La tour de Babel aux archives de la maison d'Armagnac (suite)

Publié le 16 Octobre 2025

 

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Un notaire au 15ième siècle. Peinture flamande.

 

La présente chronique complète et conclut notre révélation il y a quelques semaines d'une erreur de localisation à Lectoure d'une illustration conservée au fonds d'archives de la maison d'Armagnac, et tente d'en donner une interprétation.

 

tour de Babel, longtemps et par erreur prise pour une vue de Lectoure, est l’œuvre de Pierre de Mayres, notaire du comté d'Armagnac à Rodez entre 1377 et 1417, sous Jean III et Bernard VII. S'il n'avait pas lui-même la fibre artistique, ce n'était pas nécessaire dans sa fonction, le juriste a pu confier la réalisation du dessin à l'un de ses clercs, mais en tout cas il a authentifié le document de son signum, un exceptionnel double seing manuel, en assumant ainsi la paternité de cette illustration. Et de son message qu'il faut essayer de déchiffrer par nous-même car le notaire n'a pas laissé de commentaire.

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le seing, la marque officielle du notaire

 

Ce qui frappe immédiatement en observant la composition de l'illustration que nous reproduisons une nouvelle fois ci-dessous, recadrée pour accompagner notre analyse, et ce qui a induit les historiens en erreur très longtemps en voulant y reconnaître Lectoure, c'est l'état abouti de la ville.  

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Or, classiquement, les tours de Babel décrivent une construction en cours, laborieuse et à l'aboutissement incertain. En effet les artistes, missionnés par leurs commanditaires et inspirés par la bible, doivent représenter la folle ambition de l'homme. La hauteur vertigineuse, le déséquilibre des volumes, le matériau fragile, la brique à défaut de bonne pierre d'après le Livre de la Genèse, texte originel du mythe de Babel, la précipitation des travaux, le désordre et la mésentente entre les ouvriers, les langues étrangères les unes aux autres qui ne permettent pas la coordination, tout concourt à prédire la catastrophe. Certains, Brueghel parmi eux, ont voulu toutefois profiter de la liberté que leur talent leur permettait pour illustrer les techniques de construction en grand progrès au Moyen-Âge, pour rendre hommage aux artisans. C'est aussi l'occasion pour l'artiste d'éprouver sa technique de la perspective, du détail et de la mise en scène dramatique. Babel fascine. 

Pierre de Mayres, lui, délaisse l'idée de ruine inéluctable et dessine une ville établie, solide, fière et sûre d'elle, majestueuse, la sienne très probablement. Les grands prêtres et les astrologues des récits bibliques en sont absents. Un seul personnage apparaît intra-muros : la coiffe du notable le suggère, ne serait-ce pas le notaire en personne ?

A droite, au pied des remparts, deux moines gardent leur cochons, image champêtre et bonhomme d'un clergé sous protection, nanti mais peu impliqué. Mayres fait-il de cette façon allégeance respectueuse à l’Église tout en la tenant à l'écart ? Ce peut être aussi et tout simplement une représentation de la réalité, malgré l'allégorie, car Bernard VII séjourne souvent au couvent des Cordeliers, situé hors des remparts de Rodez.

Faute de commentaire de sa part à notre connaissance, ce sera notre hypothèse : Pierre de Mayres se représente sur cette illustration comme étant au cœur de cette construction, discret mais essentiel artisan de la puissante maison d'Armagnac.

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LA COUR DE BERNARD VII à RODEZ

La maison d'Armagnac est à son apogée. Pour résumer très brièvement, Bernard VII succède en 1391 à son frère Jean III mort en Italie sans héritier mâle. Il épouse Bonne de Berry, cousine du roi Charles VI, et siège au conseil qui assure la continuité du pouvoir pendant les crises de folie intermittentes du souverain. Après l'assassinat du duc d'Orléans, Bernard prend la tête des partisans du roi ; c'est le parti d'Armagnac qui s'opposera aux Bourguignons alliés des Anglais. En 1415, après le désastre d'Azincourt, nommé connétable, il est le chef suprême des armées royales. La cour d'Armagnac est installée en Rouergue, l'arrière-grand père de Bernard VII, Bernard VI, ayant épousé cent ans plus tôt (1298) Cécile de Rodez. Le territoire des Armagnacs s'étend alors de la Bourgogne, frontière nord (le Charolais sera cependant vendu au Berry par Jean III) jusqu'au Comminges pyrénéen, frontière sud. La Lomagne est entrée dans le giron armagnacais sous le règne du grand-père de Bernard VII, Jean 1er, par mariage avec Régine de Goth, nièce du pape Clément V, vicomtesse d'Auvillar et de Lectoure.

Le domaine, l'armée et les finances de cette importante principauté sont gérées depuis Rodez, les comtes d'Armagnac se dotant progressivement d'une véritable administration centrale, conçue sans doute à l'image de la Bourgogne où Jean II, le père de Bernard VII, a passé plusieurs années. Les deux chercheurs, cités en fin de notre chronique, estiment que cette organisation serait double, la principauté étant composée de deux entités distinctes, la Gascogne et le Rouergue, chacune ayant eu son propre conseil. 

Le sceau de Bernard VII

Le conseil comtal est composé des barons et des docteurs ès lois, au nombre de dix à Rodez durant le règne de Bernard VII. Etant donné les distances et les difficultés de déplacement, des procureurs spéciaux, plénipotentiaires, sont nommés ponctuellement pour traiter sur place de certaines affaires importantes. Le chancelier a la haute main sur les secrétaires, un financier et trois légistes. En Rouergue, parmi ces derniers, effectuant une carrière remarquablement longue, ce qui laisse supposer qu'une grande confiance lui est accordée, Pierre de Mayres servira deux comtes, Jean III et Bernard VII.

Le personnel administratif comprend également le maître d'hôtel et les nombreux écuyers, tous nobles, qui assurent le quotidien mais également le développement et l'entretien du domaine seigneurial. On sait que Bernard VII, s'il a privilégié Rodez, passait de longues périodes en Armagnac et Lomagne, dans ses châteaux de Vic-Fezensac, Lavardens, Lectoure, Lavit et Auvillar. Un vicaire est présent en permanence auprès du comte dont il ne faut pas mésestimer l'importance administrativement parlant étant donnés les nombreux pouvoirs judiciaires et financiers des paroisses et des ordres monastiques dans le système féodal. En outre, chaque comté et vicomté du domaine princier, des Pyrénées aux confins de la Bourgogne, est administré par un sénéchal, adjoint d'un ou de plusieurs juges et d'un trésorier rapportant à l'administration comtale centrale.

Une administration princière relativement étoffée donc, au sein de laquelle le secrétaire Pierre de Mayres, joue un rôle éminent sur plusieurs décennies.

L'illustration conservée aux archives de Montauban est la couverture d'un registre qui rassemble un certain nombre de reconnaissances féodales de ses vassaux à l'endroit du seigneur comte. Si ces enregistrements mentionnent certaines villes, sujettes ou lieu de conclusion des actes, l'illustration qui nous intéresse n'est pas légendée et ne fait référence explicitement à aucune d'elles. Alors, faute d'éclaircissement de sa part, comment interpréter la tour de Babel de Pierre de Mayres ?  Nous pensons que le notaire a dessiné, symboliquement, son environnement habituel. Après nous, à son tour, un chercheur pourra tenter de rapprocher l'illustration de Pierre de Mayres de ce que l'on sait de Rodez au 15ième siècle, devenu chef-lieu de l'Aveyron.

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UNE BABEL à FACETTES

Ce n'est pas l'aveu d'une incapacité de notre part à dégager l'intention de la Babel de Pierre de Mayres mais il semble y avoir eu, peut-être par prudence, l'homme est un juriste très expérimenté, plusieurs messages se tempérant l'un l'autre.

Si à l'époque l’Église recommande avec insistance aux puissants d'inscrire leur action dans le respect de la supériorité du spirituel, de l'éternel et du divin sur le temporel, et s'appuie pour justifier son discours sur les récits bibliques qui règlent la société au Moyen-Âge, les codes artistiques en vigueur sont souvent détournés par les chroniqueurs et les hagiographes pour illustrer la généalogie, la légitimité, les victoires et la grandeur de l’œuvre de leurs mécènes. Prenons le cas de cette enluminure extraite d'une œuvre de Guillaume Dubois-Crétin, aumônier de François 1er, postérieure donc à la période qui nous intéresse mais ceci pour l'exemple. Elle illustre la construction de Lutèce par le roi Pharamond, l’ancêtre légendaire des Mérovingiens. On y retrouve toute la symbolique de Babel, mais la construction, ici horizontale, n'y est ni démesurée, ni menacée par la ruine. Il y règne l'ordre et l'entente. Le roi, Pharamond, qui visite le chantier exactement comme Nimrod devant Babel, mais à l'inverse des représentations classiques du mythe, imposant ici sa conduite à l'architecte et faisant le geste de respecter l'autorité et la supériorité de dieu qui domine, surveille et, c'est le sens que l'on veut donner à cette image, légitime le chantier et la lignée royale. Tout Babel mais l'anti Babel.

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Pierre de Mayres a nécessairement connu une représentation artistique du mythe de Babel qui aura inspiré sa modeste illustration. Elles sont très nombreuses à cette époque dans les bibliothèques richement dotées des maisons d'Orléans, de Berry ou de Bourgogne que l'Armagnac côtoie. Cependant, et c'est là l'intérêt de notre redécouverte de ce document, le notaire fait partie de cette génération qui commence à remettre en cause l'autorité de l’Église et son interprétation, à son profit, des textes fondateurs, de la bible et de ses exégèses antiques. Une autorité qui ne sert, aux yeux d'élites à l'esprit libre comme Pierre de Mayres, qu'à brider l'action politique et économique.

Rappelons les deux détails intéressants de l'illustration déjà évoqués qui ne sont peut-être là que pour tempérer cette liberté de pensée, deux facettes "orthodoxes" de la Babel de Mayres. Premièrement, nous l'avons vu plus haut, on n'est jamais assez prudent, la religion n'y est ni ignorée, ni contestée. Et secondement, ceci a été dit dans notre précédente chronique, le devoir de charité, essentiel à l'époque chez les élites respectables, est évoqué par la représentation de la condition des ouvriers, comme un certificat de piété.

Par contre, la ville est belle et puissante. Pierre de Mayres est fier de son travail. Ayant une haute idée de sa position sociale, il s'installe lui-même comme le détail central de la composition. Il fait partie de ce mouvement de pensée libérateur, lorsque les villes prennent leur essor, lorsque les techniques et le développement économique semblent ne pas avoir de limites et s'affranchissent du poids de la tradition. La bourgeoisie citadine investit et détourne à son profit le mythe babélien.

Enfin, peut-on supposer plus intimement que Pierre de Mayres, en se mettant ainsi en scène, tire la couverture à lui par rapport aux autres secrétaires de la cour comtale ? Veut-il se faire valoir auprès du comte ? Ou bien est-ce simplement la conclusion nostalgique et solitaire d'une carrière réussie ? Une sorte de testament, peut-être un moment d'autosatisfaction du vieux fonctionnaire. Nous ne le saurons pas.

Cependant, l'apogée de la maison d'Armagnac sera également son crépuscule. Bernard VII connaîtra une fin dramatique, loin de Rodez. Exerçant un pouvoir brutal, le connétable du royaume de France est incapable de s'attacher les Parisiens, sujets indisciplinés et revendicatifs. Et cela provoquera leur réaction et leur trahison. En mai 1418, Paris est envahi par les Bourguignons, alliés aux Anglais. Le 12 juin, les Armagnacais sont massacrés. Bernard VII est supplicié par la populace déchaînée. Son fils Jean IV et surtout son petit-fils Jean V, qui périra à Lectoure sous les coups de l'armée de Louis XI, seront parmi les derniers grands féodaux à tenir tête à la couronne de France qui impose inexorablement l'unité et la centralisation du royaume.

"Babel l'Armagnac" finira par tomber. Si Rodez est épargnée, la ruine sera celle de Lectoure. Mais ceci est une autre histoire.

Michel Salanié

 

PS. A PROPOS DU FONDS D'ARCHIVES DE LA MAISON D'ARMAGNAC. En 1671, Colbert, en tant que contrôleur général des finances de Louis XIV entre 1665 et 1683, ordonne le rassemblement des archives de la maison d'Armagnac à Montauban, alors chef-lieu de la Généralité de Quercy-Rouergue-Gascogne-Foix, comme probablement ailleurs dans le royaume toutes celles des autres grandes familles féodales. L'objectif est bien sûr de s'assurer des droits du roi de France sur son domaine afin de faciliter la perception des impôts qui s'y attachent. Les documents seront adressés à Montauban depuis Pau, Nérac et Lectoure, les principales villes du royaume de Navarre, héritier de l'Armagnac. Le registre du notaire Pierre de Mayres était-il alors conservé au château de Lectoure depuis la chute de Jean V ? Ce qui a pu induire en erreur l'historien lectourois de la fin du 20ième siècle qui a cru et voulu voir dans cette illustration une vue de sa bonne ville, fièrement dressée sur son promontoire dominant le Gers.

 

SOURCES :

La cour des comtes d'Armagnac - Emmanuel Johans Ed. Sorbonne 2022

L'administration de la principauté d'Armagnac - Guilhem Ferrand Ed. Ausonius 2023

 

ILLUSTRATIONS :

- Portrait d'un notaire flamand (1510-1520), Quentin Metsys (1466-1530).

- Miniature « de l'anticque cite dicte Lutesse » et de sa construction par le « premier roy de France Pharamon », Les grandes chroniques de France, Guillaume Dubois (1460 à 1470 - 1525).

- Rodez en 1445 : Site du Conseil départemental de l'Aveyron

- Photos Michel Salanié - Fonds d'Armagnac aux Archives départementales du Tarn-et-Garonne.

 

 

 

Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Histoire

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K
superbe démonstration !<br /> quel boulot ! bravo !<br /> As-tu pu déchiffrer le texte du notaire près de sa signature ?
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A
Son nom, Peyre de Mayres et plusieurs fois signe ou signer : signum, signando... mais c'est confus pour moi...
Y
belle étude sur les mystères de notre histoire<br /> Yves
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