L'affaire des cagots de Lectoure et de Saint Clar - 3ème et dernière partie.
Publié le 6 Juin 2023
ue s'est-il passé à Lectoure, en 1560, ce jour de fête? Les cagots ont osé se mêler à une procession religieuse. Supposés descendants de lépreux et d'autres maladies honteuses puisque provoquées comme châtiment, pense-t-on alors, par la justice divine, reclus dans leur quartier réservé (1er volet de cette série), à l'extérieur de la citadelle, ces parias ont enfreint l'interdit. Scandale. Quelle audace ! Ces maudits... ces gueux. La bagarre qui s'en est suivie a dû faire des dégâts des deux côtés. Provocation ou simple évolution dans leur comportement et leur intégration sociale puisque le comte d'Armagnac lui-même a ordonné, il y a déjà plus d'un siècle, que cessent les violences dont ils étaient l'objet ? Oui mais voilà, l'autorité ne suffit pas face à la mentalité populaire, profonde et obtuse. Et, de surcroît, il n'a pas supprimé la raison même de leur exclusion, cette supposée descendance maudite. Ce comte, paternaliste et intéressé (2ème volet), a disparu dans la chute dramatique de la maison d'Armagnac en 1473, et à présent, le Sénéchal, représentant du roi, bien loin, lui, de la Gascogne nouvellement directement attachée à la couronne et de ses archaïsmes, par conviction ou prudence vis à vis d'une population nombreuse et toujours prompte à se révolter, prend le parti de la race dite "franche". La cause est effectivement raciale. Pour le moins sociale.
Mais les cagots de Lectoure en ont assez. Assez de cette situation que l'on qualifierait aujourd'hui d’apartheid. Pour oser se rebeller, ils sont certainement dans notre ville assez nombreux, rendus solidaires dans l'adversité et en outre, certains d'entre eux sont riches. Car contraints de n'exercer que dans la maçonnerie, la charpente et la ferronnerie, ils en sont devenus experts, indispensables socialement et par conséquent sûrs d'eux.
Les cagots vont demander au tribunal du Sénéchal que leur soit rendu justice de cette exclusion. Mais ils perdent ce procès en première instance. Qu'à cela ne tienne, ils feront appel devant le parlement de Toulouse. La justice de cette époque n'est pas plus rapide qu'aujourd'hui et ils attendront jusqu'en 1579 pour que le juge provincial se prononce. Or, par rapport à la Gascogne stricto sensu, outre Garonne, la région de Toulouse est relativement peu touchée par le phénomène cagot. Et ce sera la chance des charpentiers de Lectoure, c'est ainsi qu'ils sont dénommés dans les actes juridiques, car les magistrats de la ville rose seront peu sensibles aux arguments du Sénéchal : en effet, la lèpre est en recul et à présent contenue dans les léproseries, les cagots travaillent et paient l'impôt, ceci est déterminant à l'époque où le pouvoir est très gourmand, enfin rien ne permet de distinguer physiquement les deux populations et ne justifie l'exclusion desdits plaignants.
A ce stade, les documents font apparaitre que les cagots de Lectoure et de Saint-Clar sont à présent associés dans la procédure. A leur tête, deux frères Belin, charpentiers dans chacune de ces deux villes. La solidarité tribale joue. Ceux de nos lecteurs qui connaissent notre maison d'hôte avaient deviné pourquoi nous nous sommes évidemment intéressés à cette affaire. Les Belin ont essaimé à Saint-Clar, où un quartier porte encore leur nom. Or, nous savons depuis nos chroniques consacrées à l'hôpital du Saint-Esprit qu'un couple d'hospitaliers nommé Belin est arrivé à Lectoure en 1497 (voir ici). Le mari, prénommé Vital, meurt brutalement d'une maladie, que l'on peut supposer contagieuse. Sa femme, Domenge, c'est à dire Dominique, est atteinte par le mal mais survivra et poursuivra avec dévotion sa tâche à l'hôpital durant plusieurs années. Les cagots sont fréquents dans le périmètre d'influence du Saint-Esprit, employés, locataires, prestataires. L'hôpital joue là son rôle charitable et a sans doute compris l'inutilité et l'injustice de l'exclusion des survivants et des descendants de toutes les maladies qui sévissent alors. Ainsi, parce que son père est mort dans ces conditions douteuses au regard d'une époque qui craint au plus haut point les épidémies, le fils Belin, sera contraint d'intégrer la communauté des charpentiers, monopole des cagots on l'a vu. Il est sans doute parent - à quel degré ? cela n'est pas établi - de ceux qui décident de se rebeller à présent contre leur exclusion et qui ont acquis suffisamment de moyens, moraux, intellectuels et surtout financiers pour assumer cette audacieuse et très longue action de justice.
LA CAUTION MÉDICALE
On ne connaît pas la décision du premier appel à Toulouse en 1579. Elle n'a peut-être pas été favorable aux cagots ou bien les vexations se sont reproduites incitant les victimes à reprendre leur action en justice. Car en 1599 et 1600, les charpentiers de Lectoure et de Saint-Clar plaident à nouveau devant le Parlement et celui-ci décide alors de faire procéder à un examen médical "ce afin d'apprécier si réellement il y avait injure dans la bouche de ceux qui les avaient traités de cagots et résisté à leur immixtion au commun peuple".
Voici le rapport des experts, Emmanuel d'Albarus et Antoine Dumay, docteurs en faculté de médecine de l'Université de Toulouse et Raymond Valadier et François, maîtres chirurgiens: "...[ils] attestèrent avoir visité 22 personnes dont un enfant de 4 mois, tous charpentiers ou menuisiers, soi disant cagots, et après avoir palpé, regardé exactement chacun à part, en tous endroits de leurs corps, par plusieurs et divers jours, et fait saigner du bras droit, sauf l'enfant à cause de son bas âge, non plus que sa mère parce qu'elle était nourrice, lui ayant fait néanmoins tirer du sang par ventouses appliquées sur les épaules, observé et coulé le sang d'un chacun d'eux, et avoir fait les preuves accoutumées, examiné les urines et discouru diligemment sur tous les signes de la dite maladie, le tout selon les règles de l'art de médecine et chirurgie, sans avoir omis aucune chose nécessaire pour porter le bon et utile jugement en fait de si grande importance; et pour si les soupçonnés ou quelques uns étoient atteints de ladrerie ou de quelque autre maladie qui y eût quelque affinité et qui par communication put préjudicier au public ou au particulier; examiné aussi si les accusés avoient quelque disposition à la dite maladie, ou inclination; le tout mûrement considéré par les dits chirurgiens et médecins, ils rapportèrent d'un commun accord dans leur relation, qu'ils déclaroient avoir trouvé les 22 personnes dont il s'agit toutes bien saines et nettes de leur corps, exemptes de toutes maladies contagieuses, et sans aucune disposition à des maladies qui dût les séparer de la compagnie des autres hommes ni personnes saines; qu'il leur devoit, au contraire, être permis de hanter, commercer et fréquenter toutes sortes de gens, tant en public qu'en particulier et former tous les actes de société permis par les lois, sans criante d'aucun danger d'infection, comme étant tous bien disposés et sains de leur personnes".
Les experts ont donc discouru selon les règles de l'art. Nous pouvons sourire à la lecture de la science hasardeuse de ces Diafoirus, mais le fait est qu'ils ont bien jugé.
Le Parlement inversera alors la charge de la preuve, c'est à dire acceptera que les avocats des consuls des deux villes fassent la démonstration inverse, ce dont ils seront incapables. Mais il faut attendre août 1627 pour parvenir au jugement définitif: " ...donnant pleine satisfaction aux charpentiers et les délivrant de toutes les coutumes et préjugés d'exception qui jusqu'alors avaient pesé sur eux, les déclare aptes à être nommés et pourveus de toutes charges, indiférament comme les autres habitants desdites villes de Lectoure et de Saint-Clar, et a fait inhibitions et deffences aux dits Consuls et habitants de en ce leur donner aucun trouble n'y empêchement, les injurier ny les appeler capots et gésites"....
Nous trouvons là exprimé et atteint, de façon très explicite, le but que s'étaient fixés les charpentiers : faire reconnaître la légitimité de leurs prétentions sociales. L'affaire des cagots de Lectoure et de Saint-Clar est un procès en égalité devant la loi, devant l'administration et le pouvoir établi. Leur réussite économique ouvre aux cagots de nouvelles perspectives, métiers et charges publiques. La rixe de 1560 intervenue à l'occasion d'une procession religieuse à Lectoure a conduit à une véritable révolution de classe sociale.
UN SIGNE DES TEMPS
L'affaire de Lectoure et Saint-Clar n'est pas isolée. Et à chaque fois, à partir d'un prétexte futile, il y a bien deux catégories sociales au litige : les cagots opposés à l'institution, l'establishment : édiles, consuls, bourgeois, artisans et concurrents.
En 1610, les Etats de Béarn reprochent aux cagots de Nay de vendre des graines, de la laine au grand souci des riches laneficiers, cardeurs, filateurs, bonnetiers et tisserands de laine d'Oloron. En 1706, le parlement de Bordeaux dessaisit le tribunal de Condom, dont les juges devaient être trop proches des plaignants, dans une affaire née lorsqu'on avait empêché l'enterrement d'un charpentier dans le cimetière commun. En 1718, le meunier bayonnais Arnaud et un autre habitant s'étant mariés avec deux cagotes, les édiles de la ville prétendent leur interdire l'accès aux tribunes de l'église. De même, en 1722, un charpentier de Biarritz s'étant placé à l'église dans la tribune des hommes, il en fut expulsé rudement par trois hommes, jurats de la paroisse, l'un étant en outre adjoint au maire. Le parlement de Bordeaux aura à intervenir plusieurs fois dans cette affaire mouvementée, y compris sous la signature de Montesquieu qui fut un temps son président, et devra aller jusqu'à faire intervenir la force publique pour mettre en application ses décisions malgré l'opposition violente de la foule manipulée par des hommes déguisés en femmes... En 1738, deux jurats et un meunier de la ville d'Orx dans les Landes sont bannis de leur ville pour avoir refusé d'exécuter une décision du parlement de Bordeaux favorable à un cagot injurié.
On le voit, la lèpre et sa soi-disant transmission par la naissance ne sont plus en cause. Le combat des cagots pour la reconnaissance de leur normalité s'inscrit dans la montée des luttes catégorielles, corporatistes, qui marquent le développement économique et social de la Renaissance et ses crises.
En 1683, Louis XIV projetait l'édiction de lettres patentes reconnaissant les droits des cagots. " La liberté ayant toujours été l'apanage de ce royaume, et un des principaux avantages de nos sujets, l'esclavage et tout ce qui pourrait en donner des marques en ayant été banni, nous avons appris avec peine qu'il en reste encore quelque marque dans notre royaume de Navarre et dans les provinces qui étaient autrefois connues sous le nom de Novempopulanie..." Son ministre Colbert ayant prévu en échange de cet affranchissement (on ne peut pas mieux avouer l'esclavagisme) de ponctionner lesdits cagots de 50 000 livres. Lettres patentes restées toutefois... lettre morte. Le Roi-Soleil ne rejoindra pas le pape Léon X et le comte Jean IV d'Armagnac dans la galerie des bienfaiteurs des cagots.
Malgré les décisions de justice favorables, que l'on peut, pour faire le lien avec l'histoire des idées politiques, attribuer à l'esprit des Lumières, et les vexations se poursuivant dans la France rurale profonde, il faudra attendre la Révolution et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen pour que l'affaire des cagots soit réglée officiellement au même titre que toutes les autres sortes d'exclusion, au niveau national.
Sans attendre, de nombreux cagots avaient choisi l'exil. Leur nombreuse présence dans le nouveau monde est connue*.
BÂTIR UN NOUVEAU MONDE
On l'a vu plus haut, du fait des rigueurs de leur exclusion les cagots sont organisés et travailleurs. Nombreux, ils quittent leurs cagoteries pour s'installer où on les réclame pour leurs compétences et leur énergie. Ils le furent dans les administrations et les armées de la République et de l'Empire. Le cagot Bertrand Dufresne, né à Navarrenx (64) en 1736, monta à Paris, devint commis de Necker, passa au ministère des Finances au début de la Révolution ; en disgrâce sous le Directoire, rappelé par le Premier Consul qui le nomma directeur du Trésor, il contribua au rapide rétablissement des finances publiques, mourut Conseiller d'Etat en 1801 et Napoléon fit placer son buste dans une des salles du Trésor Public (Osmin Ricau).
L'immigration vers les Amériques sera également leur soupape de décompression. Le 28 février 1725, Joseph Lalague de Montcrabeau (47) et son cousin Bertrand Baltère de Saint-Léonard, près de Saint-Clar (32), tous deux charpentiers, s'engagent pour le sieur Fleury de la Gorgendière, sur le navire "La Marguerite" et participeront à la fondation de Saint-Joseph-de-Beauce au Québec où ils feront souche. Les Lalague cagots sont très nombreux en Occitanie et Nouvelle Aquitaine. Un Georges-Camille Lalague était horloger à Lectoure en 1898. Notre ville honorera dans quelques semaines Maurice Lalague, pseudonyme Delbeck, sergent-chef de la Légion étrangère mort pour la France en Indochine en 1954. Le rapprochement est rapide, je le reconnais, et le lien de parenté précis entre ces différents personnages méritera d'être tracé. Il y a là dans tous les cas, un destin exceptionnel de descendants de lépreux, parvenus à la normalité, après les siècles de maladie et de misère, par la justice, le travail et l'engagement.
Alinéas
SOURCES :
Idem première et deuxième parties de cette série de chroniques. voir ici
*Osmin Ricau en particulier, dans son Histoire des cagots, évoque leur ascension sociale au sein de l'armée et leur émigration vers les Amériques. Le sujet mériterait d'être étudié avec précision et méthode. Si quelqu'un est disponible...
ILLUSTRATIONS :
- Titre. Histoire épisodique du vieux Lourdes. Les parias des Pyrénées. Une procession de cagots arrive sur les bords du Lapacca.
- Le Coutumier de Poitou : André Bocard pour Jean de Marnef à Poitiers, 1500. Une scène de justice au XVe siècle : le procès de deux paysans devant un juge royal. L’enluminure représente un prétoire et décrit une audience mettant en scène six personnages. Centre et sommet de la représentation, le juge royal, qui procède à un interrogatoire, se reconnaît à sa robe doublée d’hermine, longue et rouge, et à son bonnet carré.
- La bagarre des apprentis orfèvres. Pointe sèche du Cabinet d'Amsterdam. BNF.
- View of Quebec City, Canada, lithographie de Thomas Asburton Picken (1818–1891) d'après l'oeuvre de Benjamin Beaufoy (1814–1879). Storye - wikimedia commons.