En pleine affaire des Templiers, Clément V, le pape gascon, est à Lectoure
Publié le 8 Juillet 2018
AU CENTRE DU MONDE,
QUELQUES JOURS.
Dans les derniers jours du mois de novembre 1308, depuis le pont-levis du château jusque dans l’enchevêtrement insalubre des carrelots de la citadelle, une rumeur se propage à Lectoure. Gents d’armes, artisans, moines, nones et petit peuple, sans plus tenir compte des profondes différences qui les séparent habituellement, se lancent et commentent avec force invention de détails la grande nouvelle : « Le Pape arrive !»
Le 29 novembre, un cavalier en livrée rouge et or, les couleurs des armoiries du pontife, aperçu chevauchant au triple galop sur la route de Nérac, est annoncé au son de la trompe depuis le chemin de ronde du château vicomtal. L’homme a traversé le Gers et, descendu de sa monture couverte d’écume, a escaladé à pied la côte de Pébéret. Franchissant la porte ouverte dans le rempart du nord et immédiatement introduit dans le château, le coursier a transmis son message au vicomte : « Clément est à Lavardac. Il sera ici demain. »
L’évènement est extraordinaire certes, mais on s’y attendait. Car le pape de toute la chrétienté, Bertrand de Got, qui a choisi pour nom de règne Clément, a pour frère ainé Arnaud-Garcie de Got, Vicomte de Lomagne et d’Auvillar, établi à Lectoure depuis un an. Déjà en 1305, lorsque Bertrand, alors archevêque de Bordeaux, né à Villandraut près de Bazas, dans l’actuel département de la Gironde, est élu, à Pérouse en Italie, au siège de Saint Pierre par un conclave partagé entre cardinaux pro-français et pro-italiens incapables de désigner un des leurs, c’est un évènement considérable en Guyenne et en Gascogne.
Bien que vassale du royaume de France, la région de Guyenne, toute proche de Lectoure, est possession anglaise par le fait du remariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri II Plantagenêt et sera au cœur de la guerre de cent ans qui débutera quelques années après l’histoire que nous vous racontons aujourd’hui. Tirée par les échanges maritimes avec Londres, par le commerce du vin en particulier, Bordeaux est riche et son archevêque également de ce fait, car à cette époque les hautes fonctions d’église sont très rémunératrices. S’il n’est pas cardinal, l’Archevêque Bertrand de Got est reconnu comme juriste émérite, fin diplomate, sollicité par les deux royaumes, de France et d’Angleterre, pour régler pacifiquement leurs différends. Il y a là probablement une des explications à son élection. Depuis plusieurs années, la papauté est sous la pression des souverains d’Europe qui s’opposent à la toute-puissance de l’Eglise. Philippe le Bel en particulier, pour des raisons financières essentiellement, affrontera Boniface VIII, jusqu’à envoyer son ministre et homme de main Guillaume de Nogaret défier le vieux pontife dans sa retraite d’Anagni qui mourra peu après cet affront. Après un pape éphémère, Benoît XI, le dernier conclave a pensé trouver en Bertrand de Got un pape neutre et compétent, mais Philippe qui a validé ce choix tentera de mettre le nouvel occupant du siège pontifical sous sa coupe.
Rome et l’Italie étant dans une situation politique et sociale particulièrement instable, Clément est sacré à Lyon puis élit domicile à Avignon, où le siège de la papauté restera 70 ans (sans compter le grand schisme d’Occident), sur ses terres certes mais à portée de main du roi de fer. On reprochera à Clément V cette proximité qui ressemble à de la soumission mais que pouvait faire ce souverain sans capitaines et sans armes ? Son frère Arnaud-Garcie doit d’ailleurs sa récente accession à la vicomté de Lomagne et d’Auvillar à Philippe le Bel. Si Clément n’est pas dépendant, la maison de Got est pour le moins vassale.
Mais à Lectoure et dans toute la Gascogne, on est loin de ces manœuvres entre grands de ce monde. Sur le chemin de notre pape, c’est du délire. On se bouscule, on veut voir ce demi dieu, le vicaire du Christ sur terre. Dans ces temps de misère, de guerre quasi permanente, de pauvreté et de maladie, il faut bien comprendre l’importance, dans toutes les couches sociales, de la croyance profonde en un au-delà meilleur. Les sacrements, la parole biblique, les décrets du Saint Père et de ses évêques dictent les moindres agissements de la vie quotidienne des individus, des familles, des villes et des campagnes. Ce jour-là, chaque Lectourois pense approcher les portes du paradis.
Clément parcourt les quarante kilomètres qui séparent Lavardac de Lectoure dans la journée, ce qui, sur les chemins de l’époque, est une performance. Le pape n’est donc pas monté sur une mule, ni allongé paresseusement dans un chariot tiré par une paire de bœufs, mais certainement à cheval, accompagné de quelques gardes du corps, bon cavalier comme un seigneur doit l’être à cette époque pour faire avancer ses affaires. L’histoire ne dit pas si les Lectourois ont attendu le pape toute la journée du vendredi 30 (jour de marché ?), mais probablement le lendemain et, à coup sûr, le dimanche 2 décembre Lectoure fut envahie par la foule venue des environs, mêlée aux habitants de la ville, tous se bousculant pour s’approcher du château et de l’église cathédrale où le pontife célébrera la messe devant l’assemblée de la noblesse de Lomagne, ban et arrière-ban, des consuls de la ville et des syndics des corporations, dans leurs plus beaux atours et sous une forêt de bannières chamarrées.
Mais ce n’est pas tout. Dans les heures qui suivirent son arrivée en petit équipage, la cour du pape au grand complet était entrée en un long défilé à sa suite dans la citadelle. Et ce fut là un ballet fantastique pour l’installation de tout ce monde, nobles et clercs dans les bâtiments religieux et bourgeois réquisitionnés, soldats et intendance partout où subsistait quelque espace disponible, sans contestation possible bien sûr. Imaginez, plus de 400 personnes, chevaliers, damoiseaux, sergents et cavaliers dits « gascons », chapelains, clercs, notaires, secrétaires, valets, cuisiniers, bouteillers, porteurs d’eau, palefreniers, blanchisseurs… Dans une ville surpeuplée à l’époque. Et dans la vallée, les chevaux, les bœufs et les porcs appartenant à cette capitale de la Chrétienté en marche, parqués sous la surveillance de petits pâtres. Les poissonniers qui font partie de l’effectif pour assurer l’approvisionnement du pape et de ses proches en poisson frais sont probablement restés au bord du Gers bien sûr où ils auront chassé de leurs postes attitrés les pêcheurs à la ligne indigènes…
En effet en ces temps, la papauté est constamment itinérante car il faut, pour être aimé et obéi, appréhender les problèmes, se montrer au peuple, contrôler le fonctionnement des diocèses et des abbayes, prélever son dû. Le trajet des papes nous est connu par l’étude de leurs bulles, c’est-à-dire de leurs décrets, sur lesquelles le lieu de publication est mentionné. On mesure la charge matérielle et financière supportée par les villes, les seigneuries et les abbayes d’avoir à loger et surtout nourrir tout ce monde. Au point que certains actes de rébellion auront conduit à l’excommunication de prieurs remplissant sérieusement leur fonction de gestionnaires et donc imprudemment économes ! Mettons-nous à la place du moine cellérier, sur le pas de porte du réfectoire, en voyant arriver la troupe de ces « hôtes » !
Cet important effectif que l’on ne déplace pas aisément est probablement resté à Lectoure jusqu’au 15 décembre.
Clément lui, s’échappera le 4 décembre pour se rendre en petit comité et sous escorte, sans doute pour s’isoler et se recueillir, au prieuré de Sainte-Rose, à Miradoux, discrète exploitation agricole, une grange dit-on alors, et un moulin, sur le bord de l’Arrats, propriété de l’abbaye de Deffès située à Bon-Encontre, près d’Agen, où jeune clerc il a été formé, dans les années 1280, par les moines de Grandmont, un ordre auquel il reste profondément attaché. Il reviendra à Lectoure les 6 et 7 puis retournera à Sainte Rose, passera également à Agen et Auvillar, avant de quitter le 16 décembre et définitivement la Gascogne pour se diriger, à regret dit-on, vers Avignon, via l’abbaye de Grandselve, Toulouse et Saint-Bertrand-de-Comminges.
Pendant ces deux semaines passées dans notre ville et en Lomagne, outre la famille, la gestion de son riche patrimoine, les souvenirs de jeunesse, le repos et la prière, Clément V aura rempli les tâches de son métier de pape. Car il est le plus grand prince d’Occident. Entouré, à Lectoure comme tout au long de ses déplacements, de cardinaux, de prélats de tous ordres et congrégations, de juristes, de financiers, il règne et légifère tant au plan matériel que spirituel. Dans la troupe de ses suivants, chacun ayant sa fonction bien définie, les nombreux coursiers, triés sur le volet et dotés des chevaux les plus endurants, partent chaque jour dans toutes les directions porter les ordres de sa Sainteté en Europe et au-delà.
Clément V par exemple, en excommuniant cette année même l’un des prétendants au trône d’Ecosse, soutient le roi d’Angleterre qui impose difficilement sa suzeraineté sur les Îles Britanniques. Quelques jours à peine avant son arrivée à Lectoure, Henri de Luxembourg est élu Roi des Romains avec le soutien secret de Clément qui veut faire barrage au frère de Philippe le Bel, Charles de Valois, candidat au titre d’Empereur romain germanique. En Espagne et au Portugal Clément promeut l’alliance entre les royaumes chrétiens pour mener la reconquête de la péninsule ibérique. Les musulmans seront repoussés vers Grenade, dernier réduit d’Al Andalous. Les ambassades de Clément atteindront même l’Extrême-Orient.
Oui, pendant ces deux semaines du mois de décembre 1308, Lectoure est bien au centre du monde.
Enfin, il y a le procès fait à l’Ordre des Templiers. Durant l’été qui a précédé la venue du pape à Lectoure, Clément V et Philippe le Bel ont négocié le sort à réserver aux moines-soldats que le roi de France a fait emprisonner le 13 octobre 1307. Clément a pu auditionner lui-même quelques frères et, convaincu de leur innocence des crimes dont l’Inquisition manipulée par Philippe les accuse, il exige que leur jugement revienne aux tribunaux d’église. Sans succès. Dans cette affaire, le face à face entre le pape et le roi de France durera plusieurs années encore et empoisonnera la vie de Clément V et la mémoire de son pontificat.
En décembre 1308 à Lectoure, que restait-t-il du domaine templier de Naplouse que nous avons révélé ici ? Depuis le promontoire rocheux que les Lectourois appellent aujourd’hui la Croix Rouge, Clément a certainement posé le regard sur le ruisseau de Saint Jourdain et sur la Vallée de la Bataille.
(A suivre)
ALINEAS
SOURCES:
. Clément V, le pape gascon et les Templiers, Monique Dollin du Fresnel, Ed. Sud Ouest 2014.
. Itinéraire de Clément V en Gascogne, Jules Carsalade du Pont, Revue de Gascogne 1894, p. 210-212.
. Le personnel de la cour de Clément V, Bernard Guillemain, Mélanges de l'école française de Rome 1951, p. 139-181, disponible sur Persée.
ILLUSTRATIONS:
. Armoiries de Clément V : Echando una mano, Wikipédia.
. Portrait de Clément V par Henri Serrur (1794-1865), Collection Palais des Papes Avignon.
. Carte et photo de la Croix rouge, M. Salanié.
. Photo Moulin de Sainte-Rose, MM Geoffroy.
. Les deux gravures sur Lectoure (Reprod. Morburre) et la cour itinérante de Clément V sont disponibles sur Wikipédia.