Le réseau hydraulique des petits moulins gascons
Publié le 13 Avril 2018
La France est parcourue par un fantastique réseau de 525 000 kilomètres de cours d’eau, fleuves, rivières et torrents. Soit plus de 13 fois le tour de la planète ! On estime qu’à l’apogée de l’industrie meunière, plus de 100 000 moulins exploitaient la force motrice de cette gigantesque réserve d’énergie. Soit 800 à 1200 par département. Le record de concentration est attribué à la Bonnette, une rivière affluente de l’Aveyron, du côté de Caylus en Quercy, où ont été installés jusqu’à 32 moulins sur 26 kilomètres ! La documentation ne nous dit pas si celui qui a arpenté le réseau hydraulique national pour dresser ce tableau a pris en compte les ruisseaux secondaires parmi lesquels ceux de Lectoure qui nous intéressent au premier chef, les Balines, Bournaca, Foissin. Sur le dernier par exemple, nous recensons 4 moulins sur 3,7 kilomètres. La capitale de la vicomté de Lomagne, devenue place forte de la maison d’Armagnac, évêché de surcroît, avec ses 5 000 habitants à nourrir au Moyen Âge, exigeait une dizaine de meules meunières à portée de remparts, et aussi des moulins à huile, des foulons à tissu… A cette époque, la zone industrielle, c’est ici, au bord du Saint Jourdain.
Mais si le moulin est réputé pour avoir libéré l’homme (et la femme, oui bien sûr !) de tâches lourdes et répétitives, son installation a nécessité un effort à la mesure des éléments. Car le relief est par nature pentu, les berges sont gorgées d’eau et mouvantes, la végétation exubérante.
Nous avons déjà posé comme base [ici] l’intérêt de disposer, à proximité du projet de construction, de la matière première, de la bonne pierre et du bois de charpente, dont la bâtisse sera gourmande.
L’eau, quant à elle, serait une évidence ? Et la meule une affaire qui tournera ensuite toute seule, par la magie de l’hydraulique ? Que nenni. L’énergie restituée n’est jamais gratuite. La tâche sera immense.
Sur un cours d’eau important, comme un fleuve ou une rivière, l’adduction d’eau sera obtenue par la construction d’un barrage ou d’un canal d’amenée, d’un bief, un ouvrage sur lequel le moulin accrochera ses fondations et s’avancera prudemment, en saillie. Ici, l’art de l’ingénieur consistera à diviser le flux généreusement offert par la nature pour le dimensionner à la capacité du bâtiment projeté qu’il faut en outre protéger, par un enchaînement de dérivations, d’écluses et de déversoirs.
Mais sur les timides petits ruisseaux adjacents, il en va différemment. Particulièrement en Gascogne où la pluviométrie est très irrégulière. Ici le problème du moulin ne sera pas le trop-plein d’eau mais au contraire sa rareté et donc sa collecte et sa concentration. Le système féodal, par recherche d’autarcie, a conduit à la multiplication de moulins de taille réduite. Une fois le bâtiment posé là, au cœur du domaine agricole, le travail consistera à aller chercher la ressource, parfois très loin. L’effort sera dans ce domaine infini et admirable. Il faudra successivement faciliter le surgissement de l’eau, la conduire, la stocker, l’élever au niveau requis, la lâcher avec mesure et précision, enfin l’évacuer. Amener de l’eau à un moulin. À la Mouline de Belin par exemple.
Pendant cinq siècles, par tout temps, ce bonhomme besogneux, trempé dans ses misérables chausses, moine ou serf à l'origine, puis au fil des siècles, pauvre journalier, tenancier honorant sa corvée, ou garçon meunier enfin, pour assurer une circulation de l’eau, rapide, régulière, sans perte, devra curer inlassablement les fossés et les canaux, défricher les berges, relever les talus, rebâtir les murs de soutènement. Un travail de fourmi, exténuant, toujours à recommencer. Le père-abbé, le seigneur, le maître-meunier y veillent certes, mais avec eux et pour eux, des générations de travailleurs obscurs ont assuré l’approvisionnement du moulin en eau. Sans cela, on le constate aujourd’hui, après quelques années d’abandon, les lieux se couvrent de taillis, les abords deviennent marécageux, les retenues et les canaux disparaissent sous les sédiments déposés par les crues. Ici plus qu’ailleurs la nature libérée reprend ses droits.
Tout d’abord, voyons d’où vient notre eau. La Mouline de Belin n’est pas arrivée sur ce minuscule petit ruisseau et précisément à cet endroit sans raison. Cinq sources relativement abondantes et régulières alimentent le cours d’eau. Le plan que voici est parlant.
A l’origine, il est probable que ces sources devaient appartenir au même domaine. S’il s’agit des Templiers, ce que nous croyons, la règle de Saint Benoît précisait que le monastère devait être construit de manière à ce que l’eau, le moulin, le jardin soient dans l’enceinte pour que les moines ne soient pas forcés de se répandre à l’extérieur, ce qui ne convient nullement à leur âme… (ut non sit necessitas monachis vagandi foris, quia omnino non expedit animabus eorum).
Pour que l’eau sourde le plus librement possible, l’endroit est dégagé, les arbres écartés et la pente soigneusement tracée et entretenue. Progressivement, les sources seront bâties, couvertes et deviendront les fontaines que les lectourois connaissent, certaine, Saint Michel en l’occurrence, étant considérée encore aujourd’hui offrir une eau salutaire, ce qui devait laisser le meunier de marbre. Lorsque le domaine sera démembré, autour du 15ième siècle, la perte de la maîtrise des sources sera sans doute l’une des causes de la désaffectation du moulin.
Sur le cours d’eau, aux endroits où le terrain est en surplomb et risque de glisser par l’effet des crues, des murs de soutènement particulièrement forts seront dressés : fondations profondes, moellons de très grosse dimension, drains… Un travail titanesque réalisé à mains nues par des équipes de manœuvres sous la direction de maîtres bâtisseurs. Ce que l’on appelle aujourd’hui en travaux publics des « ouvrages cyclopéens », qui seraient à présent réalisés sans peine ou presque, à coups de pelles mécaniques, de bulldozers et de camions-toupie béton.
L’entretien des fossés d’écoulement depuis les sources et du lit du ruisseau lui-même sera prioritaire. Au vu de la longueur du réseau, on peut estimer que deux ouvriers sont affectés en permanence à cette tâche sisyphéenne. Houe, panier et serpette à la main.
Il faudra également lutter contre l’érosion. A titre d’illustration, au 16ième siècle, lorsque l'église et la noblesse cèderont l’exploitation des moulins à des artisans, meuniers de métier, les contrats de location feront obligation aux preneurs de remonter le limon, à chaque printemps, de l’aval vers l’amont, l'unité de mesure étant la charrette (!), à la fois pour maintenir le niveau des terres autour du site et pour ne pas gêner le fonctionnement des moulins situés en contrebas car de nombreux procès de voisinage sont intentés.
Enfin autour du moulin. Puisque le débit naturel du ruisseau ne permet pas à lui seul de faire tourner la meule, en profitant de la disposition naturelle du terrain, il faudra aménager une retenue (encore un joli chantier !) qui emmagasinera le potentiel suffisant pour actionner le mécanisme meunier pendant… un certain temps. Quelques sacs seulement de céréales passeront entre les deux pierres. Et puis on s’arrêtera en attendant que la réserve d’eau se reconstitue. Foin des 3X8 heures ! Encore une explication à l’obsolescence de ces petits moulins au bénéfice des « usines » installées sur le Gers et capables de tourner sans discontinuer, au rythme du défilé des mulets du pays.
La retenue est implantée au niveau nécessaire pour donner la puissance voulue ; ce sont des calculs savants que maîtrisent parfaitement les ingénieurs des congrégations monastiques. S'il y a surplus d’eau affluant dans la retenue en cas de crue, celle-ci sera évacuée dans le lit du ruisseau par un déversoir, contournant ainsi le moulin. L’eau nécessaire au mécanisme sera conduite dans un puits disposé devant l'arche d'entrée du flux dans le moulin.
Dans ce puits est installé un conduit, le canon à eau, qui projettera le flux puissant sur la roue en bois, appelée rouet, elle-même reliée à la meule, mais ceci sera une autre histoire*.
Après avoir fait tourner le rouet, l’eau ressort du moulin par une arche dite de défuite et regagne le ruisseau en contrebas.
A la Mouline de Belin, moulin défensif [voir ici], une douve passe au pied de la porte d’accès équipée d’une passerelle, escamotable en cas de danger. Le moulin est donc entièrement entouré d’eau. Comme elle n’est pas très abondante, en cas d’attaque les écluses du déversoir et de la douve seront grandes ouvertes et la base de la bâtisse sera ainsi entièrement inondée. On espère que les assaillants se laisseront impressionner par ce dispositif. En tout cas cela donnera le temps de sonner l’alerte et d’attendre de l’aide de la citadelle voisine.
On le voit donc bien, un travail considérable incombe au maître des lieux et à ses servants pour « amener de l’eau à son moulin ». Aujourd’hui, en français, cette expression commune signifie, de façon imagée, que l’on apporte un argument à quelqu’un dans un dialogue, à l’occasion d’une controverse, au cours d’un exposé, pour étayer une thèse. Les dictionnaires assurent évidemment que cela remonte à ce temps que nous décrivons où l’eau qui parvenait au moulin représentait un « avantage » pour le meunier. Certes, mais à présent que nous avons fait ce rapide tour des moyens considérables à mettre en œuvre, il nous apparaît que l’origine de l’expression est plus complexe et plus signifiante. Le moulin nécessite en amont un gros travail, une conjugaison d’efforts et d’énergie. On pourrait dire également que les petites sources font les gros ruisseaux et faire remarquer que l’on amène souvent de l’eau au moulin d’un interlocuteur par un argument de dernière minute, que l’on présente comme un apport déterminant. Au bon endroit, au bon moment.
Alors, actionnant la trappe qui commande le canon à eau, le maître-meunier libère le flux rugissant et met en branle la lourde et bruyante mécanique de ses meules. Les eaux rassemblées patiemment en amont s’engouffrent dans la gueule du moulin, sombre et gourmande, grande ouverte comme celle de Gargantua naissant tout habillé du ventre de sa mère et réclamant « A boire, donnez-moi à boire ! ».
ALINEAS
* Effectivement, dans le midi de la France, la quasi-totalité des moulins hydrauliques sont équipés de rouets disposés à plat, à l'intérieur du bâtiment et non pas d’aubes, verticales et extérieures comme on pourrait le croire parce que les illustrateurs ont trouvé plus explicite de les représenter ainsi. Nous y reviendrons.
ILLUSTRATIONS:
- Ci-dessus, la "gueule" du moulin de Gô dans la Mayenne. Bel exemple d'une rénovation par une association de passionnés. http://www.moulindego.com/
- Photos et schémas: M. Salanié
La cascade de la photo-titre est celle de la mouline de Roque, en aval de la mouline de Belin.
- Vue satellitaire du moulin de Roques à Astaffort (47): Google Maps
- Plan des 5 sources sur la base d'un plan Google Maps
- Mois de janvier du calendrier du Rustican, 1306. Pietro de Crescenzi. On a supposé qu'il s'agissait d'une représentation d'extraction de l'argile. Mais il peut aussi s'agir de l'entretien des berges du ruisseau. Et Alinéas veut y voir évidemment Lectoure en fond de décor.
DOCUMENTATION:
Pour les amateurs de vulgarisation technique illustrée, un magnifique ouvrage: Du moulin à l'usine textile, David Macaulay, Bibliothèque de l'école des loisirs, 1977.
En particulier, voir ici l'illustration de la technique de creusement du bief:
https://leconschoses.blogspot.fr/2013/12/du-moulin-eau-lusine-textile-david.html