L'ergotisme, mal des ardents ou feu de saint Antoine
Publié le 16 Juillet 2021
Le corps couvert d'ulcères purulents, le ventre ballonné et les organes secoués de spasmes, le personnage se contorsionne dans d'atroces douleurs. Délirant sous l'effet de migraines hallucinatoires, enfiévré avec l'alternance d'une sensation de froid intense et de brûlures, les extrémités de ses membres gangrénées prendront une couleur noire et se détacheront du reste du corps.
Sous sa forme convulsive la maladie impressionne et fait, inévitablement à l'époque, supposer une cause maléfique. François de Salerne, médecin orléanais du 18ième témoignait : L'ergotisme, débute ordinairement par des troubles du psychisme marqués par des «assoupissements et resveries. Toutes ces personnes sont hébétées et stupides et la stupeur augmente à mesure que la maladie fait du progrès. Certaines furent brulées ou exécutées sur la place publique car considérées “possédées” par le diable».
On trouve également la trace de cette forme de la maladie dans des témoignages venus de Norvège, un pays durement touché par l’ergotisme. Assoiffés, suants, hurlant de douleur, les malades convulsaient pendant des heures. Des contractions d’une violence telle qu’elles produisaient des sons de chou qu'on brise, verrouillaient leurs membres dans des positions grotesques et douloureuses : les poignets et les mains devaient être fracturés pour retrouver leur mobilité, les jambes se recourbaient assez pour tirer les pieds sous le ventre et les colonnes vertébrales pliaient en arrière, ramassant les malades en sinistres cercles.
S'il en réchappe, le malheureux sera horriblement diminué ou mutilé. C'est le feu sacré, le feu de Saint Antoine.
Pendant des siècles cette maladie, sous les formes gangréneuse ou convulsive, parfois épidémique, fera des ravages dans toute l'Europe, 40 000 morts en Aquitaine et Périgord en 994, particulièrement lors d'épisodes climatiques froids et pluvieux et simultanément de disette, savants et docteurs, à la science trop démunie, mettant longtemps à rapprocher les effets de cette cause. Certains symptômes communs, comme les bubons tuméfiés, ont parfois provoqué la confusion du feu de saint Antoine avec la peste, au point que l'on a pu historiquement par erreur, attribuer certaines épidémies à l'une ou l'autre des affections. Lectoure et la Lomagne ont probablement été touchés par le feu de saint-Antoine mais les archives et les témoignages ne permettent pas de déterminer avec certitude la nature des épidémies ("Population et société aux XVIIè et XVIIIè siècles" par Georges Courtès, in Histoire de Lectoure. Imp. Bouquet Auch 1972).
La maladie est en fait provoquée par la présence d'un champignon parasite du seigle, ayant la forme d'un ergot de rapace ou de coq, Claviceps purpurea, d'où son nom scientifique "ergotisme", la peste elle, étant transmise par la piqûre de la puce porteuse d'une bactérie, Yersinia pestis, endémique chez certains petits mammifères, le rat en particulier. Le seigle est une plante résistante au froid et à l'humidité, adaptée à des terrains pauvres. Logiquement sa culture est donc privilégiée pour pallier aux mauvaises récoltes de blé et les épidémies se déclareront au plus mauvais moment, celui où les organismes sont faibles et la nourriture de qualité rare.
Si ce carnet d'alinéas veut évoquer le feu de saint Antoine, ce n'est pas par sensationnalisme malsain ou par un opportunisme relatif à notre actualité sanitaire, quoique l'on puisse y observer certains comportements collectifs similaires. Non, mais notre intérêt pour les ordres hospitaliers présents sur le chemin de saint-Jacques, conjugué avec l'histoire des moulins et de l'activité meunière, nous conduit à Saint-Antoine de Pont d'Arratz, à une étape de Lectoure, porte d'entrée des pèlerins en Gascogne. La digue du moulin des Antonins, abandonnée en même temps que la mécanique du meunier et plus encore malmenée aujourd'hui par les politiques administratives hydrologiques successives, a vu passer des générations de croyants et de pénitents en route pour Santiago.
L'ordre des Antonins a été fondé en 1089 dans le Dauphiné, autour des reliques de saint Antoine le Grand, ou Antoine du désert - à ne pas confondre avec Antoine de Padoue - ayant vécu au 3ième siècle, considéré comme le père du monachisme chrétien et dont l'invocation sauve un jeune homme atteint du feu sacré, Guérin de Valloire, qui fait le vœu, en cas de guérison, de soigner les personnes atteintes de la maladie. Ce qui advint.
Ayant adopté, pour soigner leurs malades, une hygiène de vie et une alimentation riche, préférant en particulier le froment au seigle, les hospitaliers Antonins ont trouvé, sans le savoir, le remède au feu sacré. Leurs résultats feront leur succès. Les dons charitables affluent. L'ordre comptera plus de 600 hôpitaux, très souvent sur les lieux et les itinéraires de pèlerinage où se massent les foules indigentes. Installés sur les bords de l'Arratz en 1176, les Antonins recevront en leg de sa veuve, les biens du seigneur du lieu, Gaillard d'Ascort, mort aux croisades.
Pour se distinguer parmi les ordres hospitaliers, les Antonins adoptent sur leurs documents et leurs vêtements, la lettre T de l'alphabet grec, le tau, qui figure en fait la béquille des amputés. Le cochon est souvent présent sur les illustrations représentant les frères ou le saint lui-même car au froment, est associé sur la table des Antonins, la viande de cet animal prolifère. L'ordre bénéficiera par décision papale, du privilège de laisser aller ses bêtes librement autour de ses commanderies. La graisse de porc est également utilisée dans les onguents servant à panser les plaies des malades.
Pour lutter contre le « feu de glace » (correspondant à la perte de sensibilité), les Antonins utilisaient des herbes dites chaudes (ortie, moutarde) en frictions pour provoquer une vasodilatation. Contre le « feu ardent », ils utilisaient des herbes dites froides (rose, violette...) Ces plantes étaient utilisées en onguent, ou par voie orale sous la forme d'un breuvage : le « saint vinage » fait d'un mélange de vin local, de décoctions de quatorze plantes et prétendant posséder de la poudre issue de reliques de saint Antoine. Ce remède administré aux malades le jour suivant leur entrée à l'hôpital, avait une relative efficacité s'expliquant par cette macération de plantes aux effets anesthésiants et vasodilatateurs (Myrrhe, cardamome, safran, menthe pouliot, gentiane...). Les Antonins disposaient aussi de la thériaque, dont l'un des composants majeurs, l'opium, avait une vertu antalgique. (Wikipédia)
Ajoutons que, confrontés fréquemment à la gangrène, les Antonins avaient la réputation d'être d'adroits chirurgiens, selon les critères de l'époque...
On le voit, une longue pratique et une patiente observation ont permis aux hospitaliers de saint-Antoine d'acquérir une certaine science. Bien sûr, la protection du saint et la foi chrétienne font partie de la médication. Mais l'hygiène, l'alimentation et la médecine ont pallié, jusqu'au 18ième, à l'ignorance de l'origine du mal.
Cependant, chaque épidémie provoquait l'agression et la condamnation des éternels bouc-émissaires : marchands, étrangers, sorcières. Les médecins eux-mêmes sont déclarés coupables puisque prescrivant une médecine qui ne soigne pas ! Enfin les malades épargnés, les "ardents", lorsqu'ils ne bénéficiaient pas de la protection religieuse, faisant alors partie des pestiférés, des cagots en Gascogne, rejetés à bonne distance du bourg, écartant ainsi, croyait-on, la punition divine.
Alinéas
ILLUSTRATIONS :
"La tentation de saint Antoine" est le titre de nombreuses œuvres religieuses et profanes depuis le Moyen-Âge et jusqu'à nos jours (Salvatore Dali). Ce thème fait référence à un épisode de la vie du saint qui aurait été tourmenté par le diable sous la forme de visions des voluptés terrestres. S'affranchissant de la chronologie, les artistes représentent la légende avec des détails relatifs à l'ergotisme et à l'ordre des hospitaliers alors que le saint ermite vivait plusieurs siècles auparavant.
- En titre, monstre présentant les symptômes de l'ergotisme, détail de La tentation de saint Antoine, Retable d'Issenheim, par Matthias Grünewald, 1512-1516, Musée Unterlinden de Colmar.
- Ci-dessus, La tentation de saint Antoine de Pieter Huys, 1547, Musée du Louvre. Le saint tient le livre de la règle et porte le signe du tau de l'ordre qu'il n'a pas créé. A l'arrière-plan, dans une niche ogivale, le flacon de saint vinage.
- Ergot du seigle, Dominique Jacquin, Wiktionary.org.
- Le pont d'Arratz du moulin des Antonins à Saint-Antoine (Gers), Michel Salanié.
- L'abbaye de saint-Antoine en Sologne, Ernest Board, 1877-1934, Wikicommons.
SOURCES :
Quelques références parmi beaucoup :
- https://www.vice.com/fr/article/epgebm/histoire-de-ergot-milliers-de-morts-epidemie
- https://books.openedition.org/iremam/3132?lang=fr