Moulins et meuniers dans les Contes de Gascogne de Bladé
Publié le 24 Mars 2020
UN TYPE
LES PIEDS
BIEN SUR TERRE
e meunier est un personnage de premier plan en littérature. "Etait" devrais-je dire, et préciser, dans la littérature d'avant la première guerre mondiale, miroir d’une époque où l’homme, sa mécanique et sa farine occupaient une position essentielle dans le paysage et la vie quotidienne de toutes les couches sociales, noble, bourgeoise et populaire, citadines et rurales. Il est, au sens théâtral du terme, le type même de l'artisan industrieux, présentant les caractéristiques habituellement attribuées aux membres de la corporation. Il y a là matière à de nombreux alinéas. Commençons par notre littérature, gasconne, ancestrale, orale et populaire, oui tout à la fois. Le travail de collecte et de transcription des « Contes populaires de la Gascogne » par le lectourois Jean-François Bladé est réputé dans le monde entier. Bladé n’est pas un moraliste à la façon de Charles Perrault ou de Jean de La Fontaine. Plutôt un régionaliste. S’il y a du fantastique dans certains de ces contes, les personnages sont en général bien ancrés dans le terroir, et souvent très vrais. Chez Bladé non plus, les moulins ne plaisantent pas avec les Don Quichotte. Son meunier n’est pas un meunier de fantaisie. L’indécision brocardée par La Fontaine dans Le meunier, son fils et l’âne n’a pas sa place dans la salle des meules des moulins du pays lectourois. Quant au Chat botté de Perrault, il a beau tenir sa ruse de son expérience de chat du moulin, il ne sert qu’à marier le fils du meunier avec la fille du roi. La réputation de la profession n’y a rien gagné.
Le genre littéraire est évidemment passé de mode, remisé au rang des antiquités, soumis à la puissance des médias modernes et à la révolution des esprits, petits et grands. Seuls quelques nostalgiques ayant connu la première moitié du 20ième siècle où la flamme n’était pas définitivement éteinte, aiment à se rappeler les veillées familiales, lorsque la voix grave et la verve d’un ancien pouvaient donner au récit cent fois entendu un intérêt renouvelé. Et bien sûr, Bladé n’est pas oublié des défenseurs de la langue gasconne, dont il est honoré comme l’un des illustres auteurs. Nostalgiques et défenseurs de notre patrimoine donc, pour combien de temps encore ?
Mise à part cette résistance, honorable mais très locale, la littérature populaire gasconne et Bladé en particulier font, en France et à l’étranger, l’objet d’études savantes menées par des spécialistes, sociologues, ethnologues, historiens, qui y recherchent certains les liens culturels entre les pays et les peuples, d’autres les aspects du folklore régional ou d’autres encore, les spécificités de la technique narrative de nos ancêtres. Ceux-ci étant praticiens d’une science qui porte le nom de « narratologie » ! Je n’en dirai pas plus. Je ne me moque pas. Bien au contraire, je trouve cette tâche tout-à-fait louable mais un peu pointue pour ma chronique.
Enfin, il y a bien un renouveau du genre en tant qu’expression artistique et littéraire, mais il est probable que Bladé n’y retrouverait pas… son compte. Facile. Le personnage du meunier qui nous intéresse non plus d’ailleurs car il a perdu sa place dans le référentiel collectif. Il n’est pas le seul. Les acteurs préférés de Bladé et de ses pourvoyeurs sont le métayer, le maître et seigneur, le bourgeois, sans autre précision sur l’origine de son aisance, et le curé très souvent. On ne dira rien du diable, des hommes cornus qui vivent dans les rochers de Cardès, de l’homme vert… Ce ne sont pas des métiers, quoiqu’il y faille un certain savoir-faire.
Mais les métiers d’autrefois ? Charron et forgeron font partie du décor. Ils manient le feu, toujours prestigieux, et leur ouvrage est évidemment essentiel à la vie rustique. Cuisinier et cuisinière également. D’ailleurs, nous dirons plutôt que la cuisine elle-même tient une place importante, ses odeurs, ses tentations, nous sommes en Gascogne mordiu ! Notaire et médecin, eux, sont plutôt considérés comme d’aimables escrocs monnayant cher l’un son autorité déléguée, l’autre sa science encore douteuse.
NOTRE MOULIN QUOTIDIEN
Quant à la meunerie, venons-y, le bâtiment, le métier ou l’homme apparaissent à plusieurs reprises dans le cours de ces Contes populaires de Gascogne. Parfois par un détail : « …l’Oisillon Noir s’alla percher tout en haut d’un moulin à vent ». Ou bien pour signifier la richesse absolue : «… assez d’or et d’argent pour acheter un beau moulin sur la rivière du Gers, et un château, avec un bois et sept métairies ». Plus poétique, et musical : «… au moulin dont le tric-trac fait riou chiou chiou ». Un moulin rapportant au quotidien des auditeurs du conteur enfin, dans La pâte qui chante, "...riches et pauvres n’avaient pas de pain à manger. Il fallait aller faire moudre si loin, que ceux qui partaient se perdaient en chemin". Nous ne concevons plus aujourd’hui l’effort que nos anciens devaient fournir pour assurer chaque jour leur subsistance.
Plus profond et intéressant pour situer l’importance du meunier dans la société ancestrale, Bladé rapporte deux contes où notre personnage est central : "Les Esprits" et "L’évêque et le meunier". Le premier meunier est celui du moulin d’Aurenque, commune de Castelnau-d’Arbieu, sur le Gers entre Lectoure et Fleurance. Le second celui de La Hillère, au nord de la commune de Lectoure, aux pieds du Castéra-Lectourois.
En quoi ces récits sont-ils remarquables ? Dans les deux cas, le conteur choisit le meunier plutôt qu’un autre métier, parce que le personnage est habituellement doté des qualités spécifiques qui seront essentielles à l’intention du conte et qui lui sont attribuées sans hésitation par l'auditoire.
UN ARTISAN TOUT À SON AFFAIRE
Le meunier d’Aurenque voit sa mécanique brutalement endommagée. Il ne fait ni une, ni deux et décide, nuitamment, d’aller quérir un charpentier réputé. Priorité au travail. Voilà bien un trait de caractère constant et profond certainement dans cette profession. Là où d’autres attendraient le lever du soleil. Car depuis l’antiquité, au fin fond du pays, sans électricité peut-on se l’imaginer ? tout s’arrête à la tombée du jour, sauf… Sauf toutes sortes de choses surnaturelles. Or la meunerie est la première activité industrielle où l’inactivité n’est plus admise et où le temps est compté. Oui mais voilà, le nez sur son métier, ou sur son revenu, le meunier n'écoute plus son environnement naturel et méconnait les dangers qui courent la campagne. Par exemple celui de rencontrer les Mauvais Esprits. Vous aurez remarqué les majuscules. Parti chercher son mécanicien, en pleine nuit, épuisé, le meunier d’Aurenque s’endormira sur son cheval et se perdra dans la grande forêt jusqu’à ce qu’il soit immobilisé, pris dans les ronces, les arbres couchés et les branches mortes. Le meunier comprit alors qu’il était tombé dans une assemblée de Mauvais Esprits, qui prennent toutes sortes de formes. Il tira sur la bride, n’éperonna plus sa bête, et attendit le jour en priant Dieu. Les Mauvais Esprits évanouis, le meunier sera recueilli et soigné par une dame charitable, qui ira même jusqu’à faire avertir le charpentier pour moulins… Car la chute nous y ramène, malgré tout le travail n’attend pas. Le monde moderne est en route.
UNE FORTE TÊTE
Le meunier de La Hillère lui, est capable de tenir tête à l’évêque de Lectoure. Cela ne nous parle plus aujourd’hui, mais il y a un ou deux siècles, c’était exceptionnel. Voire osé. Dans une société soumise dans le moindre détail aux instructions de l’Eglise et supportant les difficultés quotidiennes avec pour seul secours l’espoir de l’avènement d’un monde meilleur, l’évêque est l’autorité suprême, fors le roi. Et encore, car il côtoie Dieu ! La connaissance, l’esprit, l’autorité lui sont sans conteste reconnus. Mais avec cela, il est parfois injuste. C’est ainsi que dans ce conte, l’évêque de Lectoure en veut au pauvre curé du Castéra-Lectourois. Risquant la déchéance et mal armé pour répondre à la provocation de son supérieur, le curé ira chercher soutien auprès du meunier son ami.
L'indispensable métier farinier dans la société, sa richesse supposée, sa capacité à dialoguer avec les puissants, font du meunier, ici toutefois resté proche et solidaire des petites gens, un recours. Qui relèvera, à la place du pauvre curé, le défi de l’évêque. Au point d’oser enfourcher son mulet, nu comme un ver, le meunier pas le mulet, à peine recouvert d’un filet de pêche et de se rendre ainsi accoutré, à Lectoure, à dix kilomètres de là, passant les murailles de la citadelle, remontant la grand’ rue, jusqu’au pied de la célèbre cathédrale. On imagine la joie de l’auditoire à l’évocation de cette chevauchée drolatique. Il nous faudrait un Pertuzé pour illustrer la scène.
Tu reviendras ici, mais ni à pied, ni à cheval.
Tu ne seras ni nu, ni vêtu.
Tu me diras ce que je pense.
Tu me diras combien pèse la lune.
Le meunier remporte haut la main, la joute oratoire qui aura sans doute donné lieu à maintes redites dans le public et au quotidien, comme une joyeuse rengaine.
Par son audace, notre artisan se hisse au niveau de l’élite. Il est une sorte de contre-pouvoir, dans un monde sous contrôle. Les contes rapportés par Bladé témoignent donc à la fois, des archaïsmes de l’ancien régime et du milieu rural, mais surtout de la capacité de dérision du petit peuple, qui s’exprime à n’en pas douter par l’entremise des conteurs, comme une bonne thérapie, en attendant mieux. Les moulins activant leur mécanique à la frontière de deux mondes : celui de nos aïeux qui disparaît et la bourrasque des temps modernes qui se lève et emportera tout ensemble, conteur et meunier.
Alinéas
PS. L'évèque et le meunier existe sous d’autres formes dans d’autres régions mais il ne nous a pas été donné de le retrouver. Il est rapporté par certains étymologistes, que la joute oratoire y met en présence les deux mêmes adversaires et de surcroît cette fois, le roi. Le meunier y a toujours le beau rôle et l’évêque sera ridiculisé devant le roi. Cette version pourrait être à l’origine de l’expression « Devenir d’évêque meunier », aujourd’hui inusitée et dont le sens reste controversé. Pierre-Marie Quitard. Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la langue française.
ILLUSTRATIONS
Gustave Doré qui mit en images avec génie Jean de La Fontaine, Charles Perrault et le Don Quichotte de Cervantes, est contemporain de Bladé. Nos illustrations, tombées dans le domaine public et elles-mêmes trésor de notre patrimoine national, sont donc à peine détournées.
Les deux contes :