Le moulin, outil de domination de classe.
Publié le 15 Août 2023
es lecteurs de cette rubrique consacrée au moulin et au meunier, abonnés ou lecteurs occasionnels du carnet d'alinéas, se répartissent en général en deux catégories : les amoureux des vieilles pierres, romantiques et champêtres, ou devenues telles par l'abandon, et les férus de mécanique et d'organisation logistique complexe, ce que ces lieux étaient à l'origine. On peut y rajouter quelques historiens, officiels ou érudits, recenseurs de la Société Archéologique du Gers, mémorialistes, privilégiant l'écrit, de préférence acte juridique, attestant des ventes, mariages, procès qui, s'ils ne disent pas l'art du charpentier de moulin et la façon du farinier, ont l'intérêt de mettre une date sur le porche de notre salle de la meule, un prix sur notre sac de mouture.
Mais sans doute avons-nous peu de lecteurs philosophes ou sociologues, ceci ne voulant pas dire que le sujet ne les intéresse pas. Ils s'éloignent simplement du commun et dominent, du haut de leur réflexion, notre chute d'eau et les deux pierres qui ronronnent au cœur de la bâtisse. Il est osé prétendre participer à leur savante analyse. Cette chronique sera... une goutte d'eau dans un fleuve de pensée profonde. Tant pis ! Mouillons-nous.
On ne présente plus Karl Marx (1818-1883). Philosophe, sociologue, théoricien de la lutte des classes et de la révolution ; il a inspiré les mouvements socialistes et communistes du 20ième siècle, avec la réussite et les drames que l'on sait. Sa vision matérialiste de l'Histoire le conduit à mettre en exergue la notion de déterminisme où les actions humaines sont liées et imposées par la chaîne des évènements antérieurs, en particulier en matière de technologie.
« En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel. »
Extraite de Misère de la philosophie (1847), cette citation, terriblement pessimiste, et surtout lapidaire, a été souvent et doctement commentée. Donc, si je comprends bien, le progrès technique ne libère pas. Du serf la technologie aurait fait au bout de l'histoire un prolétaire. Sous-entendu jusqu'à la lutte finale où les prolétaires de tous les pays s'unissent et, victorieux... tombent alors sous le joug d'un nouveau maître : le collectif, stade ultime et que l'on espère idéal.
Disons tout d'abord que le raccourci historique marxien, "du moulin à bras à la minoterie", englobe et masque à la fois dans l'intervalle les moulins hydrauliques et à vent et la complexité de leur apparition dans nos sociétés. Marx faisant rentrer cette image aux forceps dans sa théorie, sans trop de détail, c'est le risque de toutes les métaphores... et le défaut de toutes les idéologies. Or, ce n'est qu'une question de découpage schématique et pédagogique des temps historiques mais le moulin à bras correspond plutôt à l'Antiquité, ou aux temps barbares, et non au système féodal moyenâgeux qui leur a succédé. Les historiens considèrent que c'est plutôt la multiplication du moulin hydraulique qui marque la société médiévale.
Et puisque les moulins, hydraulique et à vent, sont le centre d'intérêt de cette rubrique du carnet d'alinéas, essayons de savoir s'ils ont été un lieu de servitude ou bien de libération.
Il est communément admis comme une évidence que l'utilisation de la force hydraulique a soulagé l'homme, l'esclave, figuré par le magnifique Samson de l'illustration ci-dessus, et sans doute plus encore la femme affectée à la mouture domestique quotidienne. Cette mécanisation d'une tâche répétitive a permis le report de la force du travail vers le défrichage des terres, l'agriculture, le bâtiment, l'artisanat. Cause ou effet on en discute encore, le moulin participe ainsi au fort développement économique et démographique du Moyen-Âge. Que l'avènement de la mécanique mue par les énergies naturelles soit vu comme un progrès ou comme un nouvel esclavage, c'est effectivement là le débat philosophique.
David Ricardo, économiste anglais (1772-1823) avait déjà pris le moulin en exemple, et Marx le cite, toujours dans Misère de la philosophie. " S'il fallait dix hommes pour tourner un moulin à blé, et qu'on découvrît que par le moyen du vent ou de l'eau le travail de ces dix hommes pourrait être épargné, la farine qui serait le produit de l'action du moulin tomberait dès ce moment de valeur, en proportion de la somme de travail épargné : et la société se trouverait enrichie de toute la valeur des choses que le travail de ces dix hommes pourrait produire...". Si la société est enrichie alors... Ricardo, économiste libéral classique, ne remet pas en cause, lui, le système. Le temps des révolutions n'est pas encore venu.
Un site très convoité
Il est probable que l'emplacement du moulin sur le cours d'eau ait été défriché et aménagé à l'origine par un modeste artisan, vannier, potier, pêcheur... Jardin des origines industrielles... bucolique sauf le passage de quelque horde barbare à intervalle. Précisément, le seigneur n'est venu se mêler à cette industrie que dans un deuxième temps, justifiant sa main-mise par sa capacité à protéger les artisans œuvrant sur la berge, à fortiori si elle s'étend au pied de la place forte. Le déterminisme c'est la géologie. Car un moulin hydraulique est, par nature, installé sur un passage permettant de traverser le cours d'eau : marche rocheuse, talus, retenue, gué, passerelle et pont, autant de points géographiques sensibles à surveiller, défendre... et taxer évidemment ! Façon de gouvernement.
Sans prétendre à une écriture de l'Histoire, nécessairement simpliste dans une chronique, on peut raisonnablement attribuer aux ordres religieux l'idée initiale d'organiser systématiquement leur domaine agricole de manière autarcique. De façon moins réglée, le seigneur laïc se dotera également du moulin qui lui garantit, à portée de mulet, un approvisionnement alimentaire essentiel. Et pour faire bon poids, en imposant le monopole de la mouture aux paysans du domaine au moulin banal, abbé et seigneur, plus tard les consuls, inventent sans le savoir, le principe comptable d'amortissement de l'investissement. Investissement qu'ils sont les seuls à pouvoir réaliser, d'une certaine façon pour le compte de la collectivité, un petit bénéfice en sus si possible. Comme ses capitaines et ses clercs, le meunier du domaine féodal, expert et industrieux, occupera progressivement une place de plus en plus importante dans la communauté rurale ou urbaine, parmi les premiers artisans à s'élever sur l'échelle sociale et à préfigurer la bourgeoisie de la Renaissance.
Ainsi, le moulin n'est-il pas simplement, ou uniquement, un outil de domination de classe mais le théâtre d'un transfert du pouvoir, progressivement, du domaine de la puissance militaire et de la propriété noble supposée originelle et divine, vers celui de la compétence et du mérite.
Plus tard, le vent n'appartenant pas au seigneur et les serres de Gascogne présentant leurs croupes généreuses alternativement au vent de Bayonne et à l'Autan, l'énergie éolienne offrira autour de Lectoure autant d'opportunités d'indépendance et d'espoirs d'enrichissement à de modestes fariniers. Pas moins de dix moulins à vent, à quelques dizaines de mètres les uns des autres, s'installeront sur le plateau de Lamarque, disons pour situer cet étonnant alignement aujourd'hui, à l'est de la citadelle, le long de la N21, entre la statue de notre maréchal et la Gendarmerie. Mais la manne, moissons ou appétit des populations, n'est pas extensible à l'infini et, de puissant, le meunier deviendra fragile, avant que la vapeur, l'électricité, la minoterie industrielle et le capitalisme ne rebattent à nouveau les cartes. Et ne délaissent Lectoure. Notre meunier n'est pas devenu prolétaire, non, il a tout simplement disparu de la campagne française.
Du père-abbé de Saint-Gény
au Maréchal Lannes
On pardonnera à notre chronique le raccourci chronologique de ce paragraphe ; vu par les historiens méthodiques et patients c'est la faiblesse du genre. Mais sa force aussi car il offre la matière pour alimenter notre dialogue avec Marx, d'un moulin à l'autre, du bord du Gers aux Peyras albas, les pierres blanches, notre actuel quartier des Justices où des moignons de moulins à vent résistent à la poussée du grand commerce, cousin du grand capital.
S'il est admis généralement que les ordres religieux ont donné le ton, nous pouvons penser que le moulin de Saint-Gény est le plus vieux des grands moulins de Lectoure, bien qu'aucun écrit ne vienne attester de cette antériorité. Il a sans doute moins changé que l'abbaye bénédictine elle-même qui a totalement disparu.
Les monastères ont inventé et modélisé une économie communautaire où la règle de l'Ordre traite dans le détail du travail de la terre, de la botanique et du cheptel, du jardin des simples et de la santé, de l'artisanat, de la gestion financière du domaine etc... Certes, communautaire ne veut pas dire collectif, participatif ou coopératif. L'économie monastique fait partie du système féodal, hiérarchisé et autoritaire. Les serfs, les travailleurs libres, les frères et sœurs lais ou convers, parmi lesquels le meunier, d'extraction populaire pour ne pas dire prolétarienne, travaillent sous l'autorité du père-abbé et de son chapitre composé de moines de chœur en général issus de la noblesse. Pour la gloire de Dieu et le salut des hommes. Cependant, on attribue également aux ordres religieux l'institution d'activités intellectuelles qui, au delà du pain quotidien, par l'enseignement en particulier, ont profité à l'ensemble de la communauté et aujourd'hui à notre patrimoine collectif : conservation et reproduction des écrits antiques, arts et sciences, architecture... et philosophie justement.
Les moines de Saint-Gény installèrent leur moulin sur l'affleurement rocheux où se rejoignent les socles géologiques des promontoires de Lamarque et de Sainte-croix. Pour le reste, la rivière n'offrant pas d'autre assise stable, il fallut s'écarter de la berge. C'est ainsi que naquit Repassac. Un bras artificiel du Gers fut ouvert dans une boucle de la rivière et le moulin posé par-dessus. Repassac : A riù passat, c'est le sens de ce nom que la cartographie dessine parfaitement.
Cette construction fut sans doute dès l'origine un partenariat entre les deux-co-seigneurs de Lectoure, l'évêque, ici comme ailleurs souvent en compétition voire en opposition avec le monastère et vivant parmi les laïcs, dans le siècle, chef de l'église séculière, et son alter ego civil, le vicomte de Lomagne, chacun à un bout de l'éperon rocheux, cathédrale à l'est et repaire fortifié à l'ouest. Au pied du promontoire, sous la surveillance du château, Repassac allait devenir, et rester jusqu'au dix-neuvième siècle, le reflet meunier du partage du pouvoir à Lectoure. Le roi d'Angleterre passant par-là au 13ième siècle ainsi que l'hôpital du Saint-Esprit* installé devant le château vicomtal, prirent leur part de la farine, des revenus et des charges, car les meules demandent à être changées régulièrement et les canaux rognés par les crues répétitives relevés. La rentabilité du capital n'est pas évidente. Puis, le comte d'Armagnac, ayant acquis la vicomté par mariage, entra dans la "société Repassac". Battu par les armées de Louis XI, il fut remplacé dans la liste des propriétaires par le maréchal de camp du roi, le seigneur de Galard de Terraube, auquel succèderaient la maison d'Albret et de Navarre et le roi de France qui en est issu, noste Enric. Ainsi se succédèrent jusqu'à la Révolution, les propriétaires nobles du grand moulin de Lectoure. A la vente des biens nationaux qui s'imposa pour financer les guerres révolutionnaires, Jean Lannes, brillant et fraîchement émoulu général des armées de la République, fit l'acquisition d'une part du moulin de Repassac**, et par la même bonne occasion, de l'évêché, notre actuelle mairie, réunissant à nouveau ainsi dans son barda les insignes des deux pouvoirs de l'ancien régime, des vieilles classes dominantes selon le vocabulaire marxiste, civile et religieuse. Très vite, l'Empire qui suivit glorieusement ne moissonnant pas plus d'une quinzaine de saisons avec le sort dramatique que l'on sait, et la fin tragique, sur le Danube, du lectourois devenu maréchal, Repassac devint finalement la propriété de professionnels, meuniers roturiers maîtres chez eux, générant de nouvelles lignées héréditaires, industrieuses celles-ci.
Mais, les économistes estiment qu'il faut une meule pour nourrir 500 habitants. Lectoure ayant compté au Moyen-Âge, jusqu'à 5 ou 6 000 habitants intra-muros, Saint-Gény et Repassac n'y suffirent pas. Avant le développement des moulins à vent, d'autres seigneurs de second rang s'installèrent sur les ruisseaux, à Lesquère, sur le Saint-Jourdain, à Bournaca... Mais les vicissitudes des lignées nobles et les aléas du faible débit des ruisseaux lectourois conduisirent en sus à l'installation de moulins bourgeois sur l'aval du Saint-Jourdain, actuel ruisseau de Foissin, notamment un moulin dit d'En Galin, du nom de son propriétaire, devenu consul de la ville, Raymundus Sans d'En Galini***. L'effritement du pouvoir féodal avant même le 4 août 1789, et le marché de la population à nourrir ont ainsi donné naissance à l'importante corporation meunière de la Renaissance. Importante par le nombre d'établissements mais relativement peu créatrice d'emplois, l'exploitation y étant familiale. Le garçon meunier est souvent le fils ou le neveu du patron et appelé à lui succéder ( Lire ici notre portrait du garçon meunier ). Quelques hommes de main sont employés à curer les fossés et à diverses tâches pénibles et dangereuses, ingrates et très peu rémunérées. Une main-d’œuvre que Marx pourra légitimement qualifier de prolétarienne mais qui ne fera pas la révolution, catégorie trop peu nombreuse, ouvriers ruraux dispersés, sans conscience de classe.
Je laisserai, pour ici et aujourd'hui, le mot de la fin de ce petit tour d'horizon politico-sociologique à Jean Duché, journaliste et chroniqueur, qui dans son Histoire de France racontée à Juliette (1954), s'amusait, par une pirouette, du déterminisme de Marx en prenant à son tour pour métaphore, le collier d'épaule, cet élément du harnais du cheval attelé pour tirer une charge, invention qui a révolutionné la traction animale. " Cette phrase [de Marx à propos des moulins] est pleine de vérité. Ou à moitié pleine. Si nous parlions du collier d'épaule ? Du collier d'épaule sort les transports, des transports le commerce, du commerce la bourgeoisie, de la bourgeoisie les libertés communales, des libertés communales le tiers-état, du tiers-état la Révolution française et Denis Papin, de Papin la machine à vapeur, de la machine à vapeur le capitalisme, du capitalisme la révolution russe. Résumons-nous : du collier d'épaule sort la révolution russe. J'espère qu'on me saura gré d'avoir apporté mon eau au moulin matérialiste. Au moulin à eau bien entendu. Car le moulin à vent qui apparut au 12ième siècle, ne fit pas la société féodale, pour la raison qu'elle existait depuis trois cents ans. Le moulin à vent fit de la farine ".
Alinéas
* Le moulin de Repassac dans les comptes de l'hôpital du Saint-Esprit, chronique du carnet d'alinéas : [ cliquez ici ]
** Lire les vicissitudes de l'époque révolutionnaire et les détails de la fin du moulin de Repassac dans Moulins de Lectoure-Lomagne, Enquête recensement, de Georges Courtès (collectif), Société Archéologique du Gers 2022.
*** La délimitation du pouvoir juridique et fiscal des consuls de la ville de Lectoure d'un moulin à l'autre, chronique du carnet d'alinéas : [ cliquez ici ]
BIBLIOGRAPHIE :
In Nouvelle histoire du Moyen-Âge. Collectif. Florian Mazel, ed. Seuil 2021
- Florian Mazel, La domination seigneuriale VIIIième - XIième siècles
- Samuel Leturcq et Florian Mazel, Le grand essor agraire Fin XIième - début XIVième siècles
- Valérie Theis, Mobilité et stratifications sociales - XIième-XIIIième siècles
ILLUSTRATIONS :
- Titre : montage Michel Salanié. Chute d'eau de la Mouline de Roques.
- Samson prisonnier des Philistins, tourne la meule de la prison, Carl Bloch 1863, Musée national d'art de Copenhague.
-Château et moulin de Cabrerets (Lot). Carte postale collection particulière. Moulin incendié en 2016. https://www.lot-46.com/cabrerets-le-moulin-du-chateau-devaste-par-le-feu/
- Moulin à vent, carte postale du Lot collection particulière.
- Moulin de Saint-Gény, Lectoure. Michel Salanié
- Cadastre napoléonien, Repassac sur un bras du Gers, Archives du département Gers.
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