. Les Bibliothèques Centrales de Prêt installées au niveau des départements avaient pour mission de diffuser le livre dans les communes de moins de 15000 habitants. Le bibliobus, qui existe toujours dans le Gers, permettait de desservir les villages isolés mais les communes plus importantes qui le souhaitaient, et qui le pouvaient, se dotaient progressivement de locaux pour compléter le système départemental par la constitution d'un fonds géré à demeure. La bibliothèque municipale de Lectoure était alors installée à la mairie, dans le local aujourd'hui réservé aux archives. Les bibliothécaires étaient bénévoles jusqu'en 1998. Sur cette photo datant de 1996, madame Cardeilhac officie. On remarque sur une vitrine, et c'est significatif, une affiche de Pertuzé, "Hep, garçon un livre !" faisant la promotion d'une manifestation littéraire à l'espace EDF du Bazacle à Toulouse.
Car la création des bibliothèques municipales générait un mouvement culturel rassemblant tous les acteurs locaux. A Lectoure, les manifestations se multipliaient autour du service public municipal, de la bibliothèque paroissiale, des libraires de la rue Nationale, des établissements scolaires, de Lectoure en poésie, l'association de la très dynamique madame Ricau-Hernandez, etc... L'impulsion des pouvoirs publics avait ouvert la voie. La Médiathèque de Lectoure poursuit aujourd'hui cette politique de partenariat en organisant de nombreux évènements animés par des artistes, des auteurs, des animateurs, des associations telle Lectoure à voix haute, dans les domaines les plus variés, à destination des lecteurs, jeunes et adultes.
On se plaint beaucoup aujourd'hui et l'on craint pour l'avenir de la lecture. Mais toutes les études montrent que la France est un des pays où la pratique de la lecture est la plus développée. Il n'y a qu'à regarder l'abondance des ouvrages sur les rayonnages des libraires, des buralistes et jusque dans la grande distribution qui profite du phénomène en créant des espaces dédiés à la culture. Quel chemin parcouru en un siècle ! Certes, l'arrivée du livre virtuel, l'emprise des réseaux sociaux sur notre temps libre, et les inquiétudes provoquées par l'émergence de l'intelligence artificielle, les deux termes pouvant (encore) nous apparaître antinomiques, posent question.
Pertuzé avait très vite eu l'intuition du sens de l'Histoire de la communication et de la culture et pris en marche le train du web. Peut-être y était-il incité par une maladie qui limitait ses déplacements, mais également friand des contacts humains alors qu'il était très réservé, il s'était doté de différents sites internet et devint un contributeur très actif et apprécié de l'encyclopédie en ligne wikipédia (voir ici). Ce qui ne l'empêchait pas de pester contre l'écriture "fonéticotomatic". On se souvient d'un de ses billets, incendiaire, qui renvoyait, à son dictionnaire quelque internaute vraiment trop illisible. Mais ce combat n'est pas gagné...
Aujourd'hui, installée dans un espace confortable, rue Saint-Gervais, inauguré en 2006, la bibliothèque de Lectoure a intégré les outils vidéo et informatique pour devenir médiathèque. Elle fait partie du réseau du Centre Régional Information Jeunesse (CRIJ) de la région Occitanie, une association qui a pour but de favoriser l’accès à l’autonomie des jeunes, les aider à utiliser l’information comme un élément stratégique de leurs prises de décisions, tout au long des étapes de leurs parcours. Lecture, autonomie, parcours de vie... belle mission !
En 1977, lorsque Pertuzé publie pour la première fois ses Contes de Gascogne, la bande dessinée n'est pas encore reconnue comme un genre littéraire à part entière. Que ce soit chez les éditeurs, les enseignants ou les critiques, on regarde encore " les illustrés" de très haut, au mieux comme une sympathique distraction. Aujourd'hui, qualifiée de 9ième art, elle occupe une place importante sur les rayonnages des médiathèques. Et pas uniquement dans les thèmes fiction, jeunesse ou humour. La BD a investi tous les sujets, éducatifs, informatifs ou scientifiques. Par ailleurs Pertuzé n'était pas seulement bédéiste. Illustrateur et graphiste, il a apporté son concours à nombre de publications historiques, sociologiques, ethnologiques. Par ailleurs, Pertuzé graphiste travaille sur le sens des messages à l'aide des formes graphiques qu'il utilise sur tout type de supports. Il est alors un médiateur qui agit sur les conditions de réception et d’appropriation des informations et des savoirs qu’il met en forme. En tant que graphiste aussi, Pertuzé est un passeur. Mille mots disait Confucius...
Rue Saint-Gervais, à l'entrée de la médiathèque, auprès d'un petit square où, comme un symbole, la lumière entre abondamment au cœur de la citadelle qu'il parcourait, enfant, dans de joyeuses équipées, l'autoportrait de Jean-Claude Pertuzé, malicieux, semble dire au passant : " Entre donc ici : tu vas trouver ton chemin ".
Bien que son trajet dans le Sud-Ouest soit resté à distance de notre ville, en 2018 nous avions évoqué, parmi d'autres, Stendhal "tourist", un terme anglais qu'il a contribué à introduire dans la langue française Comment peut-on être Lectourois ?
Désagréablement impressionné par l'agressivité gratuite du célèbre écrivain à l'encontre du Gascon, nous n'avions pas su repérer à ce moment-là la mention de Lectoure qui nous sert habituellement de prétexte à chroniquer. Un lecteur attentif a pointé notre défaut. Il faut dire que le lecteur en question a acquis une grande expérience de la correction de copie...
Alors, en guise de pensum, nous avons relu un peu plus attentivement nos classiques. Stendhal deuxième.
LE TOURISTE ATRABILAIRE*
* [Atrabilaire] : qui a un caractère désagréable, aigre, irritable. Larousse.
AURAIS aimé aimer Stendhal. Il est parmi les premiers romanciers français, amoureux de l'Italie (comment ne le serait-on pas ?...), galant jusqu'à la maladresse, et à ce titre peut-être attachant, plein d'humour caustique et de verve, égocentrique mais lucide quant à ses propres contradictions, dandy, esthète... un génie foisonnant, une figure du passage de l'Empire à la République, un cas devenu lui-même sujet romanesque que les exégètes n'en finissent pas d'étudier.
Mais pourquoi a t-il fallu qu'il dépeigne notre Gascogne sur ce ton désagréable? Et c'est peu dire.
Stendhal effectue le Voyage dans le midi de la France en 1838. Le Rouge et le noir a paru huit ans auparavant seulement. Né Henri Beyle en 1783, il lui avait donc fallu attendre 47 ans pour connaître le succès. Jusque-là il avait occupé des fonctions dans l'armée et l'administration, sous Napoléon puis à la Restauration, en particulier de représentation consulaire en Italie ce qui lui avait permis de parcourir ce pays confortablement en tout sens, dont il fit son idéal fantasmé.
Naples vue du Pausilippe
Sous de nombreux pseudonymes, avant le dernier, Stendhal, que la postérité littéraire a retenu, il publie tout d'abord des essais sur la peinture, la musique, l'histoire et la littérature. Destinés à un public limité et sans grand succès sauf d'estime. Animé d'une grande ambition et d'un profond besoin de reconnaissance, malgré un libéralisme de façade il fréquente les salons de la haute société. Afin de mieux gagner sa vie il collabore à la presse d'opinion en plein développement, en France et en Angleterre. En 1817, il publie un premier récit de voyage, Rome, Naples et Florence, sorte de guide touristique où il décrit ce qu'il voit, fait ses recommandations, indique quelques bonnes adresses et ses coups de cœur, et où il livre abondamment ses commentaires sur ses rencontres, sur les administrations, la douane, les élites, bourgeoise et aristocrate, sur les gens d'église, les aubergistes, sur le petit peuple, où il brode des anecdotes d'intérêt inégal, enfin où il étale ses états d'âme. Au bout du compte, cela donne plutôt un journal intime qu'une publication grand public. Et c'est ce qui en fait l'intérêt aujourd’hui, car nous y découvrons une époque. Sans fard car Stendhal est cultivé certainement, fin observateur et drôle souvent, mais réaliste surtout. Incisif, il n'hésite pas à pourfendre tant le tyran, le gêneur que le benêt. Peu lui importe de s'entendre avec ses interlocuteurs, de composer avec ses compagnons ou de modérer l'expression de son avis pour ne pas rebuter le candidat au voyage. Il y a là l'une des constantes de l’œuvre stendhalienne qui prétend à la vérité, la sienne bien sûr, et dénonce l'hypocrisie qu'il considère être la marque de l'époque. De cette façon il ne se fera pas que des amis et il provoquera lui-même le report de la reconnaissance de son génie longtemps après sa disparition. Et que dire de sa vision de notre Gascogne dans Voyage dans le midi de la France (1838), qui n'offre pas à ses yeux, pour modérer ses piques, le charme du pays de Raphaël et de Rossini ?
Arrivé à Bordeaux, le touriste s'extasie tout d'abord en parcourant " sans contredit, la plus belle ville de France ". Et avant même les lieux, devant la beauté de la bordelaise: " Comme en Italie, les femmes ont, sans le vouloir, ce beau sérieux dont il serait si doux de les faire sortir". "Ici les filles du peuple ont la tête coiffée d'un mouchoir. Les formes annoncent évidemment des métis provenant de la race ibère, mêlée à la race gaël ". Ce point d'intérêt touristique, que nous qualifierons d'ethno-sentimental pour lui concéder un alibi culturel, est récurrent dans les voyages stendhaliens, impromptu entre des considérations artistiques ou politiques, ici entre l'architecturedes Allées de Tournyet la mémoire de Montaigne ou Montesquieu.
LECTOURE, PETITE VILLE PAUVRE
Passage obligé, le voyageur croquera le milieu bordelais du négoce de vin. Fasciné par la réussite financière du commerçant arrivé type, ayant débuté simple commis, issu de l'arrière-pays comme lui-même monté de Grenoble à Paris, complexe socio-hexagonal beylien également récurrent tout au long de son œuvre, Stendhal, acide, moque les travers prosaïques de cette catégorie sociale. Dédain dogmatique du commerce. Et c'est là que Lectoure apparaît fugacement.
" À 45 ans, deux partis se présentaient au négociant de Bordeaux, déjà à la tête d’une fortune de 4 à 500 mille francs : continuer à vivre avec sa maîtresse, à laquelle il était attaché par les liens de l’habitude, ou lui offrir dix mille francs avec lesquels elle trouvait un honnête époux dans son pays ou dans quelque petite ville pauvre des environs de Bordeaux, telle que Tulle, Cahors, Figeac, Lectoure, Albi ".
Qu'est-ce qui a pu conduire Stendhal à intégrer notre petite bourgade dans cette liste de villes relativement plus importantes ? Comment en a t-il su l'existence même ? On sait qu'il avait fréquemment recours aux services des filles de petite vertu. Aurait-il connu une Lectouroise ? Aurait-il composé cette liste au gré de ses faiblesses ? Il n'en tenait pas le registre comme le faisait Victor Hugo méthodiquement et nous ne saurons rien.
Stendhal dansant de façon grotesque devant une servante d'auberge. Croquis A. de Musset.
Une piste plus honorable peut-être ? Plus alambiquée aussi mais les arcanes de l'inspiration romanesque ne le sont-elles pas toujours ? Employé du Ministère de la guerre sous le 1er Empire, Stendhal connait les figures de l'armée napoléonienne. Aurait-il puisé son inspiration dans la vie privée mouvementée et largement commentée du Lectourois Lannes, maréchal d'Empire, qui épousa en premières noces la frivole Polette Méric ? Polette est fille de banquier perpignanais et non pas la maîtresse d'un commerçant mais Stendhal a pu mémoriser le nom de Lectoure et y associer le cliché du mariage arrangé entre fortunes citadine et rurale ? Signalons au passage, et sans rapport, son opinion à l'emporte-pièce dans les Promenades dans Rome : " La bravoure tient probablement à la vanité et au plaisir de faire parler de soi : combien ne voit-on pas de maréchaux de France sortis de la Gascogne ! ". Les travers attribués typiquement au Gascon depuis le règne d'Henri IV ont la vie dure.
MARRONNIERS, TAUROBOLES ET CIEL BLEU
Cependant Stendhal n'est pas passé à Lectoure durant son périple dans le midi comme on peut encore l'entendre dire parfois. Il a d'ailleurs mieux valu car, à la recherche frénétique du beau et du style, il eut sans doute été déçu, du moins par la modeste dimension de notre ville. Et dans ce cas-là il exécute d'un trait les édiles, les bourgeois et le peuple dans une même caricature. " Quel dommage que les échevins de Bordeaux, fidèles à l’imbécillité qu’emporte ce titre, n’aient pas planté aux Quinconces des platanes au lieu de tristes ormeaux. Quel trait de génie de planter ces Quinconces en marronniers ! Ils seraient en fleurs, aujourd’hui le 19 mars ". Les marronniers n'étaient pas plantés à Lectoure à cette date, qui eussent pu lui faire admirer le génie lectourois. En outre, le génie c'est lui.
Par contre, à l'époque scellée dans les piliers de la Maison commune, notre actuelle salle polyvalente, la belle collection d'autels tauroboliques des Lactorates ne voyait pas passer beaucoup de touristes alors que lui-même s'est arrêté longuement deux ans plus tôt devant l'unique pierre sacrificielle conservée par le musée de Lyon. " Autour de cette cour spacieuse, dont les paons occupent le centre, règne un portique commode. C’est là qu’on voit l’autel et la célèbre inscription du Taurobole, qui, je le crains, n’intéressera pas le lecteur autant que moi. Le taurobole était un des mystères les plus singuliers du culte païen. Comme vous savez, une religion, pour avoir des succès durables, doit avant tout chasser l’ennui ; [...] ce bel autel sur lequel on lit la curieuse inscription relative à un taurobole, [...] Cette cérémonie doit être d’une origine bien ancienne ; elle respire, ce me semble, cette énergie féroce qui convient à la religion des peuples jeunes encore ; le taurobole était une expiation, une sorte de baptême de sang, que l’on renouvelait tous les vingt ans " ( in Mémoires d'un touriste ). Suivent la description détaillée des motifs cultuels sculptés et la dédicace à la Grande mère des dieux pour qu'elle accorde la santé à l'empereur Antonin le pieux.
Nos vingt autels tauroboliques eussent provoqué à Stendhal son fameux syndrome...
On entend parfois dire également que Stendhal aurait louangé le ciel de Lomagne, dont Lectoure se targue d'être la capitale, en le comparant à celui de Toscane. Décidément, on ne prête qu'aux riches. Erreur. Suivons-le. En fait, depuis Bordeaux il emprunte le bateau à vapeur sur la Garonne jusqu'à Agen. " Les compagnons de navigation sont tout-à-fait gascons et, pis encore, vulgaires et parlent d’eux et de leurs exploits en adressant la parole au cuisinier d’un air terrible ".
Puis : " Figurez-vous le plaisir de disputer un coin de coussin à des Gascons sentant l’ail ".Avant l'invention des seconde et troisième classes par les sociétés de chemins de fer, que Stendhal n'aime pas et emprunte le moins possible, et par les compagnies maritimes et fluviales qu'il affecte au contraire, on peut concevoir que la promiscuité lui fut parfois difficile à vivre et ait pu gâcher le plaisir du voyage. C'est toujours vrai aujourd'hui mais le "vivre ensemble" de rigueur ne nous permet pas de trop l'exprimer publiquement. Passons et venons-en plutôt à la voute céleste. Monté dans la diligence en direction de Toulouse " la vue de Moissac à cinq heures du matin [qui] m’a fait un vif plaisir. Je me serais cru dans ma chère Lombardie. Beauté du ciel, douceur de l’air et surtout maisons bâties en briques avec des corniches élégantes ". Point de Toscane donc. Pas plus de Lomagne, que Stendhal contournera pour rejoindre Toulouse. Rendons donc à Moissac en Quercy, notre voisine d'outre fleuve, le ciel lombard que nous partageons toutefois à vol d'oiseau et l'argument touristique accordé gracieusement par le célèbre écrivain.
Quelques jours plus tard, Stendhal visitera Auch. " Vitraux à couleurs vives. C’est la beauté suprême pour le paysan qui achète dans les foires les estampes coloriées et pour les savants chez lesquels la vanité anéantit le sentiment du beau ". Le compliment porte sur les très réputés aujourd'hui vitraux d'Arnaud de Moles ! Sans se douter, car à l'époque l'archéologie ne l'a pas encore découvert, que l'architecture et la statuaire antiques qu'il estime au-dessus de tout étaient à l'origine recouvertes de couleurs chatoyantes. Et le " savant " vise sans doute le guide de la cathédrale. Stendhal dénigre souvent cette catégorie professionnelle exposée régulièrement à son regard critique au gré de ses visites.
Poursuivant son périple en Béarn, dans le Pays Basque, en Languedoc et en Provence, Stendhal décochera ainsi aux édiles, aux commerçants, aux bourgeois et au petit peuple du midi de la France ses flèches atrabilaires. Et, ce n'est pas une consolation, toutes les régions de France et d'Europe qu'il visitera y auront droit. Ceci uniquement pour se faire valoir lui-même.
MIROIR, OH MON MIROIR
" Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l'homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d'être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l'inspecteur des routes qui laisse l'eau croupir et le bourbier se former ". Cette formule célèbre extraite de Le Rouge et le Noir et qui inaugure le roman réaliste a fait se triturer les méninges de générations de candidats au bac de français. Mais l'homme qui porte le miroir dans sa hotte, entendez Stendhal lui-même, lui qui ponctuait ses récits d'expressions en anglais, aurait pu avouer au passage qu'il raffole se représenter abondamment sur cette scène, en façon de selfie littéraire.
Peu d’écrivains se prêtent à l’exploration analytique aussi complaisamment qu’Henri Beyle, qui n’a cessé de parler de lui dans ses livres et de s’étaler sous les yeux du public*. Les deux héros iconiques de Stendhal, Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir et Fabrice del Dongo dans La Chartreuse de Parme sont les reflets romanesques de l'auteur, la grâce en sus. Leur ambition, leur immoralité, leur inconséquence et enfin le romantisme qui les sauvent à nos yeux sont les traits de caractère de Stendhal, du moins leur tentation, dont il s'auto-absout, puisque c'est la liberté et le privilège de l'auteur.
Le voyage dans le midi de la France a été édité à titre posthume. On peut concéder à sa mémoire que Stendhal aurait peut-être gommé certaines outrances s'il avait procédé lui-même à la publication. Mais ce n'est pas certain au vu des ouvrages parus de son vivant. " On n'est pas impunément soi-même. On n'a pas sans risque trop d'esprit " dit-il. Immodeste en outre.
Ce n'est ni l'objet ni la compétence de notre chronique de reprendre la psychanalyse d'Henri Beyle. La photographie de ce deuxième tiers de 19ième siècle est intéressante et le style évidemment talentueux. La lecture ou la relecture de l’œuvre reste un exercice profitable sinon un plaisir. Son périple dans le Midi aurait toutefois gagné s'il avait un tant soit peu modéré l'irascibilité dont il semble au contraire s'évertuer à ponctuer chaque étape. Mais ceci participe de son " égotisme ", notion qu'il a inventée et théorisée pour son propre usage, justifiant la mise en scène romanesque de son caractère intime. Que les lecteurs que nous sommes ont à prendre ou à laisser.
Alinéas
* Ernest Seillière in L’Egotisme pathologique chez Stendhal. Revue des deux mondes 1906.
ILLUSTRATIONS
- Portrait de Stendhal. Pierre-Joseph DEDREUX-DORCY 1839. Crédit Ville de Grenoble / Musée de Grenoble - J.L. Lacroix.
- Naples, vue du Pausilippe. Louise-Joséphine SARAZIN DE BELMONT - 1842. Musée des Augustins Toulouse.
- Le commerce de Bordeaux vers 1830. La France illustrée. V.-A. Malte-Brun - 1870.
- Stendhal dansant de façon grotesque devant une servante d'auberge. Le croquis est d'Alfred de Musset. L'anecdote est racontée par Georges Sand. "Nous soupâmes avec quelques autres voyageurs de choix, dans une mauvaise auberge de village, le pilote du bateau à vapeur n’osant franchir le pont Saint-Esprit avant le jour. Il (Stendhal) fut là d’une gaîté folle, se grisa raisonnablement, et, dansant autour de la table avec ses grosses bottes fourrées, devint quelque peu grotesque et pas du tout joli".
Lors de la rencontre étonnante de ces trois auteurs, Stendhal fit une peinture détestable de l'Italie, vers laquelle ils se dirigeaient. Un exemple caractéristique de son esprit tortueux qui ne croyait pas un mot de ce qu'il disait alors qu'il idéalisait cette destination, uniquement pour troubler son interlocutrice. Sans succès d'ailleurs.
- Autels tauroboliques de Lectoure. Wikipédia. Photo Jean-Claude Pertuzé-Morburre.
- Premier voyage en train. Honoré Daumier. Série Les beaux jours de la vie 1843-1846.
- Illustration du Journal de voyage de Bordeaux à Valence, Editions de la chronique des lettres françaises, Paris 1927.
DOCUMENTATION
Stendhal a été maintes fois réédité et commenté. De nombreux exégètes ont étudié l’œuvre et le personnage. Nous nous limiterons à conseiller l'ouvrage d'un de ces spécialistes qui touche précisément au touriste :
Stendhal et "le grand art de voyager". Philippe Berthier. Ed. Honoré Champion 2021.
E croyais qu’elle avait disparu. Disparue ma Gascogne. La Gascogne d’avant les quatre voies qui filent fébrilement vers les mégalopoles. Sans doute, derrière les volets clos, les écrans cathodiques brillent-ils mieux que son ciel. Un ciel cependant géant, accoudé sur un balustre de Pyrénées. Et magnanime, "que voulez-vous y faire ?". On ne joue plus dans la rue à la nuit tombée. On ne joue plus du tout dans la rue. Il n’y a plus de bonbons à deux sous chez l’épicière. Il n’y a plus d’épicerie. Il faut vivre avec son temps et ma Gascogne s’est perdue. On ne retient pas un enfant qui a décidé de partir découvrir le monde. C’est la vie.
C'est la vie oui, mais la terre est la terre. Elle se souvient et n’attend qu’une occasion de raconter son histoire, par petites touches, aux passants patients. Il faut être patient pour entendre le soupir du pays profond. Les passants patients sont rares ? Tant mieux. Sinon les vieux conteurs qui n’aiment pas l’agitation s’en retourneraient maugréer au coin du feu. Le chat aussi qui a filé sous le portail. D’ailleurs les souvenirs n’ont pas besoin d’être entendus pour exister. Il me suffit de regarder le dernier soleil décliner sur le mur galeux où le lierre et la rose se parlan, comme on disait autrefois de deux jeunes gens qui fréquentaient.
Sallie Erichson fait partie de ces quelques passants patients qui écoutent la terre parler. Qui savent que ce chemin sans apprêt a la noblesse de la discrétion et la valeur du peu. Qui devinent que cet abandon veut vivre. Les photos de Sallie m’ont rassuré. Tout est bien là. La porte de guingois, le tas de bois rangé sous l’appentis. Le viel arbre tordu au milieu. Alors l’enfant prodigue reviendra. Il n’a pas trouvé mieux dit le poète chanteur.
Comme Sallie, il faut venir d’un ailleurs total, et invraisemblable vu d'ici, pour distinguer le trésor que nous, nous ne voyons plus, mais qui dort bien là, devant le pas-de-porte. Distinguer l’accord de la glaise originelle, ciselée et agencée par la façon immémoriale, avec la feuillaison récoltée parcimonieusement, et puis la lumière qui ne nous est pas comptée. Il y a dans son regard tendre une musique, un adagio du Nouveau Monde qui reviendrait sur ses pas.
Je ne saurais pas vous dire mieux de ma Gascogne que Sallie.
Alinéas
Sallie Erichson est américaine, version côte ouest. Etat de Virginie. Etudes de piano au conservatoire de Shenandoah-Winchester (promotion 1971). A travaillé chez les éditeurs de musique, RCA Red Seal à New-York et Sony Classical à Hambourg. Auteure des photographies des artistes édités par Sony Vivarte Series de musique ancienne. Installée à Lagarde-Fimarcon en 1995 avec son mari Wolf Erichson († 2019), très réputé producteur de disques. Organise des stages de piano. Gîte rural. Photos sur facebook et flickr. Courriel : chapellerose@gmail.com
Paradis
Le jardin secret
Changement de saison
Rive gauche
C'est tout droit !
La forêt enchantée
Le parfait
La porte du sculpteur
Marsolan - Bretelle nord-ouest
Marsolan - Grand-rue
Marsolan - Crépuscule
La porte dorée
Envie de rien faire
Un amour véritable
Inspiration
Le bois est rentré
Avant l'orage
J'aurais tant aimé vous rencontrer plus tôt mademoiselle...
Une recette de la maison d'hôte de La Mouline de Belin
À L'ORANGE DOUCE
E GROS DES AGAPES hivernales est derrière nous et c'est très bien. Un peu de simplicité et de frugalité seront réparatrices, sans aller jusqu'au jeûne qui n'est pas de notre religion. Cependant, bientôt, de nouvelles occasions ne manqueront pas. Pâques approche, tel anniversaire, un bon ami qui s'annonce... Alors, pourquoi ne pas mijoter de nouvelles saveurs, quelque accord original. Nous vous offrons cette recette appréciée des convives de la table d'hôte de la Mouline de Belin. A base de conserve de confit, elle ne vous demandera pas de cuisson, ni broche ni four, opérations toujours hasardeuses, et pourra être exécutée au pied levé. En quelque sorte un mets qui laisse la place à la causerie avec la cuisinière... ou avec le cuisinier, simple tout en étant inhabituel. Alors, pourquoi ne pas la tester sans attendre? Se faire la main. Les papilles aussi.
L'orange, ce fruit mirobolant qui était du temps de nos grands-parents, rare et précieux au point d'être distribué aux enfants sages pour leurs étrennes, parfois uniques, est aujourd'hui on ne peut plus commun dans notre pays de cocagne mondialisée. Originaire d'Orient, il est récolté à plus de 60% en Amérique latine, aux États-Unis et en Asie. L'Espagne, dont notre approvisionnement frais dépend, n'arrive qu'en 6ième position des pays producteurs, avec seulement 4% de la récolte mondiale, ce qui n'est certes pas rien. Les premières oranges douces, de la variété qui régale nos desserts et nos petits déjeuners, Citrus sinensis, sont arrivées en Europe au 15ième siècle via le Portugal. Auparavant, l'orange amère, Citrus aurantium, la bigarade, avait été rapportée par les croisés. Et c'est elle qui a été utilisée à l'origine pour accompagner le canard.
Car le canard à l'orange n'est pas une préparation exotique importée des antipodes ou trans-pyrénéenne mais bien une spécialité de la cuisine française qui remonte au Moyen-Âge, l'âge de la Mouline de Belin. CQFD. Vous pourrez aisément trouver des recettes à la sauce bigarade. Mais celle que nous vous proposons est à base d'orange douce. Sur le triangle d'or du quartier des Champs-Elysées, le restaurant étoilé Lasserre lui, qui s'est fait une spécialité de ce canard-là, auquel nous ne prétendons pas nous mesurer bien sûr, travaille savamment l'orange sanguine. Alors, des quartiers huppés de la capitale au pied des vieux remparts de Lectoure, chacun fera comme il voudra.
Pour le vin, il ne faudra pas craindre le contraste. Et puisque nous associons sucré et salé, rouge ou blanc il sera puissant et fruité. Ce pourrait-être un Pacherenc-du-vic-bilh de vendanges tardives ou un Duras moelleux. Mais, de tradition familiale, nous avons un faible pour les arômes de fruits noirs et d'épices du Malbec. Aussi un Cahors Nozières 2020 fut-il parfait. Notre dernière occasion s'est également affranchie de la présentation en cassolette que nous vous proposons ci-dessous, optionnelle évidemment. Dans ce cas il faut poêler l'émincé de confit avant de le disposer dans l'assiette passée au chauffe-plat préalablement. Toutes les variantes que vous introduirez, "au goût" comme le recommandent les vieilles recettes de grands-mères, feront partie du plaisir.
Effiloché de confit de canard. Sauce à l’orange et au miel.
Endives caramélisées et riz blanc. Pour 4 personnes
Ingrédients :
4 cuisses de confit de canard
4 oranges bio ou non traitées (2 pour la sauce, 1 pour les cassolettes, 1 pour la déco)
Pour la sauce
4 oignons
huile
2 c.à.café de gingembre en poudre
2 c.à.café de cannelle en poudre
Quelques morceaux de gingembre confit
2 c.à.soupe de miel
Sel et poivre
Coriandre fraîche (optionnel)
Riz blanc 250 gr
4 endives
3/4 c.à.soupe de cassonade
2 c.à.soupe de beurre
1 c.à.soupe de vinaigre
Les cassolettes (diamètre 10cm):
Dégraisser soigneusement le confit. Le défaire : retirer les os et la peau. Effiler la chair. Mettre la chair du confit à macérer dans le jus d’une orange. Réserver.
La sauce :
Faire revenir dans l’huile à feu doux les oignons émincés jusqu’à obtention d’une compote. L’oignon ne doit pas roussir. Baisser le feu.
Ajouter le zeste d’une orange, le jus de 2 oranges, les épices, le miel, le gingembre confit, le sel et le poivre. Faire mijoter à feu doux quelques minutes. L’ensemble doit être onctueux.
Réserver.
Faire cuire le riz.
Les endives :
Retirer la base des endives pour diminuer l’amertume. Les couper en rondelles. Faire chauffer le beurre à vif et ajouter les endives. Lorsqu’elles commencent à réduire ajouter le sucre. Lorsqu’elles sont presque cuites ajouter le vinaigre.
Présentation :
Dans une grande assiette : présenter le confit dans des cassolettes passées au four chaud 15 minutes. Un tour de moulin de poivre exotique, Sichuan par exemple. Quelques ciselures de coriandre.
Mouler-démouler le riz blanc dans des formes en métal. Napper les cassolettes et les pâtés de riz avec la sauce à l’orange. Disposer les endives caramélisées. Enfin décorer avec deux ou trois suprêmes d’orange, des quartiers dont on a retiré la membrane translucide.
Vin "soleil", aux arômes d'épices, de fruits rouges et de caramel...
Nous vous souhaitons des petits matins brumeux. Pour le mystère. Pour la fraîcheur. Puis des journées radieuses. Ou pluvieuses, il faudra le prendre comme ça vient... Une nature généreuse tout de même. Des couleurs. Un fil à suivre, des réseaux de connaissances... ou de rencontres heureuses, des chemins, des horizons, une Histoire... ou bien le contraire, un horizon et des histoires. Et notre amitié qui vous est d'ores et déjà acquise ! Adishatz.
J'ai entendu les cloches de Noël. J'ai écouté les vieux chants familiers. Et leurs mots puissants et doux rappellent : paix sur terre aux hommes de bonne volonté.
Il n'y a pas si longtemps, dans nos campagnes l'hiver était une saison très très difficile à vivre. Sans électricité, sans chauffage, sans téléphone, sans voiture, sans médecin... Mises à part les maisons nobles et bourgeoises, et encore il y faisait un froid épouvantable sauf à deux pas devant la grande cheminée, les fermes et les petites bordes paysannes suintaient l'humidité. La famille se rassemblait dans la pièce unique meublée de la paillasse où l'on se serrait tous bien fort sous une simple couverture de laine grossière pendant de longues nuits.
Et Noël ? Une fête Noël ? Rien de ce que nous vivons aujourd'hui, de cette abondance que nous trouvons normale malgré l’excès. Si l'ordinaire était parfois amélioré, Noël était surtout le temps de l'adoration implorante de la naissance d'un enfant-dieu fait homme dont on espérait qu'il protège et guérisse de tous les maux... En ce temps-là le chemin pour aller à la messe de minuit lui-même était un calvaire. En sabots, évitant à tâtons les flaques gelées ou quelque crapaud, les lanternes faisant gesticuler d'inquiétantes ombres sur les haies, on chantait autant pour se donner du courage que pour invoquer des anges trop irréels s'ils ne devenaient pas malfaisants, croassant dans la nuit épaisse.On rentrait chez soi sans traîner, non, non, pas pour se mettre au chaud car le feu s'était éteint pardi ! Le vent souffle sur le toit et descend par vagues dans la cheminée, des bruits bizarres, vous savez ... une chouette, une sorte de pas étouffés au grenier, cette tuile qui n'en finit pas de cliqueter, le grommellement d'un vieux sanglier...
La nuit de Noël a ses démons. Écoutez plutôt l'histoire de Cataline.
ataline était enceinte. Elle était seule en cette veille de Noël pluvieuse. Pluvieuse d'une pluie fine et pénétrante. La maisonnette était isolée au fond d'une petite vallée, charmante à la belle saison mais si triste par ce temps gris, fragile au bout d'un chemin creux et cernée de ronces qui semblaient devoir la recouvrir bientôt. Le soleil n'avait pas percé de toute la journée, la nuit était tombée très tôt et son homme n'était pas encore rentré. On n'irait pas à la messe cette année. Il bûcheronnait, à une bonne heure de marche par ces sentiers défoncés et boueux, dans le bois de la posoéra. La posoéra ? La pousouère, la sorcière en gascon, celle qui concocte le poson, le poison. Une silhouette noire, aux mains cagneuses toujours agitées par des imprécations et une chevelure rouge en bataille. Ceux qui l'avaient croisée n'étaient pas restés longtemps à essayer de mieux la dévisager. Lui disait qu'il n'en avait pas peur, et il était parti après le repas de midi, sa cognée sur l'épaule en expliquant qu'il fallait bien abattre ces grands chênes, une commande du châtelain pour la charpente de sa future chapelle. Un travail bien payé. Et le petit à naître aurait besoin de vêtements, d'un berceau, sans compter que Cataline ne pourrait plus aider à la tâche comme avant. En fait la pousouère était morte l'hiver précédent, sans que l'on sache comment, ni où elle était enterrée mais certainement pas dans le cimetière de monsieur le curé. Elle avait laissé une fille qui vivait toujours là, en lisière du bois, dans une bicoque dont on se tenait soigneusement à distance. Parce que " les chiens ne font pas des chats ", les sorcières font des sorcières non ? Jusque là on n'avait rien à reprocher à cette pauvre fille. On allait même parfois la chercher, comme sa mère avant elle, pour aider une femme à accoucher. Cataline n'en avait pas même évoqué l'idée. Tant que tout se passait bien.
Cataline avait un jeune frère qui ne faisait pas grand-chose de toute la sainte journée. Une après-midi d'été, il paressait à l'ombre d'une meule de foin. L'orage grondait qui le ramena à lui et il vit alors de loin la jeunepousouère arriver, poussant sa chèvre d'une badine et puis se défaisant d'un geste de sa robe pour se baigner toute nue dans une courbe de la rivière, dans un rapide de rochers moussus dont elle se jouait avec grâce. Il était rentré fiévreux et hagard. Il resta prostré pendant trois jours. Lorsqu'il retrouva quelque peu ses esprits, aux questions qu'on lui posait pour connaître son aventure, il ne fit que répondre :" Elle est belle, si belle...". Enfin il montra sur le viel almanach conservé sur le linteau de la cheminée l'image écornée d'une beauté peinte dans quelque palais de la Rome du pape, une Vénus ou une Bethsabée, à la pudeur mieux voilée, relevant sa lourde chevelure d'un blond vénitien en sortant d'une mer bleu nuit. "Elle est si belle". Il en était resté un peu plus pèc (idiot en gascon) qu’auparavant. Ce soir il était sorti, malgré l'état et les supplications de Cataline, pour courir les chemins avec ses compères, tout aussi fols que lui, disant pour toute excuse que la Peyrelevade, le mégalithe dressé depuis la nuit des temps au sommet des prairies sèches de l'Aradjade un coteau exposé au soleil toute la journée et théâtre de tous les prodiges, devait se soulever de terre cette nuit, au douzième coup de cloche. Et qu'un trésor gisait là qu'il suffirait d'emporter pour être immensément riche. Entre son homme obstiné au travail et les lubies de son benêt de frère, Cataline était bien seule ce soir.
Se penchant avec peine sur son gros ventre, Cataline attisait son feu. Le bébé donnait quelques coups de pied qui la faisaient grimacer. Elle sommeillait lorsqu'elle se réveilla en sursaut. Elle aurait juré qu'on avait parlé dehors. Quelques feuilles mortes crissèrent sous la porte et s'envolèrent en désordre dans la pièce, poussées par une rafale de vent qui ébranla les volets. Surmontant son inquiétude, elle mis un châle sur ses épaules et sortit. Oubliant la porte ouverte derrière elle, elle décida d'avancer pour aller à la rencontre de son bucheron qui devait tout de même avoir fini sa tâche et être sur le chemin du retour à cette heure avancée. Cela valait mieux que rester à ruminer ses idées noires. Elle n'aimait pas le savoir si loin. Et si près de la jeune pousouère.
Cherchant le chemin à l'estime, les mains en avant pour éviter de se cogner aux arbres en saillie, elle s'engagea dans le sentier étroit qui conduisait au bois. La lune diffusait une vague lueur à travers les nuages. Plusieurs fois elle trébucha, glissa, tomba à genoux sur le talus détrempé. En pleurs, se redressant avec peine elle perdait sa direction. Elle se retrouva bientôt entourée de buissons épineux qui retenaient sa robe et son châle comme des mains invisibles, fouettant ses joues, écorchant ses mollets. Arrivée sans savoir comment dans une clairière, un rayon de lune éclaira furtivement une branche morte dressée au sol. Elle crut voir un bras surmonté d'une main crispée, la main de la vieille sorcière, morte et enterrée en secret. Elle poussa un cri qui résonna dans le sous-bois, se mit à courir, perdit ses sabots, soutenant son ventre comme un ballot lorsqu'elle aperçut une fenêtre éclairée. Le cœur battant, sans faire de bruit, elle s'approcha du carreau et là, dans la pièce éclairée d'une grande flambée, elle aperçut son homme, allongé sur une paillasse, et de dos la pousouère penchée délicatement sur lui. Prise de vertige, sentant ses larmes abonder, elle poussa un cri rauque et perdit connaissance.
Lorsqu'elle revint à elle, en souriant une femme lui présentait son enfant dans ses langes. La pousouère ! Elle eut un instant de panique mais sentit la main de son homme se poser sur son épaule. Il la rassura :
- C'est notre pichón, ma mie. Il est beau. Toi et moi nous avons eu de la chance. Elle est venue me sortir de sous le grand chêne qui m'était tombé dessus. Elle m'a ramené ici et soigné. Et puis nous t'avons entendu crier. Elle t'a aidée à accoucher.
Une bonne odeur de soupe et de plantes odorantes mêlée régnait dans la pièce. Des fioles de potions et d'onguents de toutes les couleurs et des bouquets de fleurs séchées suspendus garnissaient tout un mur d'étagères. Cataline prit l'enfant sur elle. La pousouère s'affairait à sa tâche sans bruit. Une douce chaleur envahit la mère et l'enfant. Derrière les carreaux, la neige s'était mise à tomber.
Alinéas
Post scriptum. Depuis 2017, chaque année à la même période, le carnet d'alinéas s’essaie au conte. Nous y avons emprunté à des Lectourois célèbres, Jean-François Bladé (ici), Alcée Durrieux (ici). L'année 2024 a marqué l'hommage rendu par sa ville natale à Pertuzé. Il fallait par conséquent que l'illustrateur rejoigne cette galerie. En 1984 la Dépêche du Midi publiait, en six petits épisodes, cette BD quelque peu oubliée depuis. On y retrouve les thèmes récurrents de l'illustrateur : le pays, les caractères, le fantastique... Nous avons repris son fil conducteur avec quelques ajouts de notre cru, également en resituant le sujet dans une époque à la fois pas très lointaine et qui nous apparaît si extraordinaire à présent. On ne fait pas parler les morts mais nous pensons que ces emprunts à nos anciens nous sont concédés. Ils prolongent leurs contributions à la légende et à la tradition populaire. Le conte appartient à celui qui le transmet. Qui doit simplement y mettre sa manière et son émotion.
Au pied du Vésuve, dans l'imposant Castel dell'Ovo de la maison d'Anjou, Pierre de Ferrières a servi le roi de Naples, délaissant son évêché de Lectoure.
Longtemps l’institution "Évêché" a été convoitée pour son potentiel de revenus. Propriétés de rapport et impôts ecclésiastiques constituaient un "bénéfice" qui permettait à l’Église, concurrencée en cela par les pouvoirs laïcs, par le gouvernement royal évidemment, de s’attacher les élites intellectuelles, des administrateurs et des juristes en général qui, une fois nommés au diocèse étaient souvent autorisés, en sus, à poursuivre leurs carrières auprès de leurs structures d’origine, universités, tribunaux, et pour les plus illustres au sein des cours nobles ou ecclésiastiques. Quitte à déléguer sur place leur charge d’âme à un vicaire. Le phénomène est particulièrement tangible au haut Moyen-Âge alors que l’Église accompagne le développement économique qui génère nombre de questions de droit et d’organisation administrative, en participant au gouvernement des états en formation. En ce sens, le cas de Pierre de Ferrières à Lectoure (1296-1301) est caractéristique et d’autant plus intéressant qu’il intervient dans un cadre politique complexe tout autour de la Méditerranée.
Un évêque signant ses décrets
Cadre politique complexe, qu'on en juge. Lorsque Pierre de Ferrières est nommé à Lectoure en 1295 par le pape Boniface VIII, la Provence est partie intégrante du royaume de Naples, domaine de la maison d'Anjou. Après le bref pontificat de Benoît XI, successeur de Boniface, le gascon Bertrand de Got, évêque de Bordeaux et anglophile, devenu pape Clément V, empêché de siéger à Rome où s’enchaînent les luttes intestines, sera invité par le Roi de Naples à reposer sa cour itinérante à Avignon, possession provençale. C'est le début de la période avignonnaise de la papauté, qui durera plus de cent ans et finira par l'imbroglio du grand schisme d'Occident. Au-delà des Alpes, les villes de Lombardie, majoritairement gibelines c’est-à-dire partisanes de l’empereur germanique, et guelfes pro-papauté, alternent alliances et disputes. Les Etats pontificaux sont convoités par la Bavière. Enfin, le Languedoc est sous influence aragonaise. Et la prochaine croisade qui attend, et attendra toujours, est prétexte à alliances sans cesse rompues et militarisation d’une méditerranée sous pression.
Lectoure aux confins des possessions de la maison d'Anjou à la veille des Vêpres siciliennes
Dans ce contexte, la petite vicomté de Lomagne est une position avancée à la frontière du royaume de France. Territoire qui semble fragile mais se révèle précieux, au sud de la Garonne, tête de pont dans une Gascogne divisée et dont l’ouest aquitain est un fief du roi d’Angleterre. Autant dire que Pierre de Ferrières est positionné à Lectoure de façon stratégique. Économiquement et politiquement, la cathèdre, le fauteuil qui a donné son nom au bâtiment, est à Lectoure doublement précieuse. Cependant Pierre de Ferrières, tout entier affairé à Naples, ne s’y assoira pas physiquement.
Boniface VIII qui nomme Pierre de Ferrières est le dernier pape italien avant l’intermède avignonnais. Il est célèbre pour avoir porté à son sommet l'absolutisme théocratique de la papauté qui induit la supériorité du pape sur les rois. Son intransigeance se heurte à l’ambition de Philippe le Bel et à sa volonté de limiter à la fois l’autonomie des évêques de France et de nouvelles ponctions fiscales de Rome. Philippe le Bel envisage de convoquer un concile pour juger Boniface. Son chancelier Guillaume de Nogaret est mêlé à l’agression du pontife dans sa villégiature d’Agnani. Boniface décède un mois plus tard. L’épisode paroxystique, auquel succèdera en outre, l'affaire des Templiers, est emblématique de la lutte d’influence que se livrent l’église et les pouvoirs laïcs.
Charles II de Naples-Sicile, qui recrute Pierre de Ferrières, et Louis de Bavière, celui-ci candidat au Saint-Empire romain germanique, eux-aussi, se heurtent aux prétentions de la papauté. Les hommes d’église, juristes, évêques, chanceliers et diplomates, conseillers du pape ou des rois, pris entre deux feux, auront à choisir entre leur fonction, leur fidélité à leur hiérarchie, leur nationalité, et subiront les conséquences de ce conflit et de leurs prises de position. Pierre de Ferrières sera fidèle à la maison angevine.
Jacques Duèze, pape Jean XXII
S’il est difficile de décrire avec précision le déroulement de la formation du futur évêque lectourois et les prémices de sa carrière puisque les actes officiels ne mentionnent que les princes, laissant dans l’ombre les rédacteurs, techniciens, même s’ils sont parfois les inspirateurs d’une décision, par leurs parcours respectifs, les historiens considèrent que Pierre de Ferrières a fréquenté très tôt Jacques Duèze, futur Jean XXII. Ferrières, issu d'une famille de petite noblesse de Sérignac en Quercy, parle le même idiome languedocien que le cadurcien et doit probablement avoir avec lui des amis communs voire de la parenté. Pierre de Ferrières, en 1288-1294, et avant lui son frère ainé Guillaume, en 1284-1289, enseignent le droit à l'université de Toulouse en plein essor. Pierre est un proche de l'évêque de Toulouse Louis d'Anjou, fils de Charles II, qui sera canonisé en 1317 sous le nom de saint Louis de Toulouse par Jacques Duèze devenu pape. Cette relation avec Louis d'Anjou sera certainement l'occasion du rapprochement avec Charles II. Jacques Duèze suivra les frères de Ferrières dans leur ascension, jusqu'à la cour de Naples. Comme Bertrand de Got, futur Clément V, qu'ils ont dû également côtoyer pendant leurs études, ce sont des juristes au moins autant que des théologiens.
Ainsi, le pape Boniface VIII installe-t-il à Lectoure, avec le soutien du royaume de Naples, un homme de son sérail, comme une borne sur le territoire, marquant son ambitieuse autorité.
Il serait prétentieux de prétendre exposer, dans une si brève chronique, l'histoire mouvementée de la maison d’Anjou en Italie. Mais pour comprendre les circonstances de la nomination de Pierre de Ferrières à l’évêché de Lectoure il faut, pour le moins, essayer de résumer cette période, au risque de raccourcis que l’on voudra bien nous pardonner.
En 1262, Charles d'Anjou, frère du roi Louis IX, le futur saint Louis, comte de Provence depuis son mariage avec Béatrice, reçoit la couronne de Sicile du pape Urbain IV qui souhaite éliminer les derniers Hohenstaufen, descendants de Frédéric Barberousse, qui attisent la résistance des villes italiennes à l'autorité pontificale. Mais Charles, dont le gouvernement est brutal envers la noblesse et la bourgeoisie locales et dont les prélèvements pèsent lourdement sur l’île, sera chassé de Sicile par le massacre dit des Vêpres siciliennes (mars 1282) où 2000 Français et Provençaux sont massacrés en une nuit.
Replié à Naples, Charles ne parviendra pas à reprendre pied en Sicile qui passe sous la coupe du royaume d’Aragon (Catalogne, Baléares, Sardaigne), l’ambitieux concurrent de la maison d’Anjou en méditerranée occidentale. En revanche il poursuivra son action en Toscane et Lombardie. A l’Est, il hérite de l’Albanie et a des visées sur Constantinople. Il négocie avec le sultan de Tunisie. Malgré la perte de la Sicile et les nombreuses révoltes qu’il réprime durement dans les Pouilles, en Calabre et à Rome, Charles 1er est le prince le plus puissant d’Italie en cette fin de 14ième siècle.
Castel d'ellOvo, le siège du royaume de Naples
Sans qu’un tel projet ait été exprimé clairement, les historiens considèrent que Charles d’Anjou a mené une politique qui visait à bâtir un véritable empire méditerranéen. Son fils, Charles II poursuivra, sans succès, les tentatives de recouvrer la possession de la Sicile.
Régnant de 1285 à 1309, Charles II s’attache donc les services des frères de Ferrières, Guillaume et Pierre. En effet, comme son père avant lui, tant sur le plan militaire que pour son administration, il s’appuie sur des hommes venus de Provence mais également de Languedoc et de Gascogne. Le royaume de Naples-Anjou est alors, pour l’élite occitane, l’alternative aux carrières dans le royaume de France. Tant les réseaux de relations, familiales ou de connivence, que la langue, expliquent ce phénomène de cooptation. Bien que les idiomes, provençal, languedocien et gascon, diffèrent sensiblement, la langue d’oc est une culture en commun qui facilite le travail et la complicité de vues.
Quelle est la fonction du chancelier du roi de Naples ? Il est une sorte de ministre de la justice, garde du sceau royal. Il contrôle les actes touchant le domaine, ce qui en cette période de développement du royaume, de litiges et de négociations, revêt une importance capitale. Il est de fait en relation avec les alliés et les adversaires du royaume, France, Provence, Aragon… Ses décisions portent sur les privilèges attachés aux fiefs, la nomination de châtelains, les baux, le droit des personnes (protection des veuves, car le noble meurt jeune dans ce monde en guerre perpétuelle), les controverses et le règlement à l’amiable des litiges portant sur les droits de ban... Avec le protonotaire, sorte de secrétaire général, le logothète, ministre des finances dirait-on aujourd'hui, et d’autres conseillers, il participe à un véritable gouvernement royal. Par l’importance des enjeux, Pierre de Ferrières est donc à Naples, bien loin des préoccupations de son évêché lomagnol.
En 1301, Pierre de Ferrières est promu par Benoît XI à l’évêché de Noyon puis en 1304 au très prestigieux archevêché d’Arles. Il sera ici beaucoup plus présent et intéressé par les affaires de son ministère. L’explication est qu’Arles est un royaume, à cette époque disputé entre la maison des Baux et Charles II de Naples. Ferrières est donc là, mieux qu'à Lectoure, autant au titre de représentant du royaume napolitain que de ministre de l'Eglise. En outre le bénéfice d'Arles est autrement plus confortable que celui de la modeste capitale de Lomagne. Pierre de Ferrières décède en 1307.
Lorsque Pierre de Ferrières est nommé à Lectoure, il succède à Géraud de Montlezun qui est considéré être à l'origine de la construction de la cathédrale Saint-Gervais et Saint-Protais. Ce monument connaîtra diverses évolutions et reconstructions avant de devenir celui que nous connaissons. Son emblématique clocher dont la flèche culminera à près de 90 mètres avant d'être rabattue, n'a été élevé qu'à partir de 1487.
Le successeur de Pierre de Ferrières sera brièvement Raymond III puis, en 1307, Clément V offre le siège de Lectoure à l'un de ses cousins, Guillaume des Bordes, alors que celui-ci n'a pas même l'âge canonique requis (1). Guillaume ne siègera pas plus souvent à Lectoure puisqu'il suit la cour itinérante de Clément puis celle de Jean XXII qui s'établit à Avignon, et ce jusqu'en 1330, une exceptionnelle longévité. Autant dire que la ville n'a pas beaucoup gagné à ces nominations stratégiques et dispendieuses, à ces sacerdoces que l'on peut, de fait, s'autoriser à qualifier de fictifs, celui de Guillaume des Bordes comme celui de Pierre de Ferrières.
Le chancelier du royaume de Naples sera représenté à Lectoure par Guillaume Meschini, son vicaire général, qui non seulement remplit le ministère religieux mais assure en outre la collecte des revenus de l’évêché, dont une partie, dans quelle proportion ?, est probablement convoyée à Naples, au Castel dell'Ovo. Il faudrait un minutieux et sérieux travail de recherche pour estimer le revenu de l'évêque à cette époque. Lectoure est le plus ancien mais aussi le plus petit des évêchés gascons. A la fin de l'ancien régime, une époque qui offre plus de renseignements précis et fiables, il ne génère que la moitié des revenus de celui de Condom (2). Cependant, il est assez riche pour avoir bâti cette cathédrale imposante, particulièrement visuellement à l'horizon du fait de sa position proéminente.
La dîme qui porte sur la production agricole, principale création de richesse à l'époque, est d'un taux d'environ 10% annuel. Entre un tiers et un quart de ce prélèvement revient personnellement à l'évêque. A la dîme s'ajoute la perception d'un cens épiscopal, un impôt sur les églises du diocèse, ainsi que diverses taxes prélevées auprès des prêtres à l'occasion des visites et synodes diocésains. Certes, on a noté que Pierre de Ferrières n'était pas présent dans sa circonscription. Mais son vicaire n'était-il pas délégué également à ce rôle "pastoral" ? Ce représentant est évidemment rémunéré ainsi que les membres du chapitre cathédral, c'est à dire le personnel religieux qui assiste l'évêque, et qui dans la réalité, particulièrement en l'absence de celui-ci, fait véritablement fonctionner l'institution: " En 1491, trente-neuf chanoines, prêtres et religieux chantaient l'office des âmes du Purgatoire après la fête de Pâques. En 1499, la fête des morts célébrée trois jours après la Toussaint connut un éclat encore plus grand; cinquante-huit prêtres et chanoines du diocèse" ! (3)
Outre le système d'imposition, le diocèse est également propriétaire de biens de rapport, notamment agricoles, de métairies. A sa mort, Géraud de Montlezun, prédécesseur de Pierre de Ferrières et premier bâtisseur de la cathédrale, "en dépit de tous ces travaux, laissa, paraît-il une grande quantité d'or et d'argent" (4). On le voit le diocèse d'ancien régime est une très importante institution drainant abondamment la richesse locale. Certes une partie de ces finances est réinjectée dans le tissus économique, chez les artisans, les commerçants et le personnel de service. La construction de la cathédrale, pendant trois siècles, a animé l'activité économique lectouroise. Que ce soit pour son intérêt personnel ou pour celui du diocèse, l'évêque est un gestionnaire.
Administrateur avisé, en particulier de ses revenus, lorsqu’il sera promu archevêque d’Arles, Ferrières supprimera le pallium, prélèvement perçu par le nouveau titulaire d’un évêché à sa prise de fonction, et le remplacera par une taxe permanente sur le commerce du blé, un impôt d'inspiration moderne et certainement beaucoup plus productif. Pierre de Ferrières applique à son diocèse provençal les bonnes recettes de gestion testées lors de sa carrière de grand commis du royaume de Naples.
Ainsi, Lectoure, au gré de l'intérêt de ses évêques successifs pour la ville et ses âmes, ou de leur train de vie aux premières loges du monde politique de ce Moyen-Âge mouvementé, pourra offrir à l'expression de sa foi le grand vaisseau de pierre dressé sur le promontoire qui domine le Gers, chœur à l'est et tympan à l'ouest. Du Vésuve aux monts Pyrénées.
Alinéas
Lever de soleil sur la cathédrale Saint-Gervais et Saint-Protais avec sa flèche au 15ième siècle
- Thierry Pécout, Jacques Duèze, évêque de Fréjus, in Jean XXII et le Midi, Cahiers de Fanjeaux n°45.
- J. Pandellé, Histoire des évêques de l’ancien diocèse de Lectoure, Auch, Bulletin de la société archéologique du Gers, 1er trimestre 1965
Illustrations :
- Le Vésuve et le château des rois de Naples. Détail, http://www.bellanapoli.fr/
- Évêque signant ses décrets : www.communautesaintmartin.org
- Carte. Lectoure aux confins du royaume de Naples-Anjou à la veille des Vêpres siciliennes, https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%AApres_siciliennes, interprétation Carnet d'alinéas
- Portrait de Jean XXII, Triptyque Bâtisseurs du Palais des papes par Henri Rondel 1915-1916. Détail. Palais des Papes Avignon.
- Castel dell'Ovo , Matteo Tripadvisor
- Construction d'une cathédrale : Construction du Temple de Jérusalem, Jean Fouquet, 1470.
Où vont-ils ces fiers montagnards qui se laissent portraiturer par la célèbre artiste peintre animalière Rosa Bonheur ? On ne dira pas que leur chemin est "muletier". Pas vraiment escarpé comme veut l'exprimer cet adjectif. Plutôt un col largement ouvert, entre Gascogne et Catalogne ou Navarre d'outre-Pyrénées. Convoient-ils quelque marchandise d'un côté à l'autre de la frontière ? Mais leurs bâts semblent peu remplis. Alors, peut-être conduisent-ils ce troupeau d'ânes ou de mulets à destination du marché espagnol des bêtes de somme ? Car le commerce "mulassier" a été florissant pendant plusieurs siècles entre les deux pays. La foire de la Saint-Martin de Lectoure était une de ses étapes réputées.
A tout saint tout honneur. Commençons par Martin.
MARTIN, UN SAINT À SUCCÈS
Martin est l'un des saints patrons de France, celui des soldats, des policiers, des maréchaux-ferrants, des meuniers... Il est également le protecteur d'un très grand nombre d'églises, chapelles et bâtiments conventuels. 223 communes lui doivent leurs noms ! Enfin, Martin est le nom de famille le plus fréquent de notre pays encore aujourd'hui. A ce succès plusieurs explications. La principale est le fait qu'au Moyen-Âge, la charité est la première qualité chrétienne, celle qui permet de s'assurer d'accéder au paradis. On ne mesure plus aujourd'hui l'importance fondamentale de cette croyance qui a, ce carnet l'a démontré, contribué énormément à la (bonne) conduite en société, et celle de notre ville en particulier à l'époque de la création de l'hôpital du Saint-Esprit par exemple (voir ici). Or, Martin est réputé pour le geste de charité par excellence : il a partagé son manteau avec le mendiant. L'illustration de Pierre Joubert est là pour appuyer le message spirituel : le glaive du soldat Martin est l'instrument du partage entre le fort et le faible.
Martin, né en 316 en Pannonie, actuelle Hongrie, est officier de l'armée romaine d'occupation en Gaule. Il se fait remarquer très tôt par son sens du partage allant jusqu'à distribuer sa solde. En garnison à Amiens, un soir particulièrement rigoureux de l'hiver 334, il divise sa cape pour couvrir un nécessiteux transi de froid. Les reliques de cette cape (capella en latin) seront conservées à Tours, puis à Aix-la-Chapelle donnant naissance au mot chapelle ce qui démontre l'importance accordée à cette histoire. Martin quittera l'armée, se fera ermite puis sera élu évêque par les habitants de Tours eux-mêmes. Néanmoins il continuera de vivre pauvrement, parcourant la campagne pour répandre la bonne parole et dispenser ses bienfaits. Bien sûr un certain nombre de miracles lui sont attribués et, pour qu'il soit sanctifié, certains ont été reconnus par l’Église. L'histoire de sa vie, rapportée par l'un de ses compagnons et disciple, est considérée comme un ensemble alternant faits réels et légendes. Martin parcourt l'empire romain. L'âne, le mulet et la mule sont le moyen de locomotion habituel du prédicateur. Cependant Martin n'est pas le saint patron des muletiers. C'est saint Eloi. Alors, pourquoi les marchés aux mules avaient-ils souvent lieu à la saint-Martin, le 11 novembre ?
LE MARCHÉ DU POIDS LOURD DE L'ÉPOQUE
Voilà encore un déficit de notre mémoire collective. Je ne voudrais pas passer pour un père la rigueur distribuant dans ce cybercarnet, comme un tableau d'honneur, bons et mauvais points, mais les ânes, mules et mulets ne sont pas considérés aujourd'hui à la mesure de leur contribution à notre Histoire. Il ne reste d'eux aujourd'hui dans notre langage quotidien que les quolibets, les moqueries et les insultes que ces animaux y ont légué bien malgré eux. "Espèce d'âne !", "Quelle mule celui-ci !", "Âne bâté va", ou encore "Avance bourrique !". Et j'en passe.
Un âne bâté
Autant d'expressions qui négligent le fait que la bête est parmi les plus intelligentes, et qu'elle a été la plus utile des auxiliaires de l'activité humaine. Heureusement, là où elle apparaît encore aujourd'hui dans notre décor, pour notre distraction cette fois, spectacles, balades touristiques et foires justement, elle provoque en général notre affection, sentimentaliste et quelque peu anthropomorphique mais cela vaut mieux qu'un claquement de fouet.
Et puis il y a le précieux travail de conservation des éleveurs. Car, si l'âne est une espèce à part entière, mules et mulets eux, nécessitent l'intervention de l'homme pour naître car ils sont le fruit de l'accouplement, qui n'est pas tout à fait dans l'ordre naturel des choses, entre une jument, de la race cheval, et un âne. Mules et mulets ne se reproduisent pas entre eux pour donner naissance à une nouvelle race, sauf quelques rares exceptions que l'on comptabilise et que l'on analyse en tant qu'anomalies. Aussi faut-il, pour obtenir chacune de ces bêtes, et l'on dira pourquoi elles sont recherchées, s'y reprendre sans fin. Chaque région a progressivement sélectionné son type de mulet, en fonction de la tâche qui lui est affectée traditionnellement et des qualités qui s'imposent : ici traction de voiture, là portage de charge, ailleurs plus rarement mais cela s'est vu, le labour, le treck aujourd'hui (voir ici le site des Mules de Soula auquel nous avons emprunté la photo ci-dessous). Et la monte bien sûr, et pas uniquement celle du pape. En tant que monture, mules et mulets, à condition d'être bien dressés, soignés et conduits sont en effet préférés au cheval, trop haut, trop vif, fragile et cher. Pour le labour le bœuf est certes plus fort mais dans certaines configurations il est moins facile à diriger, lent et trop lourd. Mules et mulets sont réputés pour pouvoir porter de lourdes charges, jusqu'à 100 kilos, sur des longues distances et sur des chemins escarpés qui seront de ce fait qualifiés de "muletiers", nous voici revenu dans nos Pyrénées.
Le commerce mulassier trouve son origine en Poitou. Car la région de Niort s'est fait une spécialité de la production de mules et de mulets, en particulier grâce à la sélection d'une race de cheval de trait de lignée flamande, le "Poitevin mulassier", dont la jument accouplée au baudet du Poitou, un âne de forte taille, donne des individus robustes et intelligents. Ainsi, historiquement, un trafic commercial s'est développé qui conduisait les jeunes mules et mulets depuis l'ouest de la France dans les régions qui en avaient besoin, montagneuses et isolées, du Massif Central et des Alpes de Provence, et jusqu'aux Pyrénées lorsqu'ils étaient destinés au marché espagnol, sur le chemin qui nous intéresse.
En effet, l'Espagne a longtemps été dépendante de la production de mules et de mulets de France. Les jeunes bêtes étaient élevées dans l'objectif d'être présentées aux négociants espagnols, à l'automne, à maturité, sur les marchés du Sud-Ouest, dont Lectoure. Parquées jusqu'au printemps au pied du massif, elles passaient les cols et parvenaient sur les foires de printemps du nord de l'Espagne.
Par ailleurs, et ce n'est pas anecdotique, mules et mulets ont eu leur heure de gloire. Lors de la conquête de l'Ouest américain où ils tiraient les chariots des colons. Plus reconnaissants que nous le sommes... les américains ont créé un musée de la mule à Bishop en Californiehttps://www.mulemuseum.org/.
Puis, autre fait d'arme, c'est le cas de le dire, le mulet était l'animal de bât des régiments de Tirailleurs marocains du général Juin et de la 1ère Armée Rhin et Danube du maréchal de Lattre de Tassigny, ceux qui ont enlevé le Monte Cassino et les Vosges aux Allemands en 1944. L'état-major allié a reconnu que seules ces unités de l'armée d'Afrique française pouvaient "success the job". C'est donc avec humour mais sans dérision que l'on a dénommé les goums marocains "Royal brêle force".
Mais revenons à Lectoure. Et à la foire de la Saint-Martin.
LES EFFETS D'UN BON GOUVERNEMENT
Si nous ne disposons pas, semble-t-il, de document historique la datant avec précision, la foire de la Saint Martin de Lectoure est beaucoup plus ancienne que les 41 ans que lui attribue timidement son comité d’organisation actuel. Il est dommage de ne pas rappeler cette histoire édifiante bien que les références à la charité chrétienne et à la mule ne fassent plus recette. Cette dernière expression est d’ailleurs tout à fait adaptée car dès l’origine, la recette financière a été considérée comme nécessaire aussi bien par les autorités laïques que religieuses. Les archives ne nous disent pas non plus qui a institué ce rendez-vous annuel dans notre ville, l’un des deux co-seigneurs, vicomte ou évêque, ou bien les consuls ? Peut-être les trois de concert, pour une fois intéressés au même plan.
Les foires apparaissent en Europe du 11ième au 14ième siècles, parfois mentionnées dans certaines coutumes qui énumèrent les libertés traditionnelles, orales à l’origine puis consignées par écrit, accordées aux populations par le seigneur des lieux. En fait de libertés, il s’agit plutôt de règles d’organisation qui conditionnent la paix sociale et donc l’activité économique. Ou bien est-ce l'inverse ? Car le développement rapide de la société au Moyen-Âge s'explique par la conjonction intime du progrès technique, de la croissance démographique, de la productivité, du rôle des corporations professionnelles et des échanges commerciaux, des foires par conséquent.
Ce pourrait être une vue de la Lectoure médiévale, ce détail (agrandissement possible par un clic droit) de l’impressionnante fresque siennoise d’Ambrosio Lorenzetti intitulée « Les effets d’un bon gouvernement sur la cité » exprime parfaitement l’idée. Ou l’idéal… Pas moins de cinq mules y apparaissent aux côtés des acteurs économiques, artisans, commerçants, paysans, maçons sur les toits et même un enseignant et ses écoliers, dans une ville à l’architecture opulente. Ânes, mules et mulets symbolisant le transport de marchandises, rouage essentiel de l'activité commerciale.
En effet, comment prêcher la charité si la société dans son ensemble est misérable ? C’est la production de richesse qui permettra d’accorder aux plus démunis le minimum vital. C’est en tout cas le raisonnement, ou la justification, des maîtres de la cité. L’Eglise en particulier a donc souvent favorisé les foires. La vénération du saint patron, les autorisations de quêtes accordées exceptionnellement ce jour-là aux ordres religieux charitables s’accordent avec le commerce qui favorise la production, laquelle à son tour contribuera au rendement de la prochaine dime. Tout le monde y trouve son compte. Charité bien ordonnée commence par... les revenus de l'évêque.
Il existe de nombreuses foires de la Saint Martin en France. Autour de Lectoure citons Duras, Aurillac, Pau et plus près l’Isle-Jourdain, concurrente de nos jours puisque le chaland est volage et peut, d'un coup de cheval vapeur, ou électrique désormais, préférer le pays de Savès à la Lomagne. Mais certaines de ces manifestations sont devenues de " simples " fêtes foraines où s’offrent à foison et avec force sonorisation barbe à papa, pain d'épice industriel blistérisé et autos-tamponneuses. A Lectoure, l’économie locale y trouve cependant encore son compte, commerçants et artisans du cru y côtoyant les associations et les stands purement festifs. Bien entendu, la charité n'a plus rien à gagner ici, désormais dépendante de la solidarité nationale, et règlementée.
Mais pourquoi, la Saint Martin a-t-elle été inscrite si tard sur le calendrier annuel, au risque de se faire assez souvent tremper, comme une soupe ? Ce n’est pas chaque année l’été de la Saint Martin. Il faudrait pour répondre à cette question, fondamentale quand il s'agit d'un rendez-vous de plein air comme un pique-nique ou la kermesse paroissiale, remonter à la bulle du pape, conservée aux archives du Vatican, qui l’a décidé ainsi. Cependant, il est évident que toutes les foires d’automne, quel que soit le saint invoqué, permettaient d’entrer dans l’hiver en se défaisant des stocks de biens périssables, générant de la trésorerie en prévision des investissements de la prochaine saison, et en même temps, à tant que faire, en festoyant avant la période d’hibernation dont nous avons oublié les rigueurs. Une sorte de solstice commercial. Une ripaille exutoire qui n'attend ni Noël ni saint Sylvestre. Et lorsque les mulassiers espagnols, après la foire, ne pouvaient pas faire traverser par leurs bêtes les Pyrénées déjà enneigées, ils campaient sur place en attendant les beaux jours. A l'époque, comme tout, le commerce international suit les saisons.
Enfin Bladé, notre incontournable passeur, rapporte une histoire de loup qui prouve s’il le fallait la réalité de la foire aux mules de Lectoure.
" Alors, les juments poulinières et les jeunes mules qu’on élève pour les vendre aux Espagnols, à Lectoure, le jour de la foire de Saint-Martin, demeuraient seules dans les prés de la rivière de l’Auroue".
Une histoire de loup, de mule... et de romaine, celle-ci n’étant ni une jolie marchande, ni le nom de la route qui longe le Gers au pied de la citadelle, tracée par l’Empire, civilisateur et commerçant déjà, mais la balance qui a réglé les transactions de nos foires, marchés et étals d’échoppes pendant des siècles.
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ILLUSTRATIONS :
- Rosa Bonheur, Muletiers espagnols traversant les Pyrénées, 1857.
- Pierre Joubert, Martin partageant sa cape, in Saint Martin, soldat du Christ, Jean-Louis Picoche, ed. Elor 1996.
- Carte postale Attelage de mules - Environs de Cahors, cliché Viguié, Collection particulière.
- Carte des chemins mulassiers entre la France et l'Espagne, in "Le commerce des mules entre la France et l'Espagne à l'époque moderne : l'exemple du Val d'Aran et des Pyrénées centrales", Patrice Poujade, Annales du Midi 1999, pp. 311-324.
L’officiant proclame un à un les noms gravés sur le marbre du monument. Avec la gravité que l’on doit à ceux qui ont donné leur vie pour la patrie. Après chaque nom honoré, il s’interrompt. Une seconde voix ajoute, comme une sentence, l'écho sinistre : « Mort pour la France ». La cérémonie se répète chaque année depuis plus de cent ans. Il le faut car qui lirait les noms gravés dans le marbre ? Et pourquoi le sont-ils ? Le temps de mémoire est un fondamental devoir collectif. Les guerres se succèdent et l’on fait à intervalle un peu de place sur la stèle. La liste est longue. La triste litanie des 36 000 communes de France. Pro patria.
Tout en écoutant j'essaie de mettre un visage sur ces noms d’homme du pays de Lectoure. Mobilisés, rassemblés à la gare, au pied de l'antique rempart dérisoire. On s'embrasse. On pleure. Certaines femmes sont restées à la maison. Par pudeur. Paysan béret, bourgeois canotier. Qui espéraient bien revenir. Et puis la canonnade. Et puis la boue. « Mort pour la France ».
Alors que rien dans le cérémonial ne le suggère, derrière chaque nom, comme un écho à la sentence, j’imagine un prénom de femme. « Mort pour la France », Lucie... « Mort pour la France », Francine... « Mort pour la France », Marie. Le prénom de celle qui a entendu la terrible formule sur le pas de la porte. Mère, épouse, promise… Formule entendue pour la première fois de la bouche du gendarme missionné par le ministère de la guerre : « Mort pour la France ».
L’officiant poursuit. Des prénoms d'hommes d’autrefois, surannés : Elie, Alphonse, Aristide. « Mort pour la France ». Des prénoms d’arrière-grand-mères : Augustine, Euphrasie, Léontine… Et d’autres plus familiers : Albane, Marguerite, Sereine, car comme les guerres, les prénoms reviennent.
Une fois le gendarme reparti, sa triste mission accomplie, les formules de compassion toutes faites, elle devra être forte, ne pas s’effondrer. Vivre. Vivre seule. Vivre pourtant. Et à son tour porter l’annonce, au père, qui retournera au travail, un peu plus vouté, à la mère, amputée de son amour de mère. L’amour de ses entrailles. Indicible. Les enfants. Leur dire. Surtout leur parler. Le manque du père n'a pas de guérison. Pupilles de la nation. Une rente pour salaire, comme un rappel comptable du deuil. Veuve de guerre. « Mort pour la France ».
Elle n’ira pas crier « Victoire » le jour venu, et se joindre à la foule en liesse, les flonflons… Comment pourrait-elle danser ? Comment ne pas en vouloir au monde entier, aux hommes qui font la guerre, en vouloir à l’Homme, au genre, à tous les hommes, au gouvernant, le chef, l’ennemi ? … Il y a des veuves d’ennemi. Comment dit-on « Mort pour la patrie » en allemand?
Puis, viendra le temps de faire la paix avec son deuil. Elle prendra sur elle, assumera sa tâche et son rôle de femme, de mère. Il y a la litanie, il y a le devoir de mémoire. Et puis il y a la vie.
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Bien sûr des noms de femmes sont également gravés sur nos monuments aux morts. De nombreuses résistantes de la seconde guerre mondiale. Preuve s’il en fallait qu’il n’y a pas de sexe faible face à la tyrannie. Et aujourd'hui encore. Le deuil n'a pas de sexe.
Les PFAT (Personnel Féminin de l’Armée de Terre) ont leurs héroïnes. Je me souviens de Madeleine F., infirmière du Corps Expéditionnaire Français en Italie (CEFI), de l’armée d’Afrique du général Juin, rayonnante en treillis au volant de sa jeep marquée à l’étoile US du côté du Garigliano.
Geneviève de Galard, d’origine lomagnole, Terraube étant le berceau de cette très vieille famille, « l’ange de Dien-Bien-Phu » s’il faut donner un nom de légende au devoir simplement accompli, fut « un grand soldat ». Décédée récemment, Toulouse a baptisé une place à son nom.
Aujourd’hui, la femme est combattante, marin, aviatrice, parachutiste, pilote d’hélicoptère, chasseur alpin, plongeuse du combat du génie…
Photo titre : Monument au morts d'Equeurdreville (Cotentin). Emilie Rolez, sculptrice (1896-1986) et Stèle du monuments aux morts de Lectoure (photo M. Salanié).