L'affaire des cagots de Lectoure et de Saint Clar - 2ème partie (2/3)
Publié le 15 Avril 2023
histoire des cagots est le parfait exemple de ce que peut provoquer la vindicte populaire, la foule qui panique, que rien n'arrête, ni la raison, ni la mesure.
La bagarre qui a opposé les cagots de Lectoure et les habitants de la citadelle, donnant lieu à un retentissant procès devant le Parlement de Toulouse, trouve son origine dans cet aveuglement de l'opinion publique.
Mais bien entendu, il convient de se resituer dans le contexte historique et ne pas juger avec notre mentalité et notre héritage scientifique. La gravité de la lèpre, ses effets visibles, l'absence totale de traitement médical, ne pouvaient que provoquer la phobie et, au moindre indice ou à la moindre supputation, l'éloignement des "suspects". En outre, les élites, l'Eglise et la noblesse, si elles ont atténué, dans une certaine mesure, le sort des cagots, la médecine elle-même, très longtemps restée dans l'erreur, toutes trois cautionneront le système d'exclusion des descendants de lépreux et de toutes sortes de malades, pestiférés et autres victimes du feu de saint Antoine (voir ici), tous réunis dans le même ostracisme, ignorant et incapable de remise en cause.
UNE MALADIE AUX EFFETS TERRIFIANTS
La science peine à remonter aux origines de la lèpre mais il semble qu'elle ait été présente de toute antiquité en Europe et dans les régions voisines, du Proche-Orient et de l'Afrique, chez l'homme et chez l'animal. Cependant, deux phénomènes auraient accéléré son développement au Moyen-Âge, les pèlerinages et les croisades. Cependant, pèlerins et croisés n'ont pas été désignés comme boucs émissaires à l'époque, contrairement aux Goths, aux Sarrasins et aux Juifs, ceci a été évoqué dans le premier volet de cette série de chroniques.
La bactérie coupable de la lèpre se transmet aisément par les postillons, secrétions nasales, salive, plaies cutanées, objets souillés, linge et oreillers. La promiscuité familiale est, de ce fait, la cause principale de l'épidémie. Mais la maladie n'est pas héréditaire. Pour nos ancêtres peu importait la nuance : la transmission progressive du mal dans l'entourage justifiait l'exclusion de tous les membres de la famille du malade, conjoint, enfants...
Après une période d'incubation qui peut être très longue, le moment de la contamination ne pouvant pas être repéré et donc évité, le malade voit ses membres anesthésiés, puis apparaissent les plaies et les brûlures. Les articulations sont infectées. Puis, arrive l'atteinte la plus spectaculaire, l'extrémité des membres est mutilée. Aujourd'hui, toujours présente, la maladie est soignée mais les pays sous-développés ne parviennent pas à l'éradiquer en raison de conditions d'hygiène misérables et d'une intervention médicale trop tardive. Des organisations internationales charitables tentent de compenser la faiblesse des systèmes de santé nationaux.
Dès lors, on peut très bien imaginer le déroulement des évènements à Lectoure dans ce Moyen-Âge archaïque où la population, démunie, de plus considérant la maladie comme une punition divine, se trouve confrontée à ce phénomène effrayant dont il faut se protéger à tout prix.
Les puissants n'interviennent pas et pire, les savants, qui ne savent rien, en rajoutent
ÉGLISE ET SEIGNEURS : UNE AUTORITÉ DE FAÇADE
L'Eglise et les seigneurs gascons ont largement fait appel aux services des maîtres maçons et charpentiers cagots pour leurs églises* et leurs châteaux. L'exemple le plus connu est celui de Gaston III de Foix-Béarn, dit Gaston Fébus. En décembre 1379, les cagots de Béarn passèrent un traité avec Gaston, par lequel ils s’engageaient à réaliser la charpente et les ferrures du château de Montaner à leurs frais. En échange le prince leur accordait une remise sur l'imposition de chaque feu (c'est à dire sur chaque foyer fiscal, chaque famille) et les dispensait du versement de la taille, impôt touchant les paysans. Le bois serait prélevé sur les forêts du seigneur. On admire ici la capacité de négociation des cagots, qui, tout parias qu'ils sont, savent où est leur intérêt. Par ailleurs, rien ne dit que Gaston les considère à ce point "normaux" qu'il les libère de leur exclusion. Il sait qu'il doit en passer par eux puisqu'ils ont de fait, le monopole de la charpenterie mais il s'agit simplement d'un bon contrat, où les deux parties trouvent leur intérêt. Le statut social des cagots n'en est absolument pas amélioré pour autant.
Un demi-siècle plus tard, en 1425, dans son château de l'Isle-Jourdain, le comte Jean IV d'Armagnac reçoit une plainte des Crestias de sa ville de Lectoure. Il écrit au juge de Lomagne, Odet de Bartère : "... ces Crestias sont tous les jours inquiétés et molestés par nos bayles, - sortes de prévôts, ceci démontrant au passage que le petit peuple n'est pas le seul responsable des agressions subies par les cagots - bien qu'ils n'aient commis aucun crime ou délit justifiant ces vexations, mais pour leur extorquer une certaine somme... Quant à nous, poursuit le comte, informés de ce que ces dits Crestias sont bien utiles et conviennent à notre cité de Lectoure, nous voulons et désirons que nos sujets et vassaux soient préservés de pareilles oppressions et extorsions. Le comte s'engage donc nettement plus explicitement que Fébus aux côtés des cagots. Mais encore une fois parce qu'ils lui sont utiles ! Pas de remise en question de leur mise au ban de la collectivité. On peut penser que la construction du château de Lectoure est en cours à cette date et que les cagots sont à l'ouvrage. Bénéficiant ici aussi d'exemptions fiscales. De quoi provoquer la jalousie de la population, dont les prévôts finalement ne sont que les représentants avant d'être les agents du comte.
Les historiens ont montré qu'ainsi, à de nombreuses occasions, le pouvoir féodal a pris le parti des cagots, non par un refus raisonné de leur injuste exclusion, mais par intérêt économique et afin d'asseoir son autorité sur l'ensemble de la population. Or, cette position n'a en général pas été suivie d'effets. Un pouvoir féodal en réalité bien impuissant face à la vindicte populaire, entretenue par la bourgeoisie locale.
Et l’Église ? C'est elle qui crée le statut du lépreux libre, c'est à dire guéri et non cloitré dans une léproserie, c'est-à-dire du cagot, libre mais sous contrôle. En 1179 en effet, le concile de Latran décrétait qu'il (le cagot) devait vivre à l'écart des personnes saines, et disposer d'une église et d'un cimetière particuliers. Tout vient de là, de la ségrégation territoriale, et l'ostracisme suivra.
Le concile d’Auch en 1290 précisera : « Il est interdit aux lépreux de fréquenter foires et marchés sous peine de cinq sous d’amende. Les lépreux doivent vivre à part des fidèles sains et ne doivent entrer ni dans les tavernes, ni dans les églises, marchés ou boucheries. Ils ne doivent pas être ensevelis avec les autres. Qu’ils ne portent pas d’étoffes vergées (à fil saillants et plus foncés, signe de distinction), ni des bonnets de couleur, ni des cheveux longs… Et qu’ils soient tenus, tant les juifs qu’eux-mêmes, de porter un insigne visible afin qu’on les distingue des autres. Item, que les lépreux aient seulement à répondre de leurs actes devant l’ordinaire du diocèse ou bien l’officinal » (Livre Rouge du Chapitre métropolitain de Sainte-Marie d’Auch, Editions J. Duffour, Paris-Auch, 1907. p. 1907).
Ils doivent annoncer leur présence au moyen d'une cliquette dont le bruit caractéristique sera pour la population le signal d'un terrible danger.
En 1514 les cagots de Navarre (Espagne) adressent une supplique au pape Léon X se plaignant de discriminations dans les églises. Le souverain pontife répondit par une bulle enjoignant de "les traiter avec bienveillance sur le même pied que les autres fidèles". Bien qu'elle émane de l'autorité suprême, cette décision, ambiguë, fut très peu suivie d'effet et les procès se sont multipliés, à charge en général, les cagots étant accusés de transgresser les interdits. Pourquoi ? Il semble que le bas clergé, officiant auprès du peuple, issu lui-même de cette population, à peine plus instruit qu'elle, a sans doute parfois limité les agressions mais tout en maintenant l'accès à l'église et au culte de façon séparée, il a justifié et perpétué l'exclusion. "... aucun document, aucune pièce de ces nombreux procès ne signale jamais qu'un prêtre soit intervenu, en actes ou en paroles, pour rompre avec les vieux usages et manifester quelque sympathie aux Agots (cagots)"*.
Après même les décisions des tribunaux, celle de l'affaire des cagots de Lectoure et de Saint-Clar que nous évoquerons dans un troisième volet, et enfin malgré les interventions du pouvoir royal, la persécution se poursuivant, certains ecclésiastiques durent affronter les résistances de la population. Ainsi Louis d'Aignan du Sendat (1681-1764), Vicaire général du diocèse d'Auch, se trouvant un jour dans l'élise du village de Guizerix (Hautes-Pyrénées), à la fin de l'office, sortit sans prévenir par la porte des cagots, affichant ainsi officiellement devant toute la population, dont le curé du lieu, la volonté de mettre fin au traitement discriminatoire des cagots dans la vie religieuse. Action exemplaire mais si rare.
Les historiens considèrent que, plus instruits, et originaires souvent, au gré de leurs carrières, de régions éloignées où le phénomène cagot n'existait pas, les évêques et les membres du haut clergé ne cautionnaient pas le régime d'exclusion. Mais ils n'avaient pas pour autant le moyen de s'y opposer, en particulier face aux autorités locales, officiers royaux et municipaux, issus du peuple, eux, et attachés à un système social hiérarchisé qui leur était favorable, du moins le pensaient-ils. La coutume de Marmande oblige les gafets (un autre nom pour cagots) s’ils rencontrent homme ou femme, de se mettre à l’écart autant que possible jusqu’à ce que le passant se soit éloigné. Celle de Condom prévoit que leurs soient abandonnées les viandes corrompues saisies chez les bouchers. Autant de vexations inacceptables au regard de la charité chrétienne mais que les officiers publics appliquent avec zèle et que l'église n'a pas été capable de dénoncer et de faire cesser.
Toutefois, n'oublions pas le travail admirable des soignants, la plupart personnel religieux, dans les léproseries où les malades sont cloitrés. Nombreux seront ces femmes et ces hommes guidés par leur foi charitable qui contracteront la lèpre à leur tour.
LA MÉDECINE ENFONCE LES CAGOTS
Nous ne disposons pas de chiffres sur le phénomène mais il est certain que, comme les soignants religieux ou bénévoles, les médecins qui approchaient les lépreux furent souvent touchés par la maladie.
Les soins apportés aux malades nous paraissent aujourd'hui extravagants, mais encore une fois essayons de nous mettre à la place de ces "savants" : saignées, inhalation d'herbes, bain de vinaigre. Si pas de résultat : procession publique sur le chemin de croix du bourg...
Le médecin lectourois d'Henri IV, Joseph Duchesne (issu comme son nom francisé l'indique, de la tribu Ducassé de Navère), recommande l'esprit de vipère. La chair de l'animal doit être hachée menue et mise à chauffer pendant 3 à 4 jours dans une cucurbite de verre sur un bain de vapeur ou, à défaut, sur le fumier. A ce stade de l'élaboration de la mixture il faut cependant faire attention de ne pas humer ce fumet qui peut être encore vénéneux. On associera au produit obtenu de l'aneth, du safran et de la poudre de perle... Après différentes opérations de laboratoire très minutieusement ordonnées, la médication est mélangée avec du pain de froment pour permettre la fabrication de tablettes à administrer aux lépreux selon une posologie tout à fait savante. Duchesne est considéré comme le père de la médecine médicamenteuse. Il fallait bien commencer avec les moyens du bord et de façon empirique. Mais évidemment, vue la composition de la mixture, les résultats se feront attendre.
Le très illustre médecin Ambroise Paré lui, a observé attentivement les malades de la lèpre. Voici son diagnostic. " Une ardeur et chaleur estrange leur sort du corps. L'un d'eux tenant dans sa main l'espace d'une heure une pomme fresche, celle-ci apparut aussi aride et ridée que si elle eut été l'espace de huit jours au soleil ". Cette chaleur est d'ailleurs analysée comme un signe de lubricité et l'on craint la sexualité débridée du cagot. Le père de la chirurgie moderne poursuit : " Le tempérament des ladres (lépreux) est fort semblable à celui du chat, à savoir sec et mélancholique, comme aussi les mœurs, en ce qu'ils sont malicieux comme eux... ils sont cauteleux, trompeurs et furieux". Du chat au diable, il n'y a qu'une rafale de vent mauvais.
On voit bien là que l'affaire des soi-disant descendants de lépreux est mal engagée, le pouvoir politique, l'Eglise et la médecine étant incapables de maîtriser l'opinion publique. A Lectoure, la tension monte entre la population, les officiers du roi et les cagots. A suivre.
Alinéas
* L'église de Monein (Pyrénées-Atlantiques) fait aujourd’hui encore notre admiration ( voir ici notre alinéa sur le chêne )
** Osmin Ricau, Histoire des cagots.
BIBLIOGRAPHIE
- Idem premier volet de cette série de chroniques.
- Sur la lèpre : https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A8pre
- La léproserie de Haguenau et ses habitants du 13e au 17e siècle. Elisabeth Clémentz. https://journals.openedition.org/alsace/1525
ILLUSTRATIONS
- Titre. Ambroise Paré et l'examen d'un malade - Jean-Baptiste Bertrand (1823-1887) Musée Charles de Bruyères, Remiremont (Vosges). Wikipedia - Ji Elle.
- Journée mondiale des lépreux 2020, Ordre de Malte.
- Eglise de Sabazan (Gers), wikimedia commons - Mossot
- Lépreux actionnant sa cliquette, enluminure d'un manuscrit de Barthélemy l'Anglais, fin du XVe siècle. BNF.
- Inspection du lépreux, gravure sur bois attribuée à Hans Waechtlin. In Feldbuch der Wundarzney (Manuel de chirurgie) Hans von Gersdorff 1517.
- L'alchimiste, David Teniers dit Le jeune (1610-1690).