Les Templiers, le pape Clément et l'évêché de Lectoure.
Publié le 17 Février 2019
AVANT-PROPOS
Il est aujourd'hui quasiment impossible de parler sérieusement des Templiers. Immédiatement votre auditoire sourira. "Ah, oui ! la malédiction lancée, sur son bûcher, par le Grand Maître ? La cérémonie initiatique occulte ? Vous avez trouvé le trésor de l'Ordre du Temple ? Le Graal peut-être ? ". Eh bien non ! très franchement, j'ai peu de goût pour une littérature de hall de gare où l'ésotérisme torture l'Histoire*. En outre, j'avoue que je ne connaissais pas du tout le rôle historique de l'ordre des moines-soldats, et très mal l'époque des croisades.
Non, tout simplement, nous avons fait incidemment, il y a quelques temps, la découverte de l'emplacement probable du domaine des Templiers à Lectoure. La question qui s'est immédiatement imposée : comment se fait-il que le souvenir de cet Ordre, ici à Lectoure, ait pratiquement disparu, y compris chez les historiens ? Nous invoquons souvent pour expliquer notre ignorance, l'absence d'archives antérieures à 1473, à la suite de la terrible destruction de notre ville par les armées de Louis XI. Mais, sans tomber dans le complotisme, n'y a t-il pas eu la volonté d'étouffer l'affaire ?
Voilà un sujet complexe, que l'on ne traite pas à la légère. Nous utiliserons le conditionnel lorsqu'il s'imposera. Et nous invitons les historiens, spécialistes de cette époque, à investiguer et à s'approprier le sujet.
Après les deux alinéas qui ont porté successivement sur la découverte de l'emplacement du domaine des templiers (voir ici) puis sur le passage à Lectoure du pape Clément V (voir ici), l'essai de recherche sur l'origine du toponyme Naplouse restant accessoire (voir ici cependant), nous vous proposons le quatrième volet de cette enquête.
Résumer, en quelques lignes, une histoire qui a fait couler tant d'encre est une gageure. Essayons tout de même. Sous l'influence des rois de France et d'Angleterre, Philippe le Bel et Édouard 1er, Bertrand de Got, gascon, archevêque de Bordeaux, est élu pape sous le nom de Clément V en 1305. A la même époque, les croisés ayant été repoussés de Terre Sainte par Saladin et ses successeurs jusqu'à la chute de Saint-Jean d'Acre en 1291, les moines chevaliers Templiers et Hospitaliers voient leur rôle et leur influence limités. Une fusion des deux ordres est envisagée. Philippe le Bel sera prompt à saisir l'occasion qui se présente. A la recherche de moyens financiers, après avoir ponctionné les juifs et les marchands lombards, il accuse les Templiers d'hérésie et les fait arrêter le 13 octobre 1307, lors d'une incroyable opération policière sur l'ensemble du royaume, mettant la main sur leur colossal domaine immobilier et probablement quelque or conservé à la maison du Temple de Paris. Le pape, dont dépend l'Ordre juridiquement, est mis devant le fait accompli et ne peut que réclamer un jugement par des tribunaux ecclésiastiques, afin de soustraire les Templiers à l'Inquisition, ce qu'il n'obtiendra que très difficilement et tardivement. En effet, à cette époque, l'hérésie est la pire des accusations. Elle peut être invectivée par n'importe qui. La machine inquisitoriale se met alors en branle. De nombreux Templiers mourront sous la torture. Certains avoueront sous la dictée pour obtenir le pardon et la vie sauve. Quelques-uns, pour préserver leur honneur et celui de l'Ordre, reviendront sur ces aveux. Mais alors la sanction sera pire. Relaps, c'est-à-dire retombés dans l'hérésie après l'avoir abjurée, ils seront jugés de façon expéditive et exécutés. Lorsque Clément obtiendra enfin le transfert des frères survivants et la mise en place d'une procédure sous son autorité, il sera trop tard. Le Temple ne se relèvera pas. Clément V prononce la suppression de l'Ordre en 1312 lors du concile de Vienne en présence de Philippe le Bel. Ce que celui-ci n'avait pas prévu était que tous les biens des Templiers, ou ce qu'il en restait, seraient affectés à l'ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem.
En général, les historiens estiment aujourd'hui que la papauté n'avait pas les moyens de s'opposer à Philippe le Bel. Par ailleurs, Clément pouvait être sincèrement troublé par les accusations portées contre l'Ordre qui aurait institué un rituel initiatique contestable sur le plan des institutions religieuses, en particulier en contradiction avec la règle de saint Benoît à laquelle il était soumis. Mais pour des hommes confrontés à de durs combats, en milieu hostile, souvent prisonniers et à la merci des musulmans, la cérémonie initiatique n'était-elle pas une nécessaire mise en condition, une préparation psychologique ? Il est probable que des tribunaux ecclésiastiques donnant la parole à la défense, ce que l'Inquisition ne permettait pas, auraient été compréhensifs sur ce point. Pour le reste, comme dans toute société, des pratiques déviantes avaient pu apparaître ici ou là. Mais il est inimaginable que l'Ordre en tant que tel, que tout portait au service de l’Église et de la reconquête des lieux saints de la chrétienté, et qui avait fait ses preuves sur le champ de bataille, ait pu se corrompre lui-même à ce point. L'hérésie, la vente de biens spirituels, de sacrements, la sodomie, le crachat sur les insignes de la religion, tous les maux dont l'Ordre a été accusé ne sont probablement que médisance, fantasme et calomnie.
Alors, pourquoi Clément V, lorsqu'il a été mis en situation de le faire, n'a t-il pas absous les Templiers ? Probablement parce que lui-même n'était pas totalement innocent.
Lorsqu'il s'est opposé à Philippe le Bel, en effet, Clément a été la cible d'une campagne de communication particulièrement violente menée par l'homme de main du roi, Guillaume de Nogaret et ses affidés (on estime aujourd'hui que Philippe le Bel a inventé les fakes, les fausses informations si fréquentes et si gravement influentes dans notre société largement soumise aux réseaux sur internet) dénonçant la nomination des parents et amis du pape à des fonctions ecclésiastiques très rémunératrices, ce que l'on désigne sous le terme de simonie. " Que prenne garde le pape, il est simoniaque, il donne par affection de sang les bénéfices de la Sainte Eglise de Dieu à ses proches parents... On pourrait croire que c'est à prix d'or qu'il protège les Templiers, coupables et confessés, contre le zèle catholique du roi de France. Moïse, l'ami de Dieu, nous enseigne la conduite qu'il faut tenir vis-à-vis des Templiers quand il dit : Que chacun prenne son glaive et tue son plus proche voisin." Amalgames, menaces, invocations suprêmes, tout y est.
Malheureusement, quant au favoritisme, les ennemis de Clément n'avaient pas tort. Pendant son règne, Clément V a nommé 23 cardinaux dont une grande majorité de français et gascons, ce qui conduira à l'élection de son successeur, le cadurcien Jean Duèze, qui installera durablement la papauté à Avignon, mais surtout nombre de ses parents. Liste établie par wikipédia :
Le , à Lyon, le nouveau pontife désigne ses premiers cardinaux. Il remet leurs chapeaux à cinq de ses neveux : Bérenger Frédol le Vieux, Arnaud Frangier de Chanteloup, Arnaud de Pellegrue, Raymond de Got et Guillaume Ruffat de Fargues. Sont aussi de la promotion : Pierre de La Chapelle-Taillefert, Pierre Arnaud, Thomas Jorz, dit Anglicus, confesseur d’Édouard II, Nicolas Caignet de Fréauville, confesseur de Philippe le Bel et Étienne de Suisy, vice-chancelier du roi de France.
Le , il procède à sa seconde nomination de cardinaux. Ils sont au nombre de cinq : Arnaud de Faugères (ou Falguières), Bertrand des Bordes, Arnaud Nouvel, Raymond-Guilhem de Fargues, son neveu, et Bernard Jarre (ou Garve) de Sainte-Livrade, son parent.
Le , pour la troisième fois, il désigne ses cardinaux. Entrent dans le Sacré et Antique Collège : Guillaume de Mandagout, Arnaud d’Aux de Lescout, Jacques Arnaud Duèze, le futur Jean XXII, Béranger Frédol le Jeune, petit-cousin du pape, Michel de Bec-Crespin, Guillaume-Pierre Gaudin, Vital du Four et Raymond Pierre.
Sachant que Arnaud de Chanteloup et Arnaud d'Aux, oui, le bâtisseur de la collégiale de La Romieu, à 15 km de Lectoure ( il jouera un rôle très important durant le concile de Vienne qui supprimera l'Ordre du Temple et sera le camerlingue, ministre des finances, de Jean XXII ) sont également ses parents, cela fait, si mon compte est bon, 10 parents sur 23 cardinaux ! Dont huit portraiturés dans notre galerie de famille.
On n'ose pas imaginer ce que cela doit donner si l'on étudie les nominations d’évêques, de chanoines, d'abbés... Les membres laïcs de la maison de Got sont également généreusement dotés de revenus religieux (!) en Italie particulièrement, à Spolète, Citta del Castello, Ancône... Il y faudrait une thèse.
A la décharge de Clément, à l'époque, les garçons de noble lignée qui n'héritent pas du titre et du domaine familial, et ne souhaitent pas choisir le métier des armes, entrent naturellement en religion, et l'on va chercher alors les candidats au cardinalat où ils se trouvent... Il fallait bien également contrebalancer l'influence de l'église italienne, c'est de bonne politique.
L'église catholique mettra longtemps à se corriger de ce dérèglement, dont Clément semble avoir marqué l'apogée. Son règne est relativement bref. Il ne quitte Avignon que pour voyager durant de longs mois, en France et en Gascogne où, naturellement il rencontre ses parents, proches ou opportuns. Les chroniqueurs et les historiens nous disent que les audiences de Clément consistaient en un défilé interminable de solliciteurs et qualifient ce pape d’influençable. C'est certain.
Et Lectoure me direz-vous ? J'y viens.
En 1307 ou 1308, Clément nomme évêque de Lectoure Guillaume des Bordes qui occupera la charge jusqu'en 1330. Mais en réalité, Guillaume suivra la cour de Clément puis celle de Jean XXII et passera peu de temps dans notre ville, déléguant la bonne gestion de ses affaires à un vicaire.
A la même époque, un des chanoines de la cathédrale de Lectoure est ... son frère, Bertrand des Bordes, qui ne réside pas plus à Lectoure puisqu'il est camérier** du pape, c'est à dire le plus proche serviteur du pontife. Bertrand des Bordes deviendra évêque d'Albi***et fera partie de la deuxième promotion de cardinaux nommé par Clément.
Mais ce n'est pas tout.
On découvre que Bertrand des Bordes a succédé à ce poste de camérier à... Giacomo da Montecucco, maître de l'ordre du Temple de la Province de Lombardie, arrêté puis emprisonné par la police de Philippe le Bel à Poitiers en 1307 ! Le dernier des Templiers à avoir servi un pape****.
Voilà une découverte troublante.
- Comment les deux frères des Bordes sont-ils devenus des proches de Clément ?
- Quelle a été l'attitude de ces deux "lectourois" pendant le procès fait aux moines-chevaliers par la justice du roi de France et l'Inquisition ?
- Ont-ils bénéficié des largesses du pape, outre leurs nominations à des charges de hauts rang et revenu ?
- Quel a été leur rôle dans la transmission des biens de la maison du Temple à Lectoure ?
- Étaient-ils du voyage dans notre ville avec Clément en novembre 1308 ?
Nous ne pouvons pas raisonnablement ambitionner de répondre un jour avec certitude à ces questions mais, visiblement, il y a encore du grain à moudre dans cet infernal moulin de l'affaire des Templiers.
(A suivre)
ALINEAS
* La magnifique saga de Maurice Druon, devenue culte tant en librairie qu'à la télévision, Les rois maudits, n'est évidemment pas visée par notre flèche. Disons simplement que Clément V y est maudit une fois de plus, dans les premières éditions, à plusieurs siècles d'intervalle, puisque l'académicien, ça arrive à tout le monde, fait erreur en le confondant avec son successeur, Jean XXII, en imaginant sa dépouille mortelle en route vers Cahors, sa ville d'origine. Même pas gascon. En fait, Clément lui, sera enseveli à Uzeste, en Gironde.
** Il y a parfois confusion, suivant les époques et les auteurs, entre camerlingue, terme attribué progressivement au responsable des finances de la cour du pape, et camérier, chambrier ou cubiculari, chargé du service personnel du pape, parfois considéré comme son garde du corps, surtout si la fonction est occupée par un militaire. Un certain nombre de Templiers ont occupé ce poste avant la suppression de l'Ordre.
*** Bertrand, lui non plus, ne s'assoira pas souvent sur la cathèdre du magnifique vaisseau de brique rose qui domine le Tarn, en plein chantier à cette époque. Entre 1301 et 1308, dans le contexte des derniers sursauts du catharisme, on sait que Philippe le Bel prélève les revenus du diocèse d'Albi à la place de l'évêque, Bernard de Castanet ! A la nomination de Bertrand des Bordes, le différent financier semble avoir été résolu. Que faut-il en conclure ?
**** Après s'être laissé convaincre par Clément de ne pas fuir, da Montecucco comprendra que le pape est dans l'incapacité de protéger l'Ordre, et, craignant pour sa vie, s'échappera avec quelques compagnons de sa prison de Poitiers en février 1308. Il parviendra à regagner l'Italie et intègrera ultérieurement, semble t-il, l'ordre des Hospitaliers.
SOURCES :
. Clément V, le pape gascon et les Templiers, Monique Dollin du Fresnel, Ed. Sud Ouest 2014.
. Le personnel de la cour de Clément V, Bernard Guillemain, Mélanges de l'école française de Rome 1951, p. 139-181, disponible sur Persée.
. Les Templiers, ces inconnus, Laurent DAILLIEZ, Librairie académique Perrin 1972
. La persécution des Templiers, Alain Demurger, Payot 2015.
. Sur Clément V : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cl%C3%A9ment_V
. Sur le procès : https://fr.wikipedia.org/wiki/Proc%C3%A8s_de_l%27ordre_du_Temple
. Liste des évêques de Lectoure : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_%C3%A9v%C3%AAques_de_Lectoure
ILLUSTRATIONS :
. L'illustration qui porte le titre de cet alinéa ne représente pas Clément V mais Innocent IV, dirigeant le concile de Lyon en 1245 qui prononcera l'excommunication de l'empereur Frédéric II. Archives Nathan.
. Les Templiers sur le bûcher, Chroniques de France, British library.
. La galerie de portraits de famille a été composée à partir des articles wikipédia consacrés à chaque cardinal. Idem portrait de Bertrand des Bordes.
. Miniature Clément V en audience, Librairie Palatine de Rome.