L'association du moulin hydraulique et du moulin à vent : la période dorée de la meunerie locale.

Publié le 18 Novembre 2019

 

 

ans les années 1870, les ailes des moulins à vent de Lectoure cessèrent de tourner pour toujours. A leurs pieds, sur le Gers, pendant une trentaine d'années encore, les moulins hydrauliques assurèrent l'approvisionnement de la ville en farine boulangère et en mouture pour l'alimentation des bestiaux. Jusqu'à ce que l'électricité ne rende instantanément économiquement obsolète cette technique bimillénaire. C'en sera alors fini de l'industrie meunière locale, installée au grès des cours d'eau, puis des vents venus du golfe de Gascogne ou descendus des Pyrénées, capricieux sans doute mais généreux aussi dans ce pays de cocagne.

 

 

L'inventaire dit "napoléonien" (enquête sur les moulins à blé lancée par la Commission des subsistances de la Première République et de l'Empire, 1794-1809) fait apparaître l'importance des moulins à vent dans notre région. On recensait alors dans le Lot-et-Garonne, le Tarn-et-Garonne, la Haute-Garonne et le Gers, de 25 à 30% de moulins à vent.  Plusieurs raisons à ce particularisme par rapport à une grande partie du territoire national à l'intérieur des terres.

Bien sûr, tout d'abord un régime venteux relativement soutenu, alimenté par le golfe de Gascogne et remontant le couloir de la vallée de la Garonne. Les vents orientés au sud-ouest et à l'ouest, Bordelès, Vent de Baiona ou de Sant Gaudens, sont assez fréquents et puissants. La soudaineté et la force des orages obligent d'ailleurs à une surveillance étroite des indices annonciateurs du changement de régime. Le meunier, météorologue avant l'heure, observe en permanence sa girouette et le voisinage devine au déshabillage précipité des ailes par le garçon meunier que l'on craint un coup de vent.

En second lieu, un relief collinaire très régulier. Ce que les géographes appellent "l'éventail gascon", des rivières qui descendent en bouquet, de façon étonnamment symétrique du plateau de Lannemezan vers la Garonne, dessinant un alignement de serres, coteaux, collines, tucos et puys, autant de promontoires faisant face aux vents dominants et offrant de parfaits emplacements où l'on ne se fait pas "souffler" le bon vent par le voisin. C'est l'un des intérêts de l'énergie éolienne ; l'eau des ruisseaux étant disputée entre moulins voisins, les greffes des tribunaux sont encombrés de litiges entre meuniers non seulement concurrents mais malheureusement mitoyens et donc souvent fâchés. Autant d'occasions et de prétextes à chicanes. Les moulins à vent eux, sont comme les champignons. Ils poussent côte à côte, sans se gêner en principe. Prendre de la hauteur.

Enfin, le troisième élément favorisant la construction du moulin à vent est historique, et national. La nuit du 4 août 1789 (dont on mesure une fois de plus les conséquences dans la transformation du paysage, physique et économique) a en effet vu l'abolition, par l'Assemblée Constituante, des droits féodaux. La bourgeoisie artisanale y trouvera l'opportunité d'investir l'industrie meunière, soit en acquérant les moulins hydrauliques nobles confisqués par la Révolution, soit en construisant les nombreux moulins à vent qui se multiplient librement à partir de cette période. Ou les deux en même temps.

Cependant, certains nobles avertis n'avaient pas attendu le couperet révolutionnaire pour prendre en marche le train de l'évolution technique. Ou profiter du vent avant qu'il ne tourne. Nous en avons une très belle illustration en pays lectourois. Extrait manuscrit, rendu lisible pour notre chronique, d'un acte rédigé en 1662 par le notaire royal lectourois Labat :

Les deux moulins sont toujours bien visibles dans le paysage. Dans le vallon de Manirac, souvent dénommé aujourd'hui Bournaca, le moulin hydraulique fait actuellement l'objet d'une très respectueuse restauration et d'une transformation en habitation. La retenue ayant été comblée par les exploitants agricoles successifs, le ruisseau dessine aujourd'hui un détour autour de la parcelle. Mais rien n'empêchera de le faire pénétrer à nouveau sous la bâtisse, par la magnifique double voute qui a été dégagée.

 

Le moulin à vent lui, qui nous a offert notre photo-titre, témoigne toujours, fantomatique, à des kilomètres à la ronde, de cette période de l'histoire économique locale.

La valeur documentaire du contrat de construction des moulins de Manirac et Bazin parvenu jusqu'à nous est non seulement relative à la description minutieuse des deux unités et des clauses de l'acte juridique, à l'histoire locale sous l'ancien régime, celle du Castéra-Lectourois précisément dont les habitants prêtent hommage à leur seigneur, Paul de Polastron, mais également dans notre optique, valeur relative à la démonstration de l'intérêt, dès cette époque, de l'association des deux formes d'énergie. En 1662, nous sommes dans le premier tiers du très long règne de Louis XIV et donc bien loin de la Révolution et de la fin des banalités du système féodal. Loin également de la révolution industrielle. Pourtant la recherche de productivité est présente et le couple énergie hydraulique/énergie éolienne s'impose. Les nombreux moulins établis tout au long du Moyen-Âge et de la Renaissance par la noblesse sur des ruisseaux périodiquement privés d'eau par de longues saisons sèches habituelles en Gascogne pourront ainsi alterner avec les moulins à vent qui les complètent. L'âge d'or.

Cependant, revers de la médaille, on imagine également les va-et-vient du métayer et de son âne, sur le chemin reliant les deux sites. Deux mécaniques, deux rendements, deux qualités de farine, un propriétaire deux fois plus exigeant... Les prémices du productivisme avec ses conséquences sur la vie même de l'exécutant, le meunier, qui voit son rythme, sa responsabilité, ses soucis multipliés par deux. Seuls survivront les plus forts. Un avant-goût des temps modernes.

 

Vue rare, le vallon et le moulin du ruisseau de Manirac sous la neige.

 

 

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A l'opposé de Bazin, au sud de la citadelle, sur le plateau de Lamarque, la documentation et la mémoire d'une famille d'anciens meuniers, nous offrent un autre exemple, de cette complémentarité eau/vent, au moment même où la meunerie traditionnelle voit sa fin se profiler.

Dominant la Vieille-Côte devenue aujourd'hui la Route Nationale 21, au 19ième siècle trois moulins agitaient leurs ailes de concert : Lamarque, Miquéou et Laucate. A notre connaissance, les deux derniers au moins ont été associés à des moulins hydrauliques : Miquéou avec Repassac sur le Gers et Laucate avec Les Balines, sur le petit ruisseau né au pied de la route de Tané et aboutissant à Saint Gény.

 

Intéressons-nous plus particulièrement à Laucate dont la construction date de 1758, soit 90 ans après Bazin. Le premier exploitant sur le site serait un Jean Taurignac dont la fille épousera un Ricau, qui prendra la suite de son beau-père, le grand-père du dernier meunier, soit quatre générations au total (voir document joint). On est meunier de père en fils. Et tous les moulins du pays sont proches par les liens du mariage. Le maître meunier se déplace, en fonction du vent, de l'eau et des besoins de ses clients, d'un moulin à l'autre. Les garçons et neveux sont formés et recrutés chez leurs parents proches. Où ils trouvent parfois fille à marier. Ainsi apparaissent dans les archives familiales de Laucate des liens, de parenté ou d'intérêt, avec les moulins à vent de Sainte Croix, de l'autre côté du ruisseau des Balines, des Justices, qui doit son nom au gibet de potence qui servait au Moyen-Âge d'avertissement aux arrivants à Lectoure, et avec les moulins à eau, d'Aurenque, Pauilhac, Marsolan, et les moulines de Ducos et Canteloup que nous ne localisons pas... Les historiens parlent de "dynasties" de meuniers, un bien grand mot pour évoquer les intérêts communs naturels entre voisins et membres d'une même corporation et une pratique patrimoniale répandue autrefois. Parle-t-on de dynastie chez les paysans ? On pourrait éventuellement évoquer la "tribu". Nous choisirons simplement la "lignée".

Les meuniers Taurignac et Ricau, sont tout d'abord locataires, exploitants des moulins de Laucate et des Balines qui appartiennent, évidemment sous l'ancien régime, à des familles nobles qu'il faudra encore rechercher dans les archives. En 1832, Jean Ricau, l'avant-dernier de la lignée, bénéficie d'un bail pour l'exploitation des moulins de Repassac et Miqueou, conclu avec les héritiers du Maréchal Lannes. En effet, le soldat revenu glorieux et riche des campagnes napoléoniennes s'était porté acquéreur de "biens nationaux" dans sa ville natale, suite à la confiscation des domaines nobles par la Révolution, de "biens nationaux" dont, outre ces deux moulins à eau et à vent, l'évêché, actuel Hôtel de Ville, et l'abbaye de Bouillas de Pauilhac, aujourd'hui disparue. Les moulins faisaient alors encore partie des placements recherchés.

En 1833, Jean Ricau, achète le moulin des Justices. A cette date-là, il est donc exploitant de cinq moulins ! Ce qui en fait un personnage essentiel à Lectoure, un entrepreneur. Bien sûr les moulins génèrent un revenu qui permet ces acquisitions, cette concentration, voisinant parfois avec le monopole et qui vaudra au personnage du meunier sa mauvaise réputation dans l'opinion. Mais il faut tenir compte parallèlement de la dévalorisation de ces outils qui nécessitent un entretien coûteux. L'outil de travail de la bourgeoisie meunière s'est constitué à une époque où, à vil prix, se désengageait la noblesse d'Ancien Régime puis d'Empire, qui recherchera d'autre placements, offerts par la révolution industrielle, plus rémunérateurs espère-elle. Un "croisement" de fortunes, ou de stratégies financières dira-t-on aujourd'hui.

Le dernier meunier de Laucate, Baptiste Ricau, ne fait l'acquisition en pleine propriété des deux moulins de Laucate et des Balines qu'en 1871. Les Balines sera revendu dès 1883. Laucate s'arrête de travailler à la même époque.

En 1857, Thérèse Lalubie, fille du meunier de Pauilhac et épouse de Jean Ricau, avait acheté au moyen de sa dot en numéraire des terrains agricoles autour du moulin de Laucate. Le tracé cadastral montre en effet que les moulins sont souvent confinés sur la stricte parcelle nécessaire au bâti. Nous pouvons imaginer ici une précaution patrimoniale, ou bien une stratégie de diversification dirait-on aujourd'hui. Une double activité est en effet courante chez les meuniers et peut-être même alors est-elle accélérée pour compenser la rentabilité moyenne de l'outil et préparer l'avenir.

L'association des deux énergies n'aura pas suffi à lutter. Le vent de l'Histoire des moulins à tourné. Laucate a perdu ses ailes.

 

Laucate dépouillé de ses ailes.

 

Le moulin voisin de Miqueou semble avoir eu une activité limitée. Il sera démonté en 1870 pour équiper un moulin à Landiran, en direction de Saint Clar. L'histoire du moulin de Lamarque reste à écrire.

Un certain nombre de meuniers ont cessé leur activité dans la misère, n'ayant pas su épargner, se diversifier ou évoluer. Ce n'est pas le cas ici : le fils de Baptiste Ricau, interrompant la lignée, Jean, deviendra pharmacien*.

 

 

Nous recherchons donc encore l'identité du dernier meunier de Lectoure. Probablement exerçait-il sur le Gers, à Saint Gény, Repassac ou Lamothe, l'eau et la rivière ayant conservé jusqu'au bout leur avantage concurrentiel.

L'association des énergies hydraulique et éolienne aura duré environ deux-cents ans. Deux siècles qui ont vu le développement d'une industrie locale dynamique. Les progrès techniques ont été constants, et probablement mutualisés entre les deux types de mécanique meunière, mais cependant insuffisants pour résister au bouleversement économique provoqué par l'arrivée de l'électricité. Une petite activité minotière prendra le relais. Elle sera rapidement concurrencée par la minoterie industrielle, qui ne s'installera pas à Lectoure, la ville retournant vers les métiers et les revenus de la terre, qui elle reste fidèle.

A regret, nous ne connaîtrons pas le ballet fantasque des ailes de toile blanche qui s’agitaient autrefois dans le ciel de Lectoure, disputant à quelque rapace planant au-dessus du Gers et du ruisseau des Balines, le vent où se mêle parfois d'infimes senteurs océanes.

                                                                                     ALINEAS

 

* Une pharmacie dont le mobilier et les instruments occupent aujourd'hui une salle d'exposition du musée Eugène-Camoreyt.

 

REMERCIEMENTS :

A nos amis Giusseppe et Marie-Christine Tormena, qui restaurent avec amour le moulin hydraulique de Bazin, aujourd'hui lieu-dit étonnamment "À la Castagne", un châtaignier inconnu dans ce paysage.

A Jacques Barbé qui nous a ouvert le joli moulin de Laucate et nous a aimablement documenté sur l'histoire de la lignée des meuniers Taurignac et Ricau.

 

ANNEXES :

- Contrats de construction et de taille de pierre des moulins de Bazin par Paul de Polastron 1662. Traduction que nous attribuons à Mr Ducasse de Navère.

Ces archives sont particulièrement intéressantes à plusieurs titres. Par exemple, voilà un bel exemple d'une construction réalisée avec la pierre extraite et taillée sur le site même. Ceci est bien connu mais trouve ici une illustration et sa traduction juridique.

- Liste des meuniers de Laucate. Jacques Barbé 2019.

SOURCES :

. De nombreux et merveilleux sites décrivent la vie et la technique des moulins à vent.

Celui-ci est intéressant plus particulièrement car il est proche de Lectoure, à Sainte Livrade en Lot-et-Garonne. Le recensement des moulins à vent est impressionnant.

http://memoiredelivrade.canalblog.com/archives/2016/07/29/34131212.html

. Carte de l'inventaire napoléonien : Rivals, Le meunier et le moulin, plusieurs fois cité sur ce cybercarnet https://etudesrurales.revues.org/103.

 

ILLUSTRATIONS :

- La photo titre nous a été aimablement prêtée par Jacques Barbé. Elle est extraite d'une très belle série à admirer ici :

https://chambre-photographique.blogspot.com/2016/12/le-moulin-de-bazin.html

- Carte postale Cassel : collection particulière.

- Mouline de Bazin : © Gaëlle Prost, service Inventaire du Patrimoine - Mairie de Lectoure.

http://patrimoines.laregion.fr/fr/rechercher/recherche-base-de-donnees/index.html?notice=IA32001094

- Moulin à vent sur ciel bleu et Vallon de Manirac sous la neige : © Michel Salanié

- Photos archives : Laucate sans ses ailes et Baptiste Ricau en famille : © Famille Barbé.

- Deux moulins à eau et une écluse près de Singraven, Van Ruisdael (1650). Bien que la technique  hydraulique ici représentée ne soit pas usuelle en Gascogne, la perspective alignant moulin à eau et moulin à vent, perché sur la colline auprès du clocher du village, illustre parfaitement notre propos.

 

 

 

 

Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Moulins

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