Le jargonas franglais : la revanche du Prince Noir.
Publié le 22 Février 2021
Oups, sorry, I mean "Lectoure has fallen !"
Ça y est c'est fini. Lectoure est tombé. Non, ce ne sont plus les cohortes de César, ni les hordes wisigothes. Louis XI n'y est pour rien, ni le maréchal de Monluc. Non, Lectoure est tombé de l'intérieur. Ne vous fatiguez plus, rendez-vous. C'est la cinquième colonne, l'ennemi était dans nos murs.
Remarquez, il fallait s'y attendre. Nous avions relevé les signes avant-coureurs de notre sabordage. En effet, dans un charmant petit village du fin fond des Landes, nous découvrions récemment une rutilante enseigne "Barber Shop" ! Bon... peut-être un coiffeur anglais ? Plus loin, dans un magnifique paysage du piémont pyrénéen, un producteur de viande bovine, pourtant de génération en génération, certes un élevage de race Charolaise et non de Gasconnes, qui, pour ouvrir son propre restaurant, une cuisine de qualité paraît-il, labellisée "Table du Gers" - à qui peut-on se fier ? -, choisissait la gracieuse enseigne "Betty Beef" ! Vous connectez? Poo-poo-pee-doo. Cette fois, l'affaire était grave. Ce n'était plus le résultat de l'attrait de notre région pour les européens du nord, Britanniques, mais également Belges, Hollandais, deux ou trois Allemands, un demi Suisse... Non ce n'était pas une immigration, amicale et bienvenue vous en conviendrez, mais bien une désertion, une défection dans nos rangs. Le franglais. La gangrène.
A Lectoure, à l'abri derrière nos remparts, nous pensions pouvoir résister encore. Car nous avions bien fait l'objet d'incursions plus ou moins meurtrières, mais restées à portée de nos bombardes, et l'envahisseur avait été repoussé. A l'est, une rumeur de McDonald's avortée. Au sud, au pied de la citadelle, ce fut DuckPrint, un canard qui ne se laisserait pas engraisser comme il est pourtant de bon ton chez nous, mais un canard qui imprime des PopLove, qui sont des faire-part de mariage "made in ze pays du canard". Car l'arme fatale de l'ennemi de l'intérieur, c'est l'humour. Si vous résistez, c'est que vraiment, vous n'êtes pas un marrant, un vieux gribou comme moi, pas évolué, un grave, un has been quoi ! Mais, cette fois-ci encore, l'attaque était contenue outre Gers. Dormez tranquilles bonnes gens, depuis toujours les obstacles naturels protègent la fière citadelle.
AAAleeerte !!!
A présent l'ennemi monte à l'assaut du Bastion. La fin approche. Devant le kiosque à musique façon Belle Époque, sous les marronniers replantés chèrement après la dernière tempête, un certain Klaus en 2009, à la Taverne de nos promenades jadis endimanchées devenue "Bastion'alds" (sans doute le syndrome Betty Beef !) on matraque fort à coup de bast'fish, bast'chicken, happy bastion pour les enfants avec en prime (c'est du français hein, pas comme le prime time à la télé) un Yakabook, publication d'un éditeur lectourois qui professe être "passionné de littérature", ce qui n'était pas évident au premier abord. Quel jargonas* ! C'est clair, le mal est profond. C'est une pandémie.
En effet, cerise sur la croustade, ou sur le cheese cake si vous préférez, l'association des commerçants de notre bonne ville, l'ACAL, vient d'annoncer la mise en service prochaine de sa plateforme type "Market Place", vous suivez ? Et lui a donné le nom très étudié de "shop in Lectoure". Click and Collect et tout le toutim. Je ne sais plus si je dois mettre des guillemets ou un caractère typographique italique. La Dépêche du Midi qui rapporte l'évènement de première importance dans votre actualité, s'est d'ailleurs affranchie de cette règle totalement ringarde. Qu'importe désormais, any way. Je rêve, j'hallucine. I don't believe it ! On est cuits. Game over. Nos illustres Pey de Garros, Jean Lannes et Jean-François Bladé doivent se retourner dans leurs tombes. Tout ça pour ça ! A vous donner envie d'aller siroter un petit-rouge-provenant-de-divers-pays-de-l'Union-européenne et son Croque-monsieur-pain-de-mie dans un bistrot typique, reconstitué à l'ancienne dans la galerie marchande climatisée la plus proche.
Alors, comme je n'ai pas vocation à me provoquer un ulcère psycho-somato-linguistique, à mon tour je dépose les armes, je me rends. Peace and love. We are all friends. Mieux, je collabore. Je me mets illico au service des commerçants lectourois toutes obédiences confondues, qui auraient besoin d'un coup de main pour revisiter, comme on dit aujourd'hui, leurs raisons sociales devenues par le fait, quelque peu poorish. Pour le Bleu de Lectoure, ça ne sera pas difficile : devant-derrière, blue pour bleu, on ne va pas en faire un second Azincourt. Le melon aussi, c'est kif-kif : "Ze melon of Lectoure". Pour la charcuterie Mazzonetto, c'est plus compliqué. Je proposerais "BBQ'n pork - Italian & Gascon". Et notre village de brocanteurs ? Alors là, très original, je vous le fais out of the box! Retour au bon vieux temps d'une Gascogne libérée du joug français : j'ai imaginé "The Black Prince castle - Antique village". Le château du Prince Noir. Funny, isn't it ? C'est vrai, quoi ! Le fils d'Edouard III, notre bon roi d'Angleterre** Aquitaine comprise et coseigneur de Lectoure, n'a pas eu le temps de faire étape chez nous dans son aimable chevauchée dévastatrice, alors ce serait comme un hommage posthume. Ça devrait plaire. So hype.
Alinéas
Post-scriptum (c'est du latin). Pour prévenir certaine réplique trop facile, je précise que j'aime les États-Unis et le Royaume-Uni où j'ai voyagé et espère pouvoir retourner. Que j'adore le fish and ships, les fudges et le whisky, modérément celui-ci bien sûr. Que nous avons des amis et parents anglophones qui font l'effort de parler et d'écrire le français et qui y réussissent. Que j'ai pratiqué l'anglais pendant plusieurs années professionnellement dans un secteur d'activité où il est l'idiome de référence. Et aujourd'hui encore dans mon quotidien lorsqu'il y trouve sa place en particulier lorsque le français ne possède pas le terme équivalent. Que je considère hautement la langue de Shakespeare et de Bob Dylan. Qu'il est normal et bon enfin, que le français évolue et s'enrichisse.
Seul m'attriste le jargonas franglais, signe de notre appauvrissement culturel.
Michel Salanié
* En argot occitan, le suffixe as est augmentatif et péjoratif.
** Remarquez bien qu'à l'époque, tout ce beau monde Plantagenêt parlait le français.
Illustration
Édouard III devant Berwick. Miniature de Loyset Liédet, Chroniques de Froissart, BNF, Fr.2643.