"Voyage dans le midi de la France", Stendhal.

Publié le 11 Mars 2025

Bien que son trajet dans le Sud-Ouest soit resté à distance de notre ville, en 2018 nous avions évoqué, parmi d'autres, Stendhal "tourist", un terme anglais qu'il a contribué à introduire dans la langue française Comment peut-on être Lectourois ?

Désagréablement impressionné par l'agressivité gratuite du célèbre écrivain à l'encontre du Gascon, nous n'avions pas su repérer à ce moment-là la mention de Lectoure qui nous sert habituellement de prétexte à chroniquer. Un lecteur attentif a pointé notre défaut. Il faut dire que le lecteur en question a acquis une grande expérience de la correction de copie...

Alors, en guise de pensum, nous avons relu un peu plus attentivement nos classiques. Stendhal deuxième.

 

LE TOURISTE ATRABILAIRE*

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 * [Atrabilaire] : qui a un caractère désagréable, aigre, irritable. Larousse.

 

AURAIS aimé aimer Stendhal. Il est parmi les premiers romanciers français, amoureux de l'Italie (comment ne le serait-on pas ?...), galant jusqu'à la maladresse, et à ce titre peut-être attachant, plein d'humour caustique et de verve, égocentrique mais lucide quant à ses propres contradictions, dandy, esthète... un génie foisonnant, une figure du passage de l'Empire à la République, un cas devenu lui-même sujet romanesque que les exégètes n'en finissent pas d'étudier. 

Mais pourquoi a t-il fallu qu'il dépeigne notre Gascogne sur ce ton désagréable? Et c'est peu dire.

Stendhal effectue le Voyage dans le midi de la France en 1838. Le Rouge et le noir a paru huit ans auparavant seulement. Né Henri Beyle en 1783, il lui avait donc fallu attendre 47 ans pour connaître le succès. Jusque-là il avait occupé des fonctions dans l'armée et l'administration, sous Napoléon puis à la Restauration, en particulier de représentation consulaire en Italie ce qui lui avait permis de parcourir ce pays confortablement en tout sens, dont il fit son idéal fantasmé.

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Naples vue du Pausilippe

Sous de nombreux pseudonymes, avant le dernier, Stendhal, que la postérité littéraire a retenu, il publie tout d'abord des essais sur la peinture, la musique, l'histoire et la littérature. Destinés à un public limité et sans grand succès sauf d'estime. Animé d'une grande ambition et d'un profond besoin de reconnaissance, malgré un libéralisme de façade il fréquente les salons de la haute société. Afin de mieux gagner sa vie il collabore à la presse d'opinion en plein développement, en France et en Angleterre. En 1817, il publie un premier récit de voyage, Rome, Naples et Florence, sorte de guide touristique où il décrit ce qu'il voit, fait ses recommandations, indique quelques bonnes adresses et ses coups de cœur, et où il livre abondamment ses commentaires sur ses rencontres, sur les administrations, la douane, les élites, bourgeoise et aristocrate, sur les gens d'église, les aubergistes, sur le petit peuple, où il brode des anecdotes d'intérêt inégal, enfin où il étale ses états d'âme. Au bout du compte, cela donne plutôt un journal intime qu'une publication grand public. Et c'est ce qui en fait l'intérêt aujourd’hui, car nous y découvrons une époque. Sans fard car Stendhal est cultivé certainement, fin observateur et drôle souvent, mais réaliste surtout. Incisif, il n'hésite pas à pourfendre tant le tyran, le gêneur que le benêt. Peu lui importe de s'entendre avec ses interlocuteurs, de composer avec ses compagnons ou de modérer l'expression de son avis pour ne pas rebuter le candidat au voyage. Il y a là l'une des constantes de l’œuvre stendhalienne qui prétend à la vérité, la sienne bien sûr, et dénonce l'hypocrisie qu'il considère être la marque de l'époque. De cette façon il ne se fera pas que des amis et il provoquera lui-même le report de la reconnaissance de son génie longtemps après sa disparition. Et que dire de sa vision de notre Gascogne dans Voyage dans le midi de la France (1838), qui n'offre pas à ses yeux, pour modérer ses piques, le charme du pays de Raphaël et de Rossini ?

Arrivé à Bordeaux, le touriste s'extasie tout d'abord en parcourant " sans contredit, la plus belle ville de France ". Et avant même les lieux, devant la beauté de la bordelaise: " Comme en Italie, les femmes ont, sans le vouloir, ce beau sérieux dont il serait si doux de les faire sortir". "Ici les filles du peuple ont la tête coiffée d'un mouchoir. Les formes annoncent évidemment des métis provenant de la race ibère, mêlée à la race gaël ". Ce point d'intérêt touristique, que nous qualifierons d'ethno-sentimental pour lui concéder un alibi culturel, est récurrent dans les voyages stendhaliens, impromptu entre des considérations artistiques ou politiques, ici entre l'architecture des Allées de Tourny et la mémoire de Montaigne ou Montesquieu.

 

LECTOURE, PETITE VILLE PAUVRE

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Passage obligé, le voyageur croquera le milieu bordelais du négoce de vin. Fasciné par la réussite financière du commerçant arrivé type, ayant débuté simple commis, issu de l'arrière-pays comme lui-même monté de Grenoble à Paris, complexe socio-hexagonal beylien également récurrent tout au long de son œuvre, Stendhal, acide, moque les travers prosaïques de cette catégorie sociale. Dédain dogmatique du commerce. Et c'est là que Lectoure apparaît fugacement.

" À 45 ans, deux partis se présentaient au négociant de Bordeaux, déjà à la tête d’une fortune de 4 à 500 mille francs : continuer à vivre avec sa maîtresse, à laquelle il était attaché par les liens de l’habitude, ou lui offrir dix mille francs avec lesquels elle trouvait un honnête époux dans son pays ou dans quelque petite ville pauvre des environs de Bordeaux, telle que Tulle, Cahors, Figeac, Lectoure, Albi ".

Qu'est-ce qui a pu conduire Stendhal à intégrer notre petite bourgade dans cette liste de villes relativement plus importantes ? Comment en a t-il su l'existence même ? On sait qu'il avait fréquemment recours aux services des filles de petite vertu. Aurait-il connu une Lectouroise ? Aurait-il composé cette liste au gré de ses faiblesses ? Il n'en tenait pas le registre comme le faisait Victor Hugo méthodiquement et nous ne saurons rien.

stendhal - alfred de musset - georges sand
Stendhal dansant de façon grotesque devant une servante d'auberge. Croquis A. de Musset.

 

Une piste plus honorable peut-être ? Plus alambiquée aussi mais les arcanes de l'inspiration romanesque ne le sont-elles pas toujours ? Employé du Ministère de la guerre sous le 1er Empire, Stendhal connait les figures de l'armée napoléonienne. Aurait-il puisé son inspiration dans la vie privée mouvementée et largement commentée du Lectourois Lannes, maréchal d'Empire, qui épousa en premières noces la frivole Polette Méric ? Polette est fille de banquier perpignanais et non pas la maîtresse d'un commerçant mais Stendhal a pu mémoriser le nom de Lectoure et y associer le cliché du mariage arrangé entre fortunes citadine et rurale ? Signalons au passage, et sans rapport, son opinion à l'emporte-pièce dans les Promenades dans Rome : " La bravoure tient probablement à la vanité et au plaisir de faire parler de soi : combien ne voit-on pas de maréchaux de France sortis de la Gascogne ! ". Les travers attribués typiquement au Gascon depuis le règne d'Henri IV ont la vie dure.

 

MARRONNIERS, TAUROBOLES ET CIEL BLEU

Cependant Stendhal n'est pas passé à Lectoure durant son périple dans le midi comme on peut encore l'entendre dire parfois. Il a d'ailleurs mieux valu car, à la recherche frénétique du beau et du style, il eut sans doute été déçu, du moins par la modeste dimension de notre ville. Et dans ce cas-là il exécute d'un trait les édiles, les bourgeois et le peuple dans une même caricature. " Quel dommage que les échevins de Bordeaux, fidèles à l’imbécillité qu’emporte ce titre, n’aient pas planté aux Quinconces des platanes au lieu de tristes ormeaux. Quel trait de génie de planter ces Quinconces en marronniers ! Ils seraient en fleurs, aujourd’hui le 19 mars ". Les marronniers n'étaient pas plantés à Lectoure à cette date, qui eussent pu lui faire admirer le génie lectourois. En outre, le génie c'est lui.

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Par contre, à l'époque scellée dans les piliers de la Maison commune, notre actuelle salle polyvalente, la belle collection d'autels tauroboliques des Lactorates ne voyait pas passer beaucoup de touristes alors que lui-même s'est arrêté longuement deux ans plus tôt devant l'unique pierre sacrificielle conservée par le musée de Lyon. " Autour de cette cour spacieuse, dont les paons occupent le centre, règne un portique commode. C’est là qu’on voit l’autel et la célèbre inscription du Taurobole, qui, je le crains, n’intéressera pas le lecteur autant que moi. Le taurobole était un des mystères les plus singuliers du culte païen. Comme vous savez, une religion, pour avoir des succès durables, doit avant tout chasser l’ennui ; [...] ce bel autel sur lequel on lit la curieuse inscription relative à un taurobole, [...] Cette cérémonie doit être d’une origine bien ancienne ; elle respire, ce me semble, cette énergie féroce qui convient à la religion des peuples jeunes encore ; le taurobole était une expiation, une sorte de baptême de sang, que l’on renouvelait tous les vingt ans " ( in Mémoires d'un touriste ). Suivent la description détaillée des motifs cultuels sculptés et la dédicace à la Grande mère des dieux pour qu'elle accorde la santé à l'empereur Antonin le pieux. 

Nos vingt autels tauroboliques eussent provoqué à Stendhal son fameux syndrome...

On entend parfois dire également que Stendhal aurait louangé le ciel de Lomagne, dont Lectoure se targue d'être la capitale, en le comparant à celui de Toscane. Décidément, on ne prête qu'aux riches. Erreur. Suivons-le. En fait, depuis Bordeaux il emprunte le bateau à vapeur sur la Garonne jusqu'à Agen. " Les compagnons de navigation sont tout-à-fait gascons et, pis encore, vulgaires et parlent d’eux et de leurs exploits en adressant la parole au cuisinier d’un air terrible ". 

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Puis : " Figurez-vous le plaisir de disputer un coin de coussin à des Gascons sentant l’ail ".  Avant l'invention des seconde et troisième classes par les sociétés de chemins de fer, que Stendhal n'aime pas et emprunte le moins possible, et par les compagnies maritimes et fluviales qu'il affecte au contraire, on peut concevoir que la promiscuité lui fut parfois difficile à vivre et ait pu gâcher le plaisir du voyage. C'est toujours vrai aujourd'hui mais le "vivre ensemble" de rigueur ne nous permet pas de trop l'exprimer publiquement. Passons et venons-en plutôt à la voute céleste. Monté dans la diligence en direction de Toulouse " la vue de Moissac à cinq heures du matin [qui] m’a fait un vif plaisir. Je me serais cru dans ma chère Lombardie. Beauté du ciel, douceur de l’air et surtout maisons bâties en briques avec des corniches élégantes ". Point de Toscane donc. Pas plus de Lomagne, que Stendhal contournera pour rejoindre Toulouse. Rendons donc à Moissac en Quercy, notre voisine d'outre fleuve, le ciel lombard que nous partageons toutefois à vol d'oiseau et l'argument touristique accordé gracieusement par le célèbre écrivain.

Quelques jours plus tard, Stendhal visitera Auch. " Vitraux à couleurs vives. C’est la beauté suprême pour le paysan qui achète dans les foires les estampes coloriées et pour les savants chez lesquels la vanité anéantit le sentiment du beau ". Le compliment porte sur les très réputés aujourd'hui vitraux d'Arnaud de Moles ! Sans se douter, car à l'époque l'archéologie ne l'a pas encore découvert, que l'architecture et la statuaire antiques qu'il estime au-dessus de tout étaient à l'origine recouvertes de couleurs chatoyantes. Et le " savant " vise sans doute le guide de la cathédrale. Stendhal dénigre souvent cette catégorie professionnelle exposée régulièrement à son regard critique au gré de ses visites.

Poursuivant son périple en Béarn, dans le Pays Basque, en Languedoc et en Provence, Stendhal décochera ainsi aux édiles, aux commerçants, aux bourgeois et au petit peuple du midi de la France ses flèches atrabilaires. Et, ce n'est pas une consolation, toutes les régions de France et d'Europe qu'il visitera y auront droit. Ceci uniquement pour se faire valoir lui-même.

 

MIROIR, OH MON MIROIR

" Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l'homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d'être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l'inspecteur des routes qui laisse l'eau croupir et le bourbier se former ". Cette formule célèbre extraite de Le Rouge et le Noir et qui inaugure le roman réaliste a fait se triturer les méninges de générations de candidats au bac de français. Mais l'homme qui porte le miroir dans sa hotte, entendez Stendhal lui-même, lui qui ponctuait ses récits d'expressions en anglais, aurait pu avouer au passage qu'il raffole se représenter abondamment sur cette scène, en façon de selfie littéraire.

Peu d’écrivains se prêtent à l’exploration analytique aussi complaisamment qu’Henri Beyle, qui n’a cessé de parler de lui dans ses livres et de s’étaler sous les yeux du public*. Les deux héros iconiques de Stendhal, Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir et Fabrice del Dongo dans La Chartreuse de Parme sont les reflets romanesques de l'auteur, la grâce en sus. Leur ambition, leur immoralité, leur inconséquence et enfin le romantisme qui les sauvent à nos yeux sont les traits de caractère de Stendhal, du moins leur tentation, dont il s'auto-absout, puisque c'est la liberté et le privilège de l'auteur.

Le voyage dans le midi de la France a été édité à titre posthume. On peut concéder à sa mémoire que Stendhal aurait peut-être gommé certaines outrances s'il avait procédé lui-même à la publication. Mais ce n'est pas certain au vu des ouvrages parus de son vivant. " On n'est pas impunément soi-même. On n'a pas sans risque trop d'esprit " dit-il. Immodeste en outre.

 

stendhal auch gers occitanie

Ce n'est ni l'objet ni la compétence de notre chronique de reprendre la psychanalyse d'Henri Beyle. La photographie de ce deuxième tiers de 19ième siècle est intéressante et le style évidemment talentueux. La lecture ou la relecture de l’œuvre reste un exercice profitable sinon un plaisir. Son périple dans le Midi aurait toutefois gagné s'il avait un tant soit peu modéré l'irascibilité dont il semble au contraire s'évertuer à ponctuer chaque étape. Mais ceci participe de son " égotisme ", notion qu'il a inventée et théorisée pour son propre usage, justifiant la mise en scène romanesque de son caractère intime. Que les lecteurs que nous sommes ont à prendre ou à laisser.

                                                             Alinéas

 

* Ernest Seillière in L’Egotisme pathologique chez Stendhal. Revue des deux mondes 1906.

 

ILLUSTRATIONS

- Portrait de Stendhal. Pierre-Joseph DEDREUX-DORCY 1839. Crédit Ville de Grenoble / Musée de Grenoble - J.L. Lacroix.

Naples, vue du Pausilippe. Louise-Joséphine SARAZIN DE BELMONT - 1842. Musée des Augustins Toulouse.

- Le commerce de Bordeaux vers 1830. La France illustrée. V.-A. Malte-Brun - 1870.

- Stendhal dansant de façon grotesque devant une servante d'auberge. Le croquis est d'Alfred de Musset. L'anecdote est racontée par Georges Sand. "Nous soupâmes avec quelques autres voyageurs de choix, dans une mauvaise auberge de village, le pilote du bateau à vapeur n’osant franchir le pont Saint-Esprit avant le jour. Il (Stendhal) fut là d’une gaîté folle, se grisa raisonnablement, et, dansant autour de la table avec ses grosses bottes fourrées, devint quelque peu grotesque et pas du tout joli".

Lors de la rencontre étonnante de ces trois auteurs, Stendhal fit une peinture détestable de l'Italie, vers laquelle ils se dirigeaient. Un exemple caractéristique de son esprit tortueux  qui ne croyait pas un mot de ce qu'il disait alors qu'il idéalisait cette destination, uniquement pour troubler son interlocutrice. Sans succès d'ailleurs.

https://www.canal-math.com/george-sand-descend-le-rhone-en-1833/

- Autels tauroboliques de Lectoure. Wikipédia. Photo Jean-Claude Pertuzé-Morburre.

- Premier voyage en train. Honoré Daumier. Série Les beaux jours de la vie 1843-1846.

- Illustration du Journal de voyage de Bordeaux à Valence, Editions de la chronique des lettres françaises, Paris 1927.

DOCUMENTATION

Stendhal a été maintes fois réédité et commenté. De nombreux exégètes ont étudié l’œuvre et le personnage. Nous nous limiterons à conseiller l'ouvrage d'un de ces spécialistes qui touche précisément au touriste : 

Stendhal et "le grand art de voyager". Philippe Berthier. Ed. Honoré Champion 2021.

Enfin, Le voyage dans le midi est accessible en ligne : https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Stendhal_-_Voyage_dans_le_midi_de_la_France,_1930.djvu

 

Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Littérature

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F
Merci pour cette belle page d'érudition littéraire partagée et de commentaires ajustés et souriants, sans sous-estimer le labeur qu'elle représente. Au plaisir d'en découvrir d'autres.
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