Publié le 28 Novembre 2023

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"Dans l'immense champ de bataille idéologique que constitue la Révolution française, on ne se bat pas argument contre argument mais carrément catéchisme contre catéchisme".
Histoires de la Révolution en Gascogne. Hourquebie/ Sourbadère. Illustrations Pertuzé. Ed. Loubatières.

 

HISTOIRE DE FRANCE

Ce sans-culotte impérieux et sentencieux, tel un pasteur monté sur sa chaire du temple de la Raison, qui assène le nouveau catéchisme révolutionnaire à un gamin amorphe, illustre le fossé entre les nouveaux maîtres et le petit peuple, avec humour certes, mais très en concordance avec le texte des deux auteurs de ces étonnantes Histoires de la Révolution en Gascogne. Cependant, Pertuzé n'a pas toujours manié l'humour ou la caricature pour illustrer cette époque. Il sera souvent mis à contribution pour les nombreuses publications, les livres historiques, les bandes dessinées, numéros spéciaux de la presse qui paraissent pour le bicentenaire de la Révolution, et son dessin y est souvent tout à fait réaliste, les costumes et les lieux étant parfaitement rendus pour que l'Histoire soit restituée à la fois le plus possible conformément aux faits et attrayante.

pertuzé toulouse - révolution française - dépêche du midi 1989 - pont neuf - porte Saint-Jacques

Le 14 juillet 1989, la Dépêche du Midi publie un cahier spécial anniversaire sur tous les départements qu'elle couvre, cahiers illustrés par Pertuzé qui situe l'action devant un monument caractéristique de chaque chef-lieu de département (institution toutefois post-révolutionnaire !), Agen, Albi, Auch, Cahors, Carcassonne, Foix, Montauban, Tarbes, Rodez et Toulouse ici, où la révolte vient du quartier populaire Saint-Cyprien et traverse le Pont-Neuf par la porte Saint-Jacques, détruite en 1860 pour laisser passer le flux automobile de l'époque moderne, encore hippomobile à cette date... une autre histoire.

 

Pertuzé s'exprime sur ce sujet dans une interview à la Dépêche du Midi en 1999. A la question "Quelle est la différence entre le dessin et l'écriture ?" voici sa réponse, très modeste en l’occurrence : "Aucune. Tout ce qui est lettre, typographie, calligraphie appartient à l'écrit. La bande dessinée est un excellent compromis. J'essaye moi même d'écrire, même si je suis loin de me considérer comme un écrivain, car je rédige pour faire des illustrations. Qu'apporte le dessin au texte ? Pas grand-chose. Si le texte est bon, il n'a pas besoin de dessin. Mais il apporte tout de même un contrepoint, une autre vision... personnelle. Il y a des textes très visuels qui appellent une illustration très réaliste. Ce n'est pas une nécessité, un plus que l'on apporte au lecteur". Et c'est évidemment le cas avec l'Histoire. Si le texte est bon, dit-il. Or, certains historiens ne sont pas de bons auteurs. Ce n'est d'ailleurs pas absolument indispensable dans leur fonction et de ce fait la matière est souvent indigeste.

Comment intéresser le lecteur lambda à l'Histoire ?

Que serait l'Histoire de l'Egypte antique sans les peintures murales des tombeaux des pharaons ? Que serait l'Histoire de la conquête normande de l'Angleterre sans la tapisserie de Bayeux ? Que serait l'Histoire de l'architecture médiévale sans le Dictionnaire raisonné de Viollet-le-Duc ? Toutes proportions gardées bien sûr, ceci pour démontrer l'importance de l'illustration par rapport à l'écrit, sa complémentarité, son efficacité dans le mécanisme de compréhension, de démonstration et de transmission.

 

SOCIOLOGIE HISTORIQUE

On l'admet aisément aujourd'hui, l'Histoire ne se limite pas aux révolutions, aux grandes batailles et à la chronologie du règne de tel ou tel roi, empereur ou président de la république. L'Histoire est également celle des peuples, de leur mode de vie et de pensée. Pertuzé concourt à dessiner cette sociologie historique qui n'a pas été immortalisée par les grands peintres, monopolisés par les élites. Les Contes de Gascogne de Bladé, comme Les chants de Pyrène, sont illustrés avec un grand soin du costume et des intérieurs paysans, bourgeois et nobles. Le poids du folklore dans la société de l'époque, qui rapporte voire perpétue les croyances et les superstitions, est lui-même en tant que tel sujet d'étude. On discute encore de l’orthodoxie de sa méthode, mais Jean-François Bladé est aussi considéré comme ayant collecté une matière à étude historique. Le folkloriste n'est pas un conteur, mais un passeur, un mémorialiste.

Contributeur de Wikipédia, l'encyclopédie en ligne, sous le pseudo Morburre, Pertuzé a dessiné, pour répondre à quelle sollicitation ? nous ne le savons pas, ce superbe ramoneur savoyard et, en légende, a rappelé sa fonction de coursier dans le Paris du 18ième. La tenue et les outils du gamin sont particulièrement restitués.

Ramoneur, illustration pertuzé, wikipédia, illustrer la sociologie historique

Avant la généralisation des postes, on confiait souvent, à Paris, aux petits ramoneurs le soin de transmettre des courriers.

 

HISTOIRE DE LECTOURE

Evidemment, l'Histoire de sa ville intéresse au plus haut point notre illustrateur. On pourra regretter qu'il n'ait pas eu l'occasion de participer à l'une ou l'autre des publications historiques sur Lectoure, et nous croyons deviner qu'il l'aurait souhaité. C'est sans doute ce qui l'a décidé à travailler, de façon autonome et originale, à ses Lactorates. Initialement, ses portraits, écrits et dessinés, se concentraient sur des personnages célèbres, Jean V d'Armagnac, le duc de Montmorency, le bourreau Rascat... Le titre du projet était alors "Etroite patrie", selon une formule d'un des historiens locaux croit-on savoir. Puis sont venus les écrivains, Gide, Jean Balde, la nièce de Bladé, Aurélie Soubiran, princesse Ghika. Enfin, d'autres portraits ont intégré la galerie, à l'intérêt historique parfois plus anecdotique mais sociologiquement, on y revient, très intéressants, le sculpteur de notre monument aux morts, Sarrabezzolles, le peintre Naillod, Ducos du Hauron, l'inventeur de la photographie en couleur tout de même... Enfin certains plus lectourois, Duchesne, le médecin d'Henri IV, les saints Gény, Clair et Maurin etc...

Il semble que Jean Lannes n'ait pas eu les faveurs de notre illustre illustrateur. Le maréchal d'Empire n'avait d'ailleurs pas besoin de lui étant donné la riche iconographie dont il a bénéficié, façon de parler, après sa mort. Il aurait toutefois certainement fait partie des Lactorates. La première épouse du grand soldat, répudiée pour infidélité, Catherine Jeanne Josèphe Barbe Méric, dite "Polette", a été portraiturée par Pertuzé, dessin et texte, celui-ci plutôt indulgemment. Ceci dit pour la petite Histoire. Y faut-il toujours une majuscule dans ce cas ?

jean lannes - maréchal lectoure - pertuzé - méric - épouse

Quant à Monluc, un autre maréchal de France passé par là deux siècles plus tôt, Pertuzé a publié sur internet un magnifique panoramique du siège de Lectoure par lui légendé ainsi : "Vieille histoire : le siège et la prise de Lectoure (protestante) par Blaise de Monluc (catholique), en septembre 1562. Cherchez l'erreur (il doit y en avoir plein). Pour situer, le clocher est bien là, entier avec sa flèche, mais la cathédrale a été détruite. Le Bastion, à droite, n'est qu'une levée de terre sans murs. Avec ses trois canons, Monluc a fait une brèche dans le rempart, à peu près là où se trouve la piscine mais à l'époque il n'y a pas la piscine, ni même les terrasses des Marronniers et les jardins en-dessous, il y a des maisons et des rues. En plus on n'y voit pas grand-chose parce que l'assaut s'est passé la nuit (et vous trouvez que je fais un boulot facile ?)".

siège de lectoure - monluc - guerres de religion - pertuzé

Siège de Lectoure par la troupe catholique de Monluc. 1562.

Complétons le descriptif car c'est remarquable : la position des troupes de Monluc, sur le plateau de Lamarque (côté lycées aujourd'hui) est exacte, la porte Boucouère est suggérée par deux tours jumelles de flanquement (à la place de l'actuelle entrée de la rue Nationale), on semble distinguer au fond le clocher de l'église Saint-Esprit et la tour d'Albinhac. A gauche, la tour d'angle de notre chemin de Saint-Clair est imposante. L'illustrateur s'est documenté sur l'armement de l'époque. La crémaillère de réglage de la hausse des canons de Monluc et le flacon de poudre noire attaché à la ceinture de l'arquebusier ne s'inventent pas... Le feu de camp qui divise le dessin en deux devait être prévu pour marquer la pliure de l'ouvrage projeté. Que nous ne verrons pas puisque Pertuzé n'a pu mener son projet Lactorates à terme. Fin de l'histoire.

                                                                                                       Alinéas

PS. Je vous suggère de cliquer (clic droit en principe) sur cette dernière illustration et de sélectionner la fonction [ouvrir l'image dans un nouvel onglet] et vous pourrez ainsi observer cette très belle illustration de plus près.

 

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Publié dans #Histoire

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Publié le 21 Novembre 2023

N°3

Il n'y a pas que les contes dans la vie. Il y a aussi la nature, les relations sociales, les découvertes impromptues...

Pertuzé enfant enregistre tous ces détails de la vie lectouroise qui viendront donner à sa production ce caractère vécu. Et impertinent. Ce qui fait que pour nous, qui avons connu cette époque, l'illustrateur ne raconte pas d'histoires... ou pas que.

Pour les ceusses qui ne savent pas ce qu'est "tuter les grillons" : les faire sortir de leur trou pour les capturer. Deux méthodes au choix : la paille, la tute, ou l'inondation de la galerie de la bestiole.

© Pertuzé - Le dictionnaire Vavassori Ed. Loubatières.

A la semaine prochaine !

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Publié dans #La vie des gens d'ici

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Publié le 14 Novembre 2023

N°2

Être gamin à Lectoure dans les années 50, ça a du sens : galoper dans les rochers au pied des remparts, dominer la vallée et le monde au delà, se raconter des contes à dormir debout...

Pertuzé connaît son Bladé par cœur depuis l'enfance. Un grand-père boulanger au faubourg le lui a lu entre deux fournées. En écoutant l'ancien, il gribouillait déjà dans la marge de la Dépêche du Midi. " Il y a toujours eu, il y aura toujours, à Lectoure, un homme vert, qui garde les oiseaux, et qui est le maitre de toutes les bêtes volantes ".

Mais qui devait rentrer dans la galerie de portraits des illustres Lactorates que Pertuzé avait en tête ? Zéphirin Bladé lui-même, ou le vieux Cazaux, son fameux conteur ? Le boulanger Boutan ou l'homme vert ? On ne le sait pas, parce que l'illustrateur s'en est allé rejoindre les oiseaux du ciel gascon, laissant-là son ouvrage inachevé. A propos, je crois avoir vu l'homme vert en couleur, vert-de-gris sur fond d'orage comme on sait les faire ici, bleu cobalt ? Mais je ne sais pas où je l'ai mis... ou bien l'ai-je rêvé moi aussi. Mais il est très bien ainsi. Le noir et blanc sied à la légende.

A la semaine prochaine !

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Publié dans #La vie des gens d'ici, #Contes

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Publié le 8 Novembre 2023

N° 1

Pertuzé ne quittait jamais son béret. Ou presque. Fétiche, fantaisie, marque de fière appartenance à son pays de Gascogne, ou simple plaisir personnel comme vous portez peut-être la moustache ou des boucles d'oreilles, et on ne vous demande pas pourquoi. Il était en relation sur internet avec un vendeur de bérets... néo-zélandais ! Notre Lectourois a offert à son ami Daan Kolthoff, ce fou de bérets des antipodes, plusieurs illustrations très drôles* sur le thème du couvre-chef gascon et celle-ci, très symbolique, qui inaugure notre  série.

"Le magicien du béret", c'est le titre de cette première "Pertuzé" hebdo. Tout son art y est : la perspective, le mouvement, la fine expression de plaisir et de tranquille assurance du visage. Et l'ambiance fantastique, la magie, que l'on retrouvera souvent chez notre illustre illustrateur.

* https://beretandboina.blogspot.com/search?q=pertuz%C3%A9

A la semaine prochaine !

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Publié dans #Beaux arts

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Publié le 4 Novembre 2023

Jean-Claude Pertuzé (1949 - 2020) est célèbre pour avoir mis en bande dessinée un choix de contes de Gascogne, collectés près de cent ans auparavant par un autre Lectourois, Jean-François Bladé. Mais Pertuzé a eu une carrière beaucoup plus complète et riche. Illustrateur de presse, affichiste, pyrénéiste, portraitiste, contributeur de l'encyclopédie en ligne Wikipédia, il aborde de nombreux thèmes, littérature jeunesse, humour, érotisme, lexicologie, ésotérisme, histoire, celle de notre ville en particulier qu’il n’a jamais oubliée et dont il voulait écrire et illustrer une chronique originale, mais le temps lui a manqué. C'est cette diversité de registres qui nous a fait choisir le sous-titre de la manifestation programmée en 2024, reprenant et adaptant une de ses devises :

" L'illustration en tout sens ".

 

Jean-Claude Pertuzé

 

Le carnet d'alinéas lui avait déjà rendu hommage peu de temps avant son décès [ voir ici ], mais en ne reproduisant alors que des illustrations autour de Lectoure. Or, précisément, on s'aperçoit que les Lectourois eux-mêmes, qui sont les plus nombreux lecteurs de ce blog ne connaissent pas l'étendue de la carrière de cet artiste. L'hommage que nous nous sommes chargés d'organiser au printemps prochain pourra corriger ce manque et explorer ses différents talents.

Puisqu'il s'agissait de présenter et de commenter une collection de publications illustrées par l'artiste lectourois, dont certaines sont déjà consultables à la Médiathèque-Info jeunes de notre ville, le projet a été soumis à l'origine à ce service culturel communal, qui a sans hésiter, marqué son intérêt. Complété et précisé avec l'équipe de la Médiathèque, le programme de la manifestation a été présenté à la Municipalité qui l'a agréé.

Les bibilothécaires Anne Depis et Sabah Medjaour en compagnie de Michel Salanié, coordinateur de l'Hommage à Pertuzé

Un comité d'organisation bénévole est constitué regroupant, outre votre serviteur et rédacteur de ce carnet d'alinéas, Jean-Claude Ulian, Saint-Clarais, le viel ami et auteur d'un certain nombre d'ouvrages illustrés par Pertuzé, Hugues de Lestapis, journaliste, qui a édité pendant plusieurs années le magazine gratuit Le Canard gascon et Aline Salanié de la maison d'hôtes La Mouline de Belin, qui se charge du secrétariat, des relations publiques et qui organisera l'accueil pendant la manifestation.

De gauche à droite, Michel Salanié présentant le visuel de la manifestation, Hugues de Lestapis, Aline Salanié, Jean-Claude Ulian, Pascal Mazzonetto pour les Gasconnades et Jacqueline Marro pour Lectoure à voix haute.,

D'ores et déjà deux associations lectouroises nous ont rejoints. Les Gasconnades proposera un conte de Bladé en gascon, accompagné d'une projection de la bande dessinée du même texte en français par Pertuzé. L'association Lectoure à voix haute de son côté, lira des textes rédigés par le natif de Lectoure, anecdotes, souvenirs et pensées inspirées de son pays toujours aimé. Le détail des manifestations sera publié au tout début de l'année prochaine.

Une page Facebook consacrée à cet Hommage à Pertuzé diffusera des informations au fur et à mesure du développement de ce projet et en particulier, une série hebdomadaire intitulée "La Pertuzé de la semaine" qui permettra de commenter, dans la bonne humeur qu'il suscitait, les différentes facettes de l'art de notre illustre illustrateur.

                                                                            Michel Salanié

Les personnes ayant connu Jean-Claude Pertuzé sont vivement invitées à nous apporter leurs témoignages et à prendre contact.

Pour toute information :

Courriel : pertuze.lectoure2024@gmail.com

Aline Salanié Tel. 06 26 18 52 00

ou bien la Médiathèque

Courriel : bibliothèque@mairie-lectoure.fr

Tel. 05 62 68 48 32

 

Suivez-nous sur la page Facebook "Hommage à Pertuzé".

Chaque semaine une illustration est commentée.

 

Hommage à Pertuzé

 

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Publié dans #La vie des gens d'ici, #Beaux arts

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Publié le 19 Octobre 2023

monument aux morts lectoure

Trois noms de soldats morts en Indochine sont gravés en lettres d'or dans le granit gris de notre monument du souvenir. Le 8 juin dernier, Lectoure honorait plus particulièrement l'un d'eux, Maurice Lalague, "Mort pour la France" en Indochine en 1954. Soit il y a 70 ans "à peine". Ce n'est donc pas une éternité, ni le Moyen-Âge, pas plus d'un siècle en arrière comme les poilus de la longue litanie de la "grande guerre" qui est lue chaque année, cérémonieusement, le 11 novembre. L'image de nos grands-pères s'estompe, y compris ceux ayant survécu à la boucherie. Les anciens combattants de 39/45 ou d'Algérie, et les plus "jeunes", ceux des opérations extérieures (OPEX) pour employer la terminologie administrative (177 opérations recensées depuis 1959, parmi les plus connues Zaïre, Tchad, Centrafrique, Liban, Ex-Yougoslavie...), ceux qui sont heureusement revenus, sont là pour nous rappeler à notre devoir de mémoire.

Alors, pourquoi a-t-il fallu attendre 70 ans pour inscrire le nom de Maurice Lalague sur cette stèle ? Ce sont les mystères des arcanes de l'Administration, militaire de surcroît, mais il faut préciser que son corps n'a jamais été retrouvé et que, engagé dans la Légion étrangère, il avait dû, c'est la tradition pour les hommes de rang, déclarer au moment de son incorporation un autre patronyme, Delbeck, et une autre nationalité, Belge, ceci pouvant expliquer cela. Un de ses parents ayant remarqué son absence sur notre monument aux morts, communiqua avec le général Eric Boss, président du comité de Lomagne du Souvenir Français, qui engagea les procédures et obtint enfin la rectification.

Lalague rejoignait ainsi deux autres Lectourois, "Morts pour la France" en Indochine : Louis Dugros et Maurice Toquebens. Mais les familles lectouroises de ces morts, et de ceux revenus vivants aussi, se demandaient bien mordiù !, pourquoi aller se battre, et surtout finir, de l'autre côté de la planète ?

 

trois morts pour la france MPLF en indochine

Pour l'opinion publique, influencée par la propagande communiste, la guerre d'Indochine était une "sale guerre". Surtout méconnue, incomprise, elle est aujourd'hui oubliée. Pourtant la présence française dans cet extrême Orient a été importante et pas toujours noire. Ni blanche.

Notre chronique ne prétendra pas écrire l'Histoire de l'Indochine. Cependant. Derrière l'imagerie exotique qui a pu motiver un européen à s'aventurer, explorateur, évangélisateur ou artiste, la colonisation du sud-est asiatique est évidemment politique et économique.

indochine francaise - pnom penh - cambodge - vitenam - laos - cochinchine - annam - tonkin
Affiche de promotion du tourisme en Indochine

 

Les premiers européens à s'installer durablement dans le Sud-Est asiatique, ici comme en Afrique, sont les religieux. Le pouvoir politique, déjà sous Louis XV, sera conduit à accompagner les missionnaires français, pour leur protection et celle des populations autochtones qui adoptent en nombre la religion catholique, sans toujours renoncer à leurs pratiques animistes. Prétexte ou vision civilisatrice, chacun jugera, sans doute est-ce un tout et la physionomie d'une époque. Très vite, la concurrence avec les autres nations, l'Angleterre en particulier (installée au Siam, actuelle Thaïlande, en Birmanie, Indonésie, Hong-Kong), conduit la France à s'imposer, à établir des positions militaires et commerciales, à signer des traités de collaboration avec les pouvoirs traditionnels. En 1862, l'Empereur d'Annam, Tú Dúc, cède à la France les territoires du sud qui deviennent la Cochinchine, colonie administrée directement par la métropole. Les deux autres régions vietnamiennes, l'Annam, plaine côtière le long de la mer de Chine et le Tonkin au nord resteront des protectorats, comme le Cambodge et le Laos. Dans cette région du monde règne une très grande diversité ethnique qui alimente des luttes fratricides permanentes, dont la France pourra s'instituer l'arbitre. Contre les impérialismes de l'empire Annam, prochinois, et des Thaï (dominés par le Royaume Uni), elle représentera un certain équilibre et une présence pacificatrice. Le Cambodge et le Laos se verront reconnaître une autonomie au sein de l'Union française. Les échanges commerciaux de la métropole avec la Cochinchine et le Tonkin seront très florissants. La culture de l'hévéa est introduite et la forte demande de caoutchouc due au développement de l'automobile dans l'entre-deux-guerres provoquera un boom économique. Le thé, le riz, la soie sont également prisés de la métropole. Une bourgeoisie indochinoise nait, laborieuse et cultivée. Cette création de richesse permet en parallèle le développement d'infrastructures modernes, réseau routier et éducation en particulier. Hanoï au nord et Saïgon au sud prennent des allures de villes de province de France. Le lien fort entre nos pays et leurs populations, encore sensible aujourd'hui, date de cette période faste.

hanoï - hué - Saîgon -ho chi minh ville
Hanoï, capitale du nord

 

Mais la deuxième guerre mondiale va marquer un tournant et la fin de cet âge d'or. Déjà avant-guerre, sous la troisième république finissante, trop distante, instable et ignorant les subtilités asiatiques, l'administration française en Indochine commet un certain nombre d'erreurs, fiscalité injuste, passe-droits et décisions arbitraires, vexations religieuses ou ethniques, qui dresseront une partie de la population indigène contre la puissance coloniale et sèmeront le grain du sentiment nationaliste là où n'existait qu'une multitude de minorités concurrentes qui recherchaient auparavant auprès de la France protection et reconnaissance.

En 1940, le Japon envahit la région tout en ménageant la souveraineté française. L'administration militaire sous l'autorité du gouvernement de Vichy est conduite à composer, ce qui lui sera reproché. En 1944, les États-Unis bombardent les positions japonaises en Indochine. Les Japonais investissent alors et désarment les unités françaises par surprise. Les officiers et les dirigeants de l'administration coloniale sont arrêtés, certains sont exécutés, décapités à coup de sabre. Puis, en passe d'être anéanti par les bombardement atomiques d'Hiroshima et Nagasaki, le Japon encourage le Vietnam, le Laos et le Cambodge à réclamer leur indépendance. La France est chargée par les Alliés de reprendre le contrôle de la région mais elle se heurte très vite au Viêt-Minh, parti communiste créé en 1930 à Hong Kong sous l'impulsion du Komintern (issu de l'ex-Internationale communiste) et du Parti Communiste chinois, qui, à dominance ethnique tonkinoise se révèlera être hégémonique. La guerre d'Indochine débute en 1946. Nommé commandant en chef et haut-commissaire en décembre 1950, le général de Lattre de Tassigny déclare : "La guerre d'Indochine n'est pas une guerre coloniale, c'est la guerre contre la colonisation rouge. Nous nous battons pour la paix et la liberté du peuple vietnamien." C'est dans ce contexte que nos trois Lectourois seront engagés en Indochine.

 

LOUIS DUGROS

Né dans une famille d'agriculteurs installée sur la route conduisant à Castelnau-d'Arbieu, très tôt remarqué par ses professeurs pour ses qualités intellectuelles, Louis Dugros est reçu au concours d'entrée à Saint-Cyr dont il est diplômé en 1935. Il est commandant de compagnie lorsqu'il arrive en Indochine au sein d'une demi-brigade de la Légion étrangère. Il participe aux opérations destinées à débusquer l'ennemi infiltré dans le delta du Mékong, enchevêtrement pestilentiel de rizières, de forêt dense et de canaux (rach) qui favorise les embuscades meurtrières.

louis dugros - mort pour la france lectoure - légion étrangère - saint cyr
Louis Dugros à droite, dans la moiteur du delta du Mékong

C'est au cours d'une de ces opérations embarquées sur LCM (barge de guerre dotée d'une porte avant basculante) et d'un accrochage à terre, que Louis Dugros, alors capitaine, est tué par un tir d'obus "ami", mal dirigé par la Marine qui assure la couverture d'artillerie. Son corps sera rapatrié en métropole. L'officier lectourois aura les honneurs de la Nation. Depuis une chapelle ardente installée à l'hôpital, le convoi funèbre remontera lentement la rue Nationale, depuis le boulevard d'Armagnac jusqu'au monument aux morts, alors dressé devant la cathédrale, escorté par un détachement militaire en grande tenue et sous les ordres d'un officier général. La citation qui énumère ses faits d'arme conclue ainsi : "S'impose à tous par son calme et son courage souriant".

 

MAURICE LALAGUE

Le sous-officier, issu d'une famille d'artisans installée avant 1920 rue du Campardiné, qui a rejoint ses camarades sur notre monument aux morts cette année seulement, appartient à la même arme que Louis Dugros, la Légion étrangère. Après avoir effectué son service militaire, Maurice Lalague s'engage dans la Légion en Algérie en 1937. Progressant dans la hiérarchie, attaché aux troupes qui poursuivent en 1944 la Wehrmacht, du Rhône au Danube, il participe à l'occupation de l'Allemagne nazie défaite.

lalague - delbecq - légion étrangère lectoure
Un légendaire képi blanc

Maurice Lalague effectuera trois séjours en Indochine à partir de 1947. En 1951, sergent-chef, il y est volontaire. Son unité est affectée à la zone entre l'Annam et le Tonkin où l'armée française tente de contenir le Viêt-Minh alimenté par la Chine voisine, devenue communiste en 1949, sanctuaire où il se replie après chaque coup de boutoir. C'est lors d'un accrochage et en tentant de secourir un compagnon blessé que Maurice Lalague disparaîtra. Son corps ne sera pas retrouvé. Le Souvenir Français de Lomagne a fait inscrire son nom sur la tombe de regroupement du carré militaire, adjacent au cimetière dit "des Sénégalais".

 

MAURICE TOQUEBENS

La famille Toquebens, originaire du département des Pyrénées-Orientales, s'installe à Lectoure, après la 1ière guerre mondiale. Le père de Maurice est employé des Postes. Certains se souviennent encore de sa mère, dite "Bébin", un personnage attachant, dans sa maison du boulevard du Midi, évoquant avec émotion la fin dramatique de son fils.

Maurice Toquebens quitte l'école après le certificat d'études. Il effectue son service militaire au 1ier régiment de Hussards à Auch puis, suivant l'exemple de son frère ainé, intègre l'école de la Gendarmerie Nationale de Chaumont (Haute-Marne). Il est affecté en Algérie en 51-52 et arrive en Indochine en 53, débarquant à Saïgon dans le cadre des Légions de Marche de la Garde Républicaine en Extrême Orient (LMGREO). Il se fait rapidement remarquer pour son audace en opération. Son autorité naturelle conduit ses supérieurs à le désigner pour prendre le commandement d'une compagnie de supplétifs indochinois.

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Maurice Toquebens, coiffé du fameux chapeau de brousse de l'armée française en Indochine

C'est en conduisant ses hommes dans une zone difficile du Tonkin, qu'il est capturé en décembre 53 par le Viêt-Minh. Il passera plusieurs mois d'internement sans que son unité ou sa famille n'aient aucune nouvelle de lui, jusqu'à ce qu'un de ses compagnons libéré témoigne et date son décès approximativement en juin 1954. Le nom de Maurice Toquebens a été donné à la caserne de Gendarmerie Nationale de Lectoure.

On sait le sort terrible des prisonniers soumis pendant des mois dans les conditions extrêmes de la jungle tropicale, au joug des pratiques cruelles des gardiens des camps d'internement Viêt-Minh.

De 1945 à 1954, il y a eu environ 37 000 prisonniers militaires du Viêt-Minh, dont 71% sont morts en captivité, soit environ 26 200 personnes, 90% chez les troupes indochinoises ayant choisi la France et qui sont doublement martyrisés par leurs frères de race. Le Viêt-Minh ne reconnaît pas la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre et pendant toute la durée du conflit, la Croix Rouge ne reçoit jamais l’autorisation de visiter les camps dont les installations ouvertes à tous les vents et sans hygiène, livrent les prisonniers à moitié nus aux moustiques et autres bêtes ainsi qu’aux maladies, puis les malades à la mort, quelquefois après un passage à " l’infirmerie ", sorte de morgue immonde d’où l’on ne sort jamais vivant. Parmi les punitions, l’une des plus terribles est le séjour prolongé dans la sinistre "cage à buffles" sous une maison sur pilotis où le prisonnier, attaché à un poteau dans une eau putride sans pouvoir se protéger des piqûres d’insectes, est parfois supplicié jusqu‘à la folie et la mort. Les camps Viêt-Minh présentent tous les mêmes caractéristiques : installations délabrées, insalubrité, conditions inhumaines, endoctrinement systématique, régime alimentaire affamant, saleté et promiscuité, absence de soins pour les malades, sévices à la moindre incartade ou rébellion et donc mortalité très forte sur de courtes périodes. Les morts sont inhumés sommairement, sans linceul ni cercueil, par les prisonniers qui le peuvent*.

L'intervention américaine pour soutenir le régime de la République du Sud-Vietnam, créée au départ de l'armée française après la défaite de Diên Biên Phu, se terminera elle aussi par un désastre. Plus d'un million d'Indochinois, les boat-people, fuira l'instauration du régime communiste au Vietnam et Khmer rouge au Cambodge de sinistre mémoire. Le nombre de victimes du système de goulag institué par le Viêt-Cong après la chute de Saïgon, devenue Hô Chi Minh-Ville, n'est pas établi.

                                                                                      Alinéas

 

Type de jeune femme tonkinoise

* Extrait. "Le calvaire des prisonniers des camps Vietminh-INDOCHINE 1946-1954". www.clan-r.org

ILLUSTRATIONS :

  • Photo titre Michel Salanié
  • Carte Chemins de mémoire. Ministère des Armées.
  • Affiche de promotion touristique Cambodge. Collection particulière.
  • Hanoï Indochine. Carte postale. Collection particulière.
  • Louis Dugros : Légion étrangère. Remerciement famille Dugros.
  • Maurice Lalague : Souvenir français. Remerciement famille Lalague-Dardard.
  • Maurice Toquebens : Gendarmerie Nationale. Remerciement famille Toquebens.
  • Jeune fille tonkinoise. Carte postale d'époque. Collection particulière.

 

 

 

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #La vie des gens d'ici

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Publié le 19 Septembre 2023

lecture à voix haute - festival lectoure

 

Un individu qui déparle, seul dans la rue, c'est un malade ? Deux individus ? Peut-être un couple qui se dispute.  Mais tout un attroupement pour entendre un orateur dire de la belle prose ? Ahhh ! Alors là, c'est un partage, une connivence, un complot culturel !  A Lectoure, ce type de manifestation se multiplie partout où le silence résiste encore heureusement, il est de mise pour qui veut entendre, dans les ruelles qui dévalent vers le Gers, les jardins oubliés au pied des remparts, au cœur de quelque noble bâtisse, à l'ombre de la cathédrale, autant de belles estrades.

Figurez-vous même qu'il y a quelque temps, un marchand de fruits et légumes qui ne voulait pas quitter son chaland et cependant, pour ne pas rester rue Nationale sans réagir face au phénomène, a tagué* du Flaubert sur sa vitrine. " Elle mordait dans une grenade et le rouge du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres."  La phrase, tirée de L'Education sentimentale, est en fait plus longue mais le commerçant ne pouvait pas retarder la vente au risque de la perdre**. Il s'agissait en effet de suggérer le charme d'une bouche gourmande récitant un boniment pour son étal de jus de fruits. Une tresse d'ail en sus, condiment obligé en Lomagne, probablement disposé ici en guise de bijou, boucles d'oreilles ou pendentif de poitrine gargamellesques. Certes, il y avait-là essentiellement un intérêt marchand. Mais qu'importe la scène, ou la vitrine, pourvu qu'on ait l'éloquence. Imaginez que tous les commerçants s'y mettent. Une épidémie de lecture à voix haute, un accès de tags littéraires se répondant d'un trottoir marchand, et marchant, à l'autre. Lectoure ville-livre à ciel ouvert.

Aussi le fait n'est-il pas passé inaperçu.

 

tag littéraire - culture lectoure gers gascogne

Un lecteur de tag, ou bien faisait-il ses courses, posta ou courrielisa la photo de ladite vitrine à son amie Marie-Hélène Lafon, flaubertiste essentielle. Et c'est ainsi qu'avec la publication de cette auteure qui suivit la manifestation du primeur de la rue Nationale, Lectoure entrait dans le cercle flaubertien.

" Dans la vitre se reflètent les façades pâles de hautes demeures aux persiennes closes sur des chambres vides striées de lumière dansante et dorée. On bascule vers l'automne, les enfants et petits-enfants sont repartis, vont repartir samedi ou dimanche vers Bordeaux, Toulouse, Paris, Londres, l'Australie ; le monde est vaste autour du Gers assoupi dans le chaud du jour. "

C'est beau. C'est exactement ça. Mais il faut avoir l’œil pour deviner dans le reflet d'une vitrine, et la plume pour le dire en quelques mots, l'essence de la vie lectouroise ou du moins de son profil bourgeois. La maison de famille cossue, l'atmosphère doucereuse, l'été. Et puis le monde autour.

Mais le monde intra-muros ?

Intra-muros, outre le marchand de fruits et légumes, certains s'en chargent. Ainsi, cinq ans plus tard, l'occasion était trop belle, l'association Lectoure à voix haute qui invitait Marie-Hélène Lafon avec un programme nourri : une rencontre avec son public, dédicaces s'en suivant, une représentation théâtrale d'un de ses écrits, "Alphonse", et des lectures, dont certaines par elle-même, se prêtant à l'exercice avec conviction et plaisir visible. Cependant pratique obligée, méthode de travail explique-t-elle dans Chantiers : " La lecture à voix haute m’a été nécessaire dès « Liturgie », nécessaire pour ajuster la chose, phrase à phrase, mot à mot. Le corps dans l’écriture et le corps à corps dans l’écriture, c’est aussi cet exercice crucial et charnel de la lecture à voix haute. Je ne sais rien faire d’autre pour ajuster le tir verbal que dire et lire à voix haute, recommencer, relire et redire, et donc émettre le texte par le corps, avec lui, soumettre le texte au risque de l’air, de sa densité, le tendre, le pousser, l’ériger, le respirer, le humer, l’expectorer… ". Style asymptotique où les verbes ici, ailleurs les adjectifs ou les propositions successives, principale, conjonctive, relative, interrogative indirecte, s'accumulent, se complètent et se disputent, cherchant à tangenter le mot juste. Parfois abandonnant, laissant le lecteur planté là. Ecriture allusive, elliptique, essoufflée. "Je cherche une langue" dit-elle. Ne cherchez plus, vous l'avez trouvée chère Marie Hélène. Devant un auditoire captivé, usant à l'oral comme à l'écrit des acrobaties grammaticales et syntaxiques, réjouissances chez l'agrégée de Lettres classiques, la conférencière n'est pas avare de ses cheminements, de ses inspirations, de son quotidien, pour l'auditoire curieux du encore et toujours mystérieux phénomène créatif. Incisive, drôle, terrible parfois. Lucide, éminemment lucide. Tâche ardue, incessante, obsédante. " Je suis seule " dit-elle encore. Regret. Ou nécessité ? Seule sauf un hommage à une collaboratrice relectrice, précieuse avant-public, premier partage, première critique, ultime complice ajustement.

L'éloquence de cette lectrice à voix haute de sa propre écriture est la preuve, s'il en fallait, que l'éloquence n'est pas uniquement verbale. Depuis toute antiquité, le genre théâtral l'avait mise en scène. Cependant, inversement, certains orateurs éloquents sont de piètres écrivains. Beaucoup de tribuns d'ailleurs. Heureusement, car de ce fait subsiste ici le domaine réservé du génie admirable de la création littéraire. Celle de MH Lafon, à l'entendre et à lire ses confidences, relève d'un travail obstiné. " Les opiniâtres sont les sublimes " a écrit Hugo à propos d'une autre pêche que la pêche au verbe.

Mais il y a plus, c'est sûr. Une flamme ardente. Au tréfonds, une eau ancienne qui sourd.

 

marie hélène lafon

 

Prix Renaudot 2020 pour L'histoire du fils, plus récemment auteure d'un Les sources, une tragédie familiale si banale avant 68, où le père, tout puissant, terrorise une femme soumise et des enfants, dont on suppose l'auteure elle-même, qui trouvera là l'énergie de partir. La banalité et la nausée. " Elle a le front large " lui disait-on, elle s'en amuse aujourd'hui en dégageant son auréole bouclée. Larges les épaules aussi, malgré ce petit gabarit, pour coucher cette catharsis sur sa page blanche.

Et donc, Marie-Hélène Lafon publiait en 2018 son Flaubert où Lectoure apparaît, hommage tout personnel à l'inventeur de cette Emma qui occupe dans la littérature française, et de fait aux yeux du monde entier, la cimaise du portrait psychologique." Je l'appelle le Bon Gustave. Alors que. Je vis un peu avec lui ; nous faisons bon ménage ; c'est facile avec les morts. L'amour de loin. "

 

jeanne alleman - jean balde - jean françois bladé - henri pourrat - conteur - occitanie - auvergne

Il y a cent ans à peu près, Jeanne Alleman***, alias Jean Balde, la nièce de notre collecteur de contes de Gascogne Jean-François Bladé, est également venue conférencer dans notre ville, une causerie disait-on alors, à propos de sa biographie consacrée à cet oncle, Un d'Artagnan de plume. En conversant quelques minutes avec Marie-Hélène Lafon au pied de notre clocher cathédral pour décor de théâtre, nous avons évoqué cette similitude. Hasard, ou bien synchronicité diront les psy car l'auteure de ce début de vingt-et-unième siècle se rapprochait ainsi sans le savoir de sa généalogie. Généalogie littéraire s'entend. En effet, la thèse de doctorat universitaire de Marie-Hélène Lafon a porté sur l’œuvre d'Henri Pourrat (1887-1959), Auvergnat comme elle, l'auteur du célèbre Gaspard des Montagnes. Pourrat est, comme Bladé, grand collecteur de contes populaires. Mais à la différence du Lectourois, il n'hésitera pas à retravailler cette matière première à sa façon, romancée pour lui redonner un public. Pourrat sera l'ami de Francis Jammes, le poète patriarche béarnais, lequel entretint une abondante correspondance avec... Jeanne Alleman, nous y revoilà. On pourrait également inviter à cette table littéraire familiale François Mauriac, et l'Occitan exclusif Jean Boudou, et le populaire Claude Michelet, et... et..., on ne se ressemble pas nécessairement dans la famille mais tous fils et filles de la terre, frères et sœurs des gens d'Occitanie, de l'Auvergne aux Pyrénées, du Bordelais à la Provence, réunis virtuellement dans la citadelle gasconne, par la magie du livre. " J'en suis " (du Cantal n.d.r.) , écrit MH Lafon dans un inventaire paru en 2012, Album. " De là-haut. J'en descends. Comme d'une lignée profonde. Lignée de vie, lignée de sens. Je n'en reviens pas de cette grâce insigne que c'est d'en être. Je n'en reviens pas et n'en veux pas finir de n'en pas revenir. " Non pas une fierté régionaliste, une résistance, mais un héritage, un sentiment profond d'appartenance, illuminations et blessures côte à côte, une manne à mettre en mots.

cantal occitanie

De ce pays profond, de cette terre vient l'histoire. De cet humus. Humus humain à labourer encore et encore. L'histoire, les histoires, vécues ou inventées, transmises et rapportées, redites, écrites, travaillées à haute voix. Le génie du roman. Il y a la misère d'un certain monde paysan, misère affective surtout, les drames, les caractères pour vivre avec. Ou les enfouir dans sa mémoire et vivre malgré tout. Les maisons de famille que l'on ferme. Définitivement, souvenirs emportés. Et les relents aussi, emportés avec soi, malgré soi. Et de toute façon la mort toujours au bout. Les cimetières ponctuent les histoires de Marie-Hélène Lafon, la nôtre en filigrane. On toise l'inévitable point final, un brin gouailleuse : à la traditionnelle visite de la Toussaint " le cimetière est garni, décoré, à bloc, ça bat son plein...". La mort, mais l'enfance. Le recommencement. Le roman de l'enfance. Des odeurs de cuisine. Les mots de grand-mère. La rivière qui irrigue, terre et souvenir, et rafraîchit les après-midi d'été. La balançoire. Atmosphère ici aussi. " Depuis toujours, depuis qu'elle a pris conscience d'être, elle se sent comme ça, plantée en terre comme un arbre, comme l'érable dans la cour de la ferme ; la balançoire est sous l'érable et on se jette de toute la force du jeune corps d'enfance contre le vitrail mouvant de l'érable tout tailladé de verts et de bleus...".

                                                            Alinéas

 

PS. Je me suis laissé dire récemment que l'association Lectoure à voix haute ne serait pas innocente dans la manifestation littéraire du marchand de fruits et légumes. C'est bien ce que je disais : c'est un complot.

 

* On sera peut-être surpris du choix de cet anglicisme dans un carnet qui a fustigé le franglais [ici]. " Inscription manuscrite" eut été banalement creux. MH Lafon précise joliment " au blanc d'Espagne ", ce qui change tout. Le marchand lectourois lui c'est sûr, a voulu afficher un " slogan publicitaire ". On ne le lui reprochera pas ; si la littérature pouvait sauver un tant soit peu nos commerces de proximité...  Nous avons également penché un instant vers " graffiti ", mais ce rital est devenu trop policé, chatoyant et sentant son festival de quartier subventionné. "Tag" a plutôt un côté noir sur blanc, une connotation choc et militant. C'est ça ! Assumons : militants-tagueurs de belles lettres.

 

** La phrase exacte, tirée de L'Education sentimentale, est celle-ci :" Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur la table ; les bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent, cette lumière blanche pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose à ses paupières, faisait briller les globes de ses yeux ; la rougeur du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres, ses narines minces battaient ; et toute sa personne avait quelque chose d’insolent, d’ivre et de noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait au cœur des désirs fous."

 

*** Jeanne Alleman dans le carnet d'alinéas.

 

SOURCES :

. On trouve beaucoup d'articles, de citations, d'avis sur MH Lafon en cherchant sur Google.

Sa biographie sur wikipedia :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-H%C3%A9l%C3%A8ne_Lafon

. Site de l'association Lectoure à voix haute.

https://lectoure-voixhaute.fr/

 

ILLUSTRATIONS :

. Photo titre : festival 2023 de Lectoure à voix haute. © Michel Salanié Remerciements à Joël Dupressoir. Association Le lire et le dire, de Canteleu, Seine-Maritime.

. La vitrine du primeur. Crédit X. Courtoisie Lectoure à voix haute.

. Marie-Hélène Lafon à Lectoure. © Michel Salanié.

. Jeanne Alleman conférencière, archives journal Sud-Ouest.

. Paysage du Cantal. © Michel Salanié.

 

 

 

 

 

 

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Littérature

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Publié le 15 Août 2023

socialisme communisme revolution lectoure

 

 

 

es lecteurs de cette rubrique consacrée au moulin et au meunier, abonnés ou lecteurs occasionnels du carnet d'alinéas, se répartissent en général en deux catégories : les amoureux des vieilles pierres, romantiques et champêtres, ou devenues telles par l'abandon, et les férus de mécanique et d'organisation logistique complexe, ce que ces lieux étaient à l'origine. On peut y rajouter quelques historiens, officiels ou érudits, recenseurs de la Société Archéologique du Gers, mémorialistes, privilégiant l'écrit, de préférence acte juridique, attestant des ventes, mariages, procès qui, s'ils ne disent pas l'art du charpentier de moulin et la façon du farinier, ont l'intérêt de mettre une date sur le porche de notre salle de la meule, un prix sur notre sac de mouture.

Mais sans doute avons-nous peu de lecteurs philosophes ou sociologues, ceci ne voulant pas dire que le sujet ne les intéresse pas. Ils s'éloignent simplement du commun et dominent, du haut de leur réflexion, notre chute d'eau et les deux pierres qui ronronnent au cœur de la bâtisse. Il est osé prétendre participer à leur savante analyse. Cette chronique sera... une goutte d'eau dans un fleuve de pensée profonde. Tant pis ! Mouillons-nous.

On ne présente plus Karl Marx (1818-1883). Philosophe, sociologue, théoricien de la lutte des classes et de la révolution ; il a inspiré les mouvements socialistes et communistes du 20ième siècle, avec la réussite et les drames que l'on sait. Sa vision matérialiste de l'Histoire le conduit à mettre en exergue la notion de déterminisme où les actions humaines sont liées et imposées par la chaîne des évènements antérieurs, en particulier en matière de technologie.

« En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel. »

Extraite de Misère de la philosophie (1847), cette citation, terriblement pessimiste, et surtout lapidaire, a été souvent et doctement commentée. Donc, si je comprends bien, le progrès technique ne libère pas. Du serf la technologie aurait fait au bout de l'histoire un prolétaire. Sous-entendu jusqu'à la lutte finale où les prolétaires de tous les pays s'unissent et, victorieux... tombent alors sous le joug d'un nouveau maître : le collectif, stade ultime et que l'on espère idéal.

 

moulin à bras , moulin romain, moulin antique antiquité, esclave

 

Disons tout d'abord que le raccourci historique marxien, "du moulin à bras à la minoterie", englobe et masque à la fois dans l'intervalle les moulins hydrauliques et à vent et la complexité de leur apparition dans nos sociétés. Marx faisant rentrer cette image aux forceps dans sa théorie, sans trop de détail, c'est le risque de toutes les métaphores... et le défaut de toutes les idéologies. Or, ce n'est qu'une question de découpage schématique et pédagogique des temps historiques mais le moulin à bras correspond plutôt à l'Antiquité, ou aux temps barbares, et non au système féodal moyenâgeux qui leur a succédé. Les historiens considèrent que c'est plutôt la multiplication du moulin hydraulique qui marque la société médiévale.

Et puisque les moulins, hydraulique et à vent, sont le centre d'intérêt de cette rubrique du carnet d'alinéas, essayons de savoir s'ils ont été un lieu de servitude ou bien de libération.

Il est communément admis comme une évidence que l'utilisation de la force hydraulique a soulagé l'homme, l'esclave, figuré par le magnifique Samson de l'illustration ci-dessus, et sans doute plus encore la femme affectée à la mouture domestique quotidienne. Cette mécanisation d'une tâche répétitive a permis le report de la force du travail vers le défrichage des terres, l'agriculture, le bâtiment, l'artisanat. Cause ou effet on en discute encore, le moulin participe ainsi au fort développement économique et démographique du Moyen-Âge. Que l'avènement de la mécanique mue par les énergies naturelles soit vu comme un progrès ou comme un nouvel esclavage, c'est effectivement là le débat philosophique.

David Ricardo, économiste anglais (1772-1823) avait déjà pris le moulin en exemple, et Marx le cite, toujours dans Misère de la philosophie. " S'il fallait dix hommes pour tourner un moulin à blé, et qu'on découvrît que par le moyen du vent ou de l'eau le travail de ces dix hommes pourrait être épargné, la farine qui serait le produit de l'action du moulin tomberait dès ce moment de valeur, en proportion de la somme de travail épargné : et la société se trouverait enrichie de toute la valeur des choses que le travail de ces dix hommes pourrait produire...". Si la société est enrichie alors... Ricardo, économiste libéral classique, ne remet pas en cause, lui, le système. Le temps des révolutions n'est pas encore venu.

 

Un site très convoité

chateau fort et moulin, moulin moyen âgeux, moulin fort

Il est probable que l'emplacement du moulin sur le cours d'eau ait été défriché et aménagé à l'origine par un modeste artisan, vannier, potier, pêcheur... Jardin des origines industrielles... bucolique sauf le passage de quelque horde barbare à intervalle. Précisément, le seigneur n'est venu se mêler à cette industrie que dans un deuxième temps, justifiant sa main-mise par sa capacité à protéger les artisans œuvrant sur la berge, à fortiori si elle s'étend au pied de la place forte. Le déterminisme c'est la géologie. Car un moulin hydraulique est, par nature, installé sur un passage permettant de traverser le cours d'eau : marche rocheuse, talus, retenue, gué, passerelle et pont, autant de points géographiques sensibles à surveiller, défendre... et taxer évidemment ! Façon de gouvernement.

Sans prétendre à une écriture de l'Histoire, nécessairement simpliste dans une chronique, on peut raisonnablement attribuer aux ordres religieux l'idée initiale d'organiser systématiquement leur domaine agricole de manière autarcique. De façon moins réglée, le seigneur laïc se dotera également du moulin qui lui garantit, à portée de mulet, un approvisionnement alimentaire essentiel. Et pour faire bon poids, en imposant le monopole de la mouture aux paysans du domaine au moulin banal, abbé et seigneur, plus tard les consuls, inventent sans le savoir, le principe comptable d'amortissement de l'investissement. Investissement qu'ils sont les seuls à pouvoir réaliser, d'une certaine façon pour le compte de la collectivité, un petit bénéfice en sus si possible. Comme ses capitaines et ses clercs, le meunier du domaine féodal, expert et industrieux, occupera progressivement une place de plus en plus importante dans la communauté rurale ou urbaine, parmi les premiers artisans à s'élever sur l'échelle sociale et à préfigurer la bourgeoisie de la Renaissance.

Ainsi, le moulin n'est-il pas simplement, ou uniquement, un outil de domination de classe mais le théâtre d'un transfert du pouvoir, progressivement, du domaine de la puissance militaire et de la propriété noble supposée originelle et divine, vers celui de la compétence et du mérite.

Plus tard, le vent n'appartenant pas au seigneur et les serres de Gascogne présentant leurs croupes généreuses alternativement au vent de Bayonne et à l'Autan, l'énergie éolienne offrira autour de Lectoure autant d'opportunités d'indépendance et d'espoirs d'enrichissement à de modestes fariniers. Pas moins de dix moulins à vent, à quelques dizaines de mètres les uns des autres, s'installeront sur le plateau de Lamarque, disons pour situer cet étonnant alignement aujourd'hui, à l'est de la citadelle, le long de la N21, entre la statue de notre maréchal et la Gendarmerie. Mais la manne, moissons ou appétit des populations, n'est pas extensible à l'infini et, de puissant, le meunier deviendra fragile, avant que la vapeur, l'électricité, la minoterie industrielle et le capitalisme ne rebattent à nouveau les cartes. Et ne délaissent Lectoure. Notre meunier n'est pas devenu prolétaire, non, il a tout simplement disparu de la campagne française.

moulin à vent, bourgeoisie meunière, fin des moulins, meunier meunière

 

Du père-abbé de Saint-Gény

au Maréchal Lannes

On pardonnera à notre chronique le raccourci chronologique de ce paragraphe ; vu par les historiens méthodiques et patients c'est la faiblesse du genre. Mais sa force aussi car il offre la matière pour alimenter notre dialogue avec Marx, d'un moulin à l'autre, du bord du Gers aux Peyras albas, les pierres blanches, notre actuel quartier des Justices où des moignons de moulins à vent résistent à la poussée du grand commerce, cousin du grand capital.

S'il est admis généralement que les ordres religieux ont donné le ton, nous pouvons penser que le moulin de Saint-Gény est le plus vieux des grands moulins de Lectoure, bien qu'aucun écrit ne vienne attester de cette antériorité. Il a sans doute moins changé que l'abbaye bénédictine elle-même qui a totalement disparu.

Les monastères ont inventé et modélisé une économie communautaire où la règle de l'Ordre traite dans le détail du travail de la terre, de la botanique et du cheptel, du jardin des simples et de la santé, de l'artisanat, de la gestion financière du domaine etc... Certes, communautaire ne veut pas dire collectif, participatif ou coopératif. L'économie monastique fait partie du système féodal, hiérarchisé et autoritaire. Les serfs, les travailleurs libres, les frères et sœurs lais ou convers, parmi lesquels le meunier, d'extraction populaire pour ne pas dire prolétarienne, travaillent sous l'autorité du père-abbé et de son chapitre composé de moines de chœur en général issus de la noblesse. Pour la gloire de Dieu et le salut des hommes. Cependant, on attribue également aux ordres religieux l'institution d'activités intellectuelles qui, au delà du pain quotidien, par l'enseignement en particulier, ont profité à l'ensemble de la communauté et aujourd'hui à notre patrimoine collectif : conservation et reproduction des écrits antiques, arts et sciences, architecture... et philosophie justement.

moulins de lectoure, moulin religieux, moine meunier

 

Les moines de Saint-Gény installèrent leur moulin sur l'affleurement rocheux où se rejoignent les socles géologiques des promontoires de Lamarque et de Sainte-croix. Pour le reste, la rivière n'offrant pas d'autre assise stable, il fallut s'écarter de la berge. C'est ainsi que naquit Repassac. Un bras artificiel du Gers fut ouvert dans une boucle de la rivière et le moulin posé par-dessus. Repassac : A riù passat, c'est le sens de ce nom que la cartographie dessine parfaitement.

moulin citadin, consul meunier, vicomte, roi d'angleterre, armagnac, maréchal d'empire

 

Cette construction fut sans doute dès l'origine un partenariat entre les deux-co-seigneurs de Lectoure, l'évêque, ici comme ailleurs souvent en compétition voire en opposition avec le monastère et vivant parmi les laïcs, dans le siècle, chef de l'église séculière, et son alter ego civil, le vicomte de Lomagne, chacun à un bout de l'éperon rocheux, cathédrale à l'est et repaire fortifié à l'ouest. Au pied du promontoire, sous la surveillance du château, Repassac allait devenir, et rester jusqu'au dix-neuvième siècle, le reflet meunier du partage du pouvoir à Lectoure. Le roi d'Angleterre passant par-là au 13ième siècle ainsi que l'hôpital du Saint-Esprit* installé devant le château vicomtal, prirent leur part de la farine, des revenus et des charges, car les meules demandent à être changées régulièrement et les canaux rognés par les crues répétitives relevés. La rentabilité du capital n'est pas évidente. Puis, le comte d'Armagnac, ayant acquis la vicomté par mariage, entra dans la "société Repassac". Battu par les armées de Louis XI, il fut remplacé dans la liste des propriétaires par le maréchal de camp du roi, le seigneur de Galard de Terraube, auquel succèderaient la maison d'Albret et de Navarre et le roi de France qui en est issu, noste Enric. Ainsi se succédèrent jusqu'à la Révolution, les propriétaires nobles du grand moulin de Lectoure. A la vente des biens nationaux qui s'imposa pour financer les guerres révolutionnaires, Jean Lannes, brillant et fraîchement émoulu général des armées de la République, fit l'acquisition d'une part du moulin de Repassac**, et par la même bonne occasion, de l'évêché, notre actuelle mairie, réunissant à nouveau ainsi dans son barda les insignes des deux pouvoirs de l'ancien régime, des vieilles classes dominantes selon le vocabulaire marxiste, civile et religieuse. Très vite, l'Empire qui suivit glorieusement ne moissonnant pas plus d'une quinzaine de saisons avec le sort dramatique que l'on sait, et la fin tragique, sur le Danube, du lectourois devenu maréchal,  Repassac devint finalement la propriété de professionnels, meuniers roturiers maîtres chez eux, générant de nouvelles lignées héréditaires, industrieuses celles-ci.

Mais, les économistes estiment qu'il faut une meule pour nourrir 500 habitants. Lectoure ayant compté au Moyen-Âge, jusqu'à 5 ou 6 000 habitants intra-muros, Saint-Gény et Repassac n'y suffirent pas. Avant le développement des moulins à vent, d'autres seigneurs de second rang s'installèrent sur les ruisseaux, à Lesquère, sur le Saint-Jourdain, à Bournaca... Mais les vicissitudes des lignées nobles et les aléas du faible débit des ruisseaux lectourois conduisirent en sus à l'installation de moulins bourgeois sur l'aval du Saint-Jourdain, actuel ruisseau de Foissin, notamment un moulin dit d'En Galin, du nom de son propriétaire, devenu consul de la ville, Raymundus Sans d'En Galini***. L'effritement du pouvoir féodal avant même le 4 août 1789, et le marché de la population à nourrir ont ainsi donné naissance à l'importante corporation meunière de la Renaissance. Importante par le nombre d'établissements mais relativement peu créatrice d'emplois, l'exploitation y étant familiale. Le garçon meunier est souvent le fils ou le neveu du patron et appelé à lui succéder ( Lire ici notre portrait du garçon meunier ). Quelques hommes de main sont employés à curer les fossés et à diverses tâches pénibles et dangereuses, ingrates et très peu rémunérées. Une main-d’œuvre que Marx pourra légitimement qualifier de prolétarienne mais qui ne fera pas la révolution, catégorie trop peu nombreuse, ouvriers ruraux dispersés, sans conscience de classe.

Je laisserai, pour ici et aujourd'hui, le mot de la fin de ce petit tour d'horizon politico-sociologique à Jean Duché, journaliste et chroniqueur, qui dans son Histoire de France racontée à Juliette (1954), s'amusait, par une pirouette, du déterminisme de Marx en prenant à son tour pour métaphore, le collier d'épaule, cet élément du harnais du cheval attelé pour tirer une charge, invention qui a révolutionné la traction animale. " Cette phrase [de Marx à propos des moulins] est pleine de vérité. Ou à moitié pleine. Si nous parlions du collier d'épaule ? Du collier d'épaule sort les transports, des transports le commerce, du commerce la bourgeoisie, de la bourgeoisie les libertés communales, des libertés communales le tiers-état, du tiers-état la Révolution française et Denis Papin, de Papin la machine à vapeur, de la machine à vapeur le capitalisme, du capitalisme la révolution russe. Résumons-nous : du collier d'épaule sort la révolution russe. J'espère qu'on me saura gré d'avoir apporté mon eau au moulin matérialiste. Au moulin à eau bien entendu. Car le moulin à vent qui apparut au 12ième siècle, ne fit pas la société féodale, pour la raison qu'elle existait depuis trois cents ans. Le moulin à vent fit de la farine ".

                                                                              Alinéas

 

 

* Le moulin de Repassac dans les comptes de l'hôpital du Saint-Esprit, chronique du carnet d'alinéas : [ cliquez ici ]

** Lire les vicissitudes de l'époque révolutionnaire et les détails de la fin du moulin de Repassac dans Moulins de Lectoure-Lomagne, Enquête recensement, de Georges Courtès (collectif), Société Archéologique du Gers 2022.

*** La délimitation du pouvoir juridique et fiscal des consuls de la ville de Lectoure d'un moulin à l'autre, chronique du carnet d'alinéas : [ cliquez ici ]

BIBLIOGRAPHIE :

In Nouvelle histoire du Moyen-Âge. Collectif. Florian Mazel, ed. Seuil 2021

  • Florian Mazel, La domination seigneuriale VIIIième - XIième siècles
  • Samuel Leturcq et Florian Mazel, Le grand essor agraire Fin XIième - début XIVième siècles
  • Valérie Theis, Mobilité et stratifications sociales - XIième-XIIIième siècles

ILLUSTRATIONS :

- Titre : montage Michel Salanié. Chute d'eau de la Mouline de Roques.

- Samson prisonnier des Philistins, tourne la meule de la prison, Carl Bloch 1863, Musée national d'art de Copenhague.

-Château et moulin de Cabrerets (Lot). Carte postale collection particulière. Moulin incendié en 2016. https://www.lot-46.com/cabrerets-le-moulin-du-chateau-devaste-par-le-feu/

- Moulin à vent, carte postale du Lot collection particulière.

- Moulin de Saint-Gény, Lectoure. Michel Salanié

- Cadastre napoléonien, Repassac sur un bras du Gers, Archives du département Gers.

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Moulins

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Publié le 4 Juillet 2023

libellu, demoiselle, odonate, lectoure, insectes volants

 

Ce pourrait être le titre d'un roman rose.

- Oui, mais ces héroïnes sont plutôt voraces.

Alors un roman noir ?

- Oui aussi, mais elles sont charmantes, gracieuses et en général, considérées comme sympathiques.

Quel dilemme ! D’ailleurs, si vous avez mon âge, je vous entends d'ici fredonner la virevoltante rengaine d'Angelo Branduardi, dont je vous offre l'enregistrement INA en bas de page. Sympa, non ?

C'est la demoiselle Marchant sur le ruisseau Qui t'a rendu bien malade Elle t'a pris ton ombre Ton rire, ta joie Et ne reviendra pas
 
Dans le grand silence Des souvenirs perdus Tu trembles et tu t'agites Tu veux ton enfance Ton ombre, ta voix Elles ne reviendront pas
 
naîade libellule odonate demoiselle larve

Attention, il y a naïade et naïade !

 

La larve de libellule ou de demoiselle s'appelle... une naïade. Il y a de quoi se mélanger les antennes. Alors, fragile insecte ou dangereuse beauté ?

Comme d'habitude, je n'y connais rien, mais je me renseigne. Un dictionnaire entomologique en ligne - l'entomologie étant l'étude des insectes - me fait remarquer, que ni "libellule", ni "demoiselle" ne suffisent à qualifier l'animal. Ce ne sont que deux sous-ordres dont le nom de famille officiel est "Odonate". Pas très poétique, j'en conviens mais l’entomologiste n'est pas là pour nous faire des mignardises. Quelle différence entre les deux cousines ? Entre autres différences morphologiques, la libellule est reconnaissable au fait qu'elle garde ses ailes déployées au repos. Au contraire, la demoiselle, plus petite en général, replie ses ailes lorsqu'elle se pose, comme celle que nous avons choisie en titre de cet alinéa, héliportée sur une feuille d'aulne glutineux du ruisseau de Foissin.
 
En fait, à y regarder de plus près, mais en matière entomologique ce n'est pas toujours rassurant, nous avons affaire à des monstres.
 
ruisseau de foissin, lectoure, gascogne, saint jourdain

Leurs yeux comportent de 15 000 à 30 000 facettes, ce qui leur assure, avec en outre un cou articulé, une vision à 360°. Mouvement, couleur, forme, distance sont perçues et mesurées avec une précision extrême. La libellule, toutes espèces confondues - au diable l'odonate de l'entomologiste... - vole à une vitesse nettement supérieure par rapport aux autres insectes : 36 km/h pour 22 km/h seulement pour le frelon. Leurs ailes antérieures et postérieures sont indépendantes, ce qui leur permet de faire du surplace et même de passer la marche arrière ! Enfin, je résume, la libellule dispose d'un appareil buccal redoutablement formé et puissant. Je vous passe la photo du sourire. C'est d'ailleurs le sens du nom scientifique odonate : odon, en latin, voulant dire "dent" et ate, "doté de". C'est un animal carnassier, tant la larve dans l'eau que son "imago", l'insecte adulte, qui chasse à proximité du cours d'eau quand vous pensez qu'elle se promène pacifiquement, charmante ballerine de nos vallons. Non, la vie du ruisseau n'est pas un long fleuve tranquille.

Nous nous sommes, il y a quelque temps, reportés dans une forêt de prêle au Dévonien, eh bien à quelques dizaines de siècles près, au Paléozoïque cette fois, entre 320 et 350 millions d'années, nous aurions pu croiser Méganisoptera, une libellule de 70 cm d'envergure. Une gracieuse demoiselle... carnassière je le rappelle.

Ce n'est pas dans les habitudes de ce carnet d'alinéas d'insister sur les pratiques sexuelles des uns et des autres mais, à la Mouline de Belin, nous venons d'observer ce curieux accouplement de deux demoiselles, enfin deux libellules, bref, un mâle et une femelle : celui-ci agrippe celle-ci par le cou avec sa pince anale - encore une disposition physique originale de l'espèce - puis transfère ses spermatozoïdes sur le deuxième segment de l'abdomen de la demoiselle consentante, je veux dire de la femelle, où se situe son pore génital. Elle procèdera elle-même ultérieurement à leur introduction... on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Oui, un peu acrobatique mais ça doit marcher, depuis le temps. L'entomologiste, généraliste de tous les insectes c'est peu dire, est un peu perdu à ce stade. La scène a donc été décryptée par les odonatologues, spécialistes de la libellule et de la demoiselle. Qui précisent que cet acte sexuel étonnant peut être exécuté plus ou moins furtivement, on n'a pas que ça à faire, et même se dérouler en vol ! La biodiversité et la survie de l'espèce exigent des acrobaties. En raison de la forme de l'assemblage ainsi réalisé, le même odonatologue nomme cette scène "le cœur copulatoire", tentative néologique méritoire de mettre un peu de poésie dans cette affaire de mœurs.

écosystème équilbré

 

Plus intéressant peut-être, à notre niveau d'habitants partageant les mêmes lieux, le genre Odonate est considéré comme un marqueur de la biodiversité et, par conséquent, la raréfaction éventuelle de la libellule comme le signe d'une dégradation de l'environnement : remembrement agricole, emploi de pesticides, eutrophisation, c'est à dire saturation des eaux par le phosphore et l'azote. Paradoxalement, les odonates devraient pourtant profiter du réchauffement climatique qui est favorable à leur cycle de vie, trop longues périodes de sécheresse mises à part. Les organismes scientifiques d'observation des milieux naturels militent pour la mise en œuvre de meilleures pratiques, agricoles comme périurbaines et contre la modification artificielle du cours d'eau, afin de préserver l'écosystème, non pas pour protéger l'insecte pris isolément, en tant que tel, mais bien parce qu'il est le témoin d'un environnement équilibré. Nous avons pu d'ailleurs, au pied de Lectoure, observer fugitivement cette magnifique et rare demoiselle, une Agrion de Mercure, dont on considère qu'elle nécessite pour sa reproduction, un site de qualité exceptionnelle. A préserver.

marqueur biodiversité - milieu aquatique, milieu fragile, bassin d'orage

 

Alors, avant que les jours ne raccourcissent et que leurs naïades ne plongent dans quelques sombres refuges aquatiques jusqu'à l'année prochaine, nous vous invitons, dans un vallon de Foissin si proche de l'animation de notre ville et en même temps miraculeusement préservé, à profiter de la saison de la libellule et à faire des poses d'observation sur votre chemin, à la jolie cascade de la Mouline de Roques, le long du ruisseau à Lafont-Chaude et sur le pont de la Mouline de Belin. Odonates, libellules et demoiselles, vous charmeront par leur chorégraphie qui n'est pas insouciante, nous le savons à présent, mais qui reste gracieuse à nos yeux et fascinante comme une estampe japonaise.

 

                                                                                                                   Alinéas

 

PS. Le 28.07. Notre invitation à profiter du spectacle a été entendue. Jacques est passé par là et nous a adressé cette jolie photo mise au point sur les ailes de la demoiselle, magnifique condensé de technologie.

Voilà un peu de science empruntée au site http://www.bioxegy.com

"Les ailes des libellules sont des structures très sophistiquées, notamment via la forme et la taille variables de leurs cellules, de leurs veines, et de leurs plissements et jonctions. Autant de paramètres qui modifient ses propriétés de flexibilité et permettent leurs capacités de vol extraordinaire ! Les 2 paires d’ailes indépendantes des libellules leur permettent d’effectuer des manœuvres acrobatiques, de faire du vol statique, à reculons ou même sur le dos ! Elles sont les championnes de la vitesse de vol horizontal chez les insectes avec des pointes à 56 km/h (les abeilles atteignent difficilement les 25 km/h), mais aussi de vol ascensionnel, jusqu’à 1,5 m/s !

Ces performances sont permises par l’anatomie de leurs ailes, très subtile et optimisée à tous niveaux. Les veines permettent de maintenir la géométrie de l’aile et créent des plissements - appelés corrugations - qui améliorent l’écoulement de l’air et augmentent sa portance : un mécanisme semblable aux renforts d’une planche à voile mais avec un niveau de détail sensiblement supérieur.

Les veines de l’aile de la libellule sont reliées par deux types de jonctions :

  • Les jonctions fixes : des veines fermement connectées qui empêchent les déformations.
  • Les jonctions mobiles : une veine sert d’axe de rotation/flexion pour une veine transversale ; ces jonctions contiennent en plus des protéines élastiques qui absorbent l’énergie des déformations et permettent un vol de précision !

La circulation sanguine dans ces veines permet également de “regonfler” la structure et redonner sa forme à l’aile après une déformation !

Ces veines sont des sources d’inspiration importantes et ont permis à des chercheurs du département d’architecture de la prestigieuse université de Berkeley de concevoir des façades offrant moins de prise au vent.

Les ailes sont constituées de membranes transparentes, qui font moins de 3 µm d’épaisseur (25 fois plus fin qu’une feuille A4) contre 0.5 mm pour les veines ! Ces membranes très fines ne se contentent pas de créer de la portance et permettre le vol, elles sont elles-mêmes recouvertes de nano-piliers de quelques centaines de nanomètres de haut seulement ! Ces nano-piliers confèrent à l’aile des propriétés d’hydrophobie et donc d’auto-nettoyage - les micro gouttes d’eau n’adhérant pas à la surface irrégulière - mais aussi des propriétés antibactériennes car ces piliers peuvent déformer et percer les membres des cellules des bactéries. Ces nano-piliers sont observables sur des espèces très différentes de libellules. Ils jouent donc probablement un rôle important dans leur survie. En effet l’accumulation de contaminants sur les ailes pourrait réduire leurs capacités de vol et ainsi leur capacité à capturer leurs proies. Eviter la contamination bactérienne grâce à la structure de surface est un mécanisme très répandu dans le vivant qui représente un potentiel très important d'innovations par biomimétisme. Dans le domaine de la santé, ces nano-piliers ont été reproduit par des chercheurs de l’université australienne de Swinburne sur des implants médicaux en titane, ce qui permet de réduire les risques d’infection."

 

La Demoiselle, Angelo Branduardi, 1977.

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i07197728/angelo-branduardi-la-demoiselle

 

Documentation :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Odonata

 

Illustrations :

- Photos titre et cœur copulatoire : © Michel Salanié

- Naîade, ou Hylas et la nymphe, John William Waterhouse, 1893. Wikipédia.

- Vue rapprochée des yeux d'une demoiselle (zygoptera), © Opoterser - wikipédia.

- Agrion de Mercure (Coenagrion mercuriale), © Gilles San Martin - wikipédia.

- Libellule, reproduction d'une estampe de Kōno Bairei (1844-1895), maître de la peinture kacho-e (représentations d'oiseaux et de fleurs) pendant l’ère Meiji.

 

 

 

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Botanique

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Publié le 6 Juin 2023

 

 

ue s'est-il passé à Lectoure, en 1560, ce jour de fête? Les cagots ont osé se mêler à une procession religieuse. Supposés descendants de lépreux et d'autres maladies honteuses puisque provoquées comme châtiment, pense-t-on alors, par la justice divine, reclus dans leur quartier réservé (1er volet de cette série), à l'extérieur de la citadelle, ces parias ont enfreint l'interdit. Scandale. Quelle audace ! Ces maudits... ces gueux. La bagarre qui s'en est suivie a dû faire des dégâts des deux côtés. Provocation ou simple évolution dans leur comportement et leur intégration sociale puisque le comte d'Armagnac lui-même a ordonné, il y a déjà plus d'un siècle, que cessent les violences dont ils étaient l'objet ? Oui mais voilà, l'autorité ne suffit pas face à la mentalité populaire, profonde et obtuse. Et, de surcroît, il n'a pas supprimé la raison même de leur exclusion, cette supposée descendance maudite. Ce comte, paternaliste et intéressé (2ème volet), a disparu dans la chute dramatique de la maison d'Armagnac en 1473, et à présent, le Sénéchal, représentant du roi, bien loin, lui, de la Gascogne nouvellement directement attachée à la couronne et de ses archaïsmes, par conviction ou prudence vis à vis d'une population nombreuse et toujours prompte à se révolter, prend le parti de la race dite "franche". La cause est effectivement raciale. Pour le moins sociale.

Mais les cagots de Lectoure en ont assez. Assez de cette situation que l'on qualifierait aujourd'hui d’apartheid. Pour oser se rebeller, ils sont certainement dans notre ville assez nombreux, rendus solidaires dans l'adversité et en outre, certains d'entre eux sont riches. Car contraints de n'exercer que dans la maçonnerie, la charpente et la ferronnerie, ils en sont devenus experts, indispensables socialement et par conséquent sûrs d'eux.

Les cagots vont demander au tribunal du Sénéchal que leur soit rendu justice de cette exclusion. Mais ils perdent ce procès en première instance. Qu'à cela ne tienne, ils feront appel devant le parlement de Toulouse. La justice de cette époque n'est pas plus rapide qu'aujourd'hui et ils attendront jusqu'en 1579 pour que le juge provincial se prononce. Or, par rapport à la Gascogne stricto sensu, outre Garonne, la région de Toulouse est relativement peu touchée par le phénomène cagot. Et ce sera la chance des charpentiers de Lectoure, c'est ainsi qu'ils sont dénommés dans les actes juridiques, car les magistrats de la ville rose seront peu sensibles aux arguments du Sénéchal : en effet, la lèpre est en recul et à présent contenue dans les léproseries, les cagots travaillent et paient l'impôt, ceci est déterminant à l'époque où le pouvoir est très gourmand, enfin rien ne permet de distinguer physiquement les deux populations et ne justifie l'exclusion desdits plaignants.

A ce stade, les documents font apparaitre que les cagots de Lectoure et de Saint-Clar sont à présent associés dans la procédure. A leur tête, deux frères Belin, charpentiers dans chacune de ces deux villes. La solidarité tribale joue. Ceux de nos lecteurs qui connaissent notre maison d'hôte avaient deviné pourquoi nous nous sommes évidemment intéressés à cette affaire. Les Belin ont essaimé à Saint-Clar, où un quartier porte encore leur nom. Or, nous savons depuis nos chroniques consacrées à l'hôpital du Saint-Esprit qu'un couple d'hospitaliers nommé Belin est arrivé à Lectoure en 1497 (voir ici). Le mari, prénommé Vital, meurt brutalement d'une maladie, que l'on peut supposer contagieuse. Sa femme, Domenge, c'est à dire Dominique, est atteinte par le mal mais survivra et poursuivra avec dévotion sa tâche à l'hôpital durant plusieurs années. Les cagots sont fréquents dans le périmètre d'influence du Saint-Esprit, employés, locataires, prestataires. L'hôpital joue là son rôle charitable et a sans doute compris l'inutilité et l'injustice de l'exclusion des survivants et des descendants de toutes les maladies qui sévissent alors. Ainsi, parce que son père est mort dans ces conditions douteuses au regard d'une époque qui craint au plus haut point les épidémies, le fils Belin, sera contraint d'intégrer la communauté des charpentiers, monopole des cagots on l'a vu. Il est sans doute parent - à quel degré ? cela n'est pas établi - de ceux qui décident de se rebeller à présent contre leur exclusion et qui ont acquis suffisamment de moyens, moraux, intellectuels et surtout financiers pour assumer cette audacieuse et très longue action de justice.

 

LA CAUTION MÉDICALE

On ne connaît pas la décision du premier appel à Toulouse en 1579. Elle n'a peut-être pas été favorable aux cagots ou bien les vexations se sont reproduites incitant les victimes à reprendre leur action en justice. Car en 1599 et 1600, les charpentiers de Lectoure et de Saint-Clar plaident à nouveau devant le Parlement et celui-ci décide alors de faire procéder à un examen médical "ce afin d'apprécier si réellement il y avait injure dans la bouche de ceux qui les avaient traités de cagots et résisté à leur immixtion au commun peuple".

Voici le rapport des experts, Emmanuel d'Albarus et Antoine Dumay, docteurs en faculté de médecine de l'Université de Toulouse et Raymond Valadier et François, maîtres chirurgiens: "...[ils] attestèrent avoir visité 22 personnes dont un enfant de 4 mois, tous charpentiers ou menuisiers, soi disant cagots, et après avoir palpé, regardé exactement chacun à part, en tous endroits de leurs corps, par plusieurs et divers jours, et fait saigner du bras droit, sauf l'enfant à cause de son bas âge, non plus que sa mère parce qu'elle était nourrice, lui ayant fait néanmoins tirer du sang par ventouses appliquées sur les épaules, observé et coulé le sang d'un chacun d'eux, et avoir fait les preuves accoutumées, examiné les urines et discouru diligemment sur tous les signes de la dite maladie, le tout selon les règles de l'art de médecine et chirurgie, sans avoir omis aucune chose nécessaire pour porter le bon et utile jugement en fait de si grande importance; et pour si les soupçonnés ou quelques uns étoient atteints de ladrerie ou de quelque autre maladie qui y eût quelque affinité et qui par communication put préjudicier au public ou au particulier; examiné aussi si les accusés avoient quelque disposition à la dite maladie, ou inclination; le tout mûrement considéré par les dits chirurgiens et médecins, ils rapportèrent d'un commun accord dans leur relation, qu'ils déclaroient avoir trouvé les 22 personnes dont il s'agit toutes bien saines et nettes de leur corps, exemptes de toutes maladies contagieuses, et sans aucune disposition à des maladies qui dût les séparer de la compagnie des autres hommes ni personnes saines; qu'il leur devoit, au contraire, être permis de hanter, commercer et fréquenter toutes sortes de gens, tant en public qu'en particulier et former tous les actes de société permis par les lois, sans criante d'aucun danger d'infection, comme étant tous bien disposés et sains de leur personnes".

Les experts ont donc discouru selon les règles de l'art. Nous pouvons sourire à la lecture de la science hasardeuse de ces Diafoirus, mais le fait est qu'ils ont bien jugé.

Le Parlement inversera alors la charge de la preuve, c'est à dire acceptera que les avocats des consuls des deux villes fassent la démonstration inverse, ce dont ils seront incapables. Mais il faut attendre août 1627 pour parvenir au jugement définitif: " ...donnant pleine satisfaction aux charpentiers et les délivrant de toutes les coutumes et préjugés d'exception qui jusqu'alors avaient pesé sur eux, les déclare aptes à être nommés et pourveus de toutes charges, indiférament comme les autres habitants desdites villes de Lectoure et de Saint-Clar, et a fait inhibitions et deffences aux dits Consuls et habitants de en ce leur donner aucun trouble n'y empêchement, les injurier ny les appeler capots et gésites"....

Nous trouvons là exprimé et atteint, de façon très explicite, le but que s'étaient fixés les charpentiers : faire reconnaître la légitimité de leurs prétentions sociales. L'affaire des cagots de Lectoure et de Saint-Clar est un procès en égalité devant la loi, devant l'administration et le pouvoir établi. Leur réussite économique  ouvre aux cagots de nouvelles perspectives, métiers et charges publiques. La rixe de 1560 intervenue à l'occasion d'une procession religieuse à Lectoure a conduit à une véritable révolution de classe sociale.

 

UN SIGNE DES TEMPS

L'affaire de Lectoure et Saint-Clar n'est pas isolée. Et à chaque fois, à partir d'un prétexte futile, il y a bien deux catégories sociales au litige : les cagots opposés à l'institution, l'establishment : édiles, consuls, bourgeois, artisans et concurrents.

En 1610, les Etats de Béarn reprochent aux cagots de Nay de vendre des graines, de la laine au grand souci des riches laneficiers, cardeurs, filateurs, bonnetiers et tisserands de laine d'Oloron. En 1706, le parlement de Bordeaux dessaisit le tribunal de Condom, dont les juges devaient être trop proches des plaignants, dans une affaire née lorsqu'on avait empêché l'enterrement d'un charpentier dans le cimetière commun. En 1718, le meunier bayonnais Arnaud et un autre habitant s'étant mariés avec deux cagotes, les édiles de la ville prétendent leur interdire l'accès aux tribunes de l'église. De même, en 1722, un charpentier de Biarritz s'étant placé à l'église dans la tribune des hommes, il en fut expulsé rudement par trois hommes, jurats de la paroisse, l'un étant en outre adjoint au maire. Le parlement de Bordeaux aura à intervenir plusieurs fois dans cette affaire mouvementée, y compris sous la signature de Montesquieu qui fut un temps son président, et devra aller jusqu'à faire intervenir la force publique pour mettre en application ses décisions malgré l'opposition violente de la foule manipulée par des hommes déguisés en femmes... En 1738, deux jurats et un meunier de la ville d'Orx dans les Landes sont bannis de leur ville pour avoir refusé d'exécuter une décision du parlement de Bordeaux favorable à un cagot injurié.

On le voit, la lèpre et sa soi-disant transmission par la naissance ne sont plus en cause. Le combat des cagots pour la reconnaissance de leur normalité s'inscrit dans la montée des luttes catégorielles, corporatistes, qui marquent le développement économique et social de la Renaissance et ses crises.

En 1683, Louis XIV projetait l'édiction de lettres patentes reconnaissant les droits des cagots. " La liberté ayant toujours été l'apanage de ce royaume, et un des principaux avantages de nos sujets, l'esclavage et tout ce qui pourrait en donner des marques en ayant été banni, nous avons appris avec peine qu'il en reste encore quelque marque dans notre royaume de Navarre et dans les provinces qui étaient autrefois connues sous le nom de Novempopulanie..." Son ministre Colbert ayant prévu en échange de cet affranchissement (on ne peut pas mieux avouer l'esclavagisme) de ponctionner lesdits cagots de 50 000 livres. Lettres patentes restées toutefois... lettre morte. Le Roi-Soleil ne rejoindra pas le pape Léon X et le comte Jean IV d'Armagnac dans la galerie des bienfaiteurs des cagots.

Malgré les décisions de justice favorables, que l'on peut, pour faire le lien avec l'histoire des idées politiques, attribuer à l'esprit des Lumières, et les vexations se poursuivant dans la France rurale profonde, il faudra attendre la Révolution et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen pour que l'affaire des cagots soit réglée officiellement au même titre que toutes les autres sortes d'exclusion, au niveau national.

Sans attendre, de nombreux cagots avaient choisi l'exil. Leur nombreuse présence dans le nouveau monde est connue*.

 

BÂTIR UN NOUVEAU MONDE

On l'a vu plus haut, du fait des rigueurs de leur exclusion les cagots sont organisés et travailleurs. Nombreux, ils quittent leurs cagoteries pour s'installer où on les réclame pour leurs compétences et leur énergie. Ils le furent dans les administrations et les armées de la République et de l'Empire. Le cagot Bertrand Dufresne, né à Navarrenx (64) en 1736, monta à Paris, devint commis de Necker, passa au ministère des Finances au début de la Révolution ; en disgrâce sous le Directoire, rappelé par le Premier Consul qui le nomma directeur du Trésor, il contribua au rapide rétablissement des finances publiques, mourut Conseiller d'Etat en 1801 et Napoléon fit placer son buste dans une des salles du Trésor Public (Osmin Ricau).

L'immigration vers les Amériques sera également leur soupape de décompression. Le 28 février 1725, Joseph Lalague de Montcrabeau (47) et son cousin Bertrand Baltère de Saint-Léonard, près de Saint-Clar (32), tous deux charpentiers, s'engagent pour le sieur Fleury de la Gorgendière, sur le navire "La Marguerite" et participeront à la fondation de Saint-Joseph-de-Beauce au Québec où ils feront souche. Les Lalague cagots sont très nombreux en Occitanie et Nouvelle Aquitaine. Un Georges-Camille Lalague était horloger à Lectoure en 1898. Notre ville honorera dans quelques semaines Maurice Lalague, pseudonyme Delbeck, sergent-chef de la Légion étrangère mort pour la France en Indochine en 1954. Le rapprochement est rapide, je le reconnais, et le lien de parenté précis entre ces différents personnages méritera d'être tracé. Il y a là dans tous les cas, un destin exceptionnel de descendants de lépreux, parvenus à la normalité, après les siècles de maladie et de misère, par la justice, le travail et l'engagement.

                                                                              Alinéas

 

SOURCES :

Idem première et deuxième parties de cette série de chroniques. voir ici

*Osmin Ricau en particulier, dans son Histoire des cagots, évoque leur ascension sociale au sein de l'armée et leur émigration vers les Amériques. Le sujet mériterait d'être étudié avec précision et méthode. Si quelqu'un est disponible...

 

ILLUSTRATIONS :

  • Titre. Histoire épisodique du vieux Lourdes. Les parias des Pyrénées. Une procession de cagots arrive sur les bords du Lapacca.
  • Le Coutumier de Poitou : André Bocard pour Jean de Marnef à Poitiers, 1500. Une scène de justice au XVe siècle : le procès de deux paysans devant un juge royal. L’enluminure représente un prétoire et décrit une audience mettant en scène six personnages. Centre et sommet de la représentation, le juge royal, qui procède à un interrogatoire, se reconnaît à sa robe doublée d’hermine, longue et rouge, et à son bonnet carré.
  • La bagarre des apprentis orfèvres. Pointe sèche du Cabinet d'Amsterdam. BNF.
  • View of Quebec City, Canada, lithographie de Thomas Asburton Picken (1818–1891) d'après l'oeuvre de Benjamin Beaufoy (1814–1879). Storye - wikimedia commons.

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