Jeanne Alleman, alias Jean Balde, romancière bordelaise. Un drame lectourois.

Publié le 23 Août 2018

LES ENFANTS DE LA GUILLOTINE

 

Au-dessus de la fraîche vallée du Gers, sur son acropole de rochers roux, couleur d’eau-de-vie et d’argile cuite, le repaire des comtes d’Armagnac se dresse comme une citadelle paysanne.

Au sortir de la gare, c’est une impression délicieuse de verdure, d’air vif et de lointains bleus. Une route en lacets monte vers la ville, et aussi un raidillon, bordé par un filet d’eau sautant sur des cailloux plats. Qui a vu Lectoure, un matin de mai, dans sa ceinture d’arbres en fleurs, ne peut oublier cette vision d’une Gascogne cuirassée de pierres féodales, cependant toute riante et printanière. La vie rustique recouvre l’histoire. Les potagers en terrasse s’étagent au midi, au pied de la forteresse. Sur les remparts, jaillissant par touffes, les giroflées jaunes et les mufliers alternent avec des fleurs de muraille, d’un rose fraise. Et toutes ces glycines, tous ces lilas de petite ville, font de l’ancienne capitale de la Lomagne un énorme bouquet ronronnant d’abeilles.

Du haut de cette étroite terrasse, la cathédrale, épaisse et rustaude, dans sa rousse robe de pierre, règne sur un pays arcadien, aux bas-fonds feuillus, où des pistes d’argile serpentant sous les noisetiers et les chênes conduisent à des maisons isolées.

 

C’est sans doute une des plus belles pages écrites sur notre petite ville. Si l'on n’y arrive plus en micheline, si la gare est devenue l’étal d’un brocanteur et si le caractère champêtre y est altéré évidemment, on reconnaît bien les lieux. Les giroflées, les pierres féodales et les pistes d’argile sont toujours là. Tous ceux qui aiment se promener au petit jour sur les remparts, dans quelque venelle ou sur un chemin au creux du vallon de Foissin, éprouvent la même sensation de calme, de beauté et de temps qui dure.

L’auteure, Jeanne Alleman (1885-1938), est venue plusieurs fois à Lectoure. En pèlerinage, car elle est la nièce de notre célèbre natif, collecteur de contes de Gascogne, Jean-François Bladé dont elle s’inspirera pour choisir son pseudonyme, masculinisé ou peut-être anglicisé : Jean Balde.

Jeanne Alleman donnera des conférences, à l'étranger et en France, à Lectoure en particulier.

 

Son œuvre, toujours appréciée par un cercle d'érudits, eut une certaine audience de son vivant et fut honorée par plusieurs récompenses, dont le grand prix du roman de l’Académie française pour Reine d’Arbieux en 1928. L’ensemble de ses écrits a pour cadre la Gascogne. Avec Bordeaux comme point d’ancrage, du Périgord à la Bigorre, d’Arcachon à Lectoure, les paysages et les caractères qu’elle dépeint avec finesse confèrent un certain réalisme à ses récits qui prennent ainsi aujourd’hui, outre la belle écriture, une valeur historique. Amie de François Mauriac et de Francis Jammes, deux grands esprits gascons, Jeanne Alleman, que l'on a qualifiée de Colette girondine, est à présent plutôt considérée pour le caractère régionaliste de sa production, mais il serait coupable de l’y réduire. Car elle traite avec originalité et profondeur de sujets éternels, la famille, les femmes de caractère, le souvenir, l’influence des lieux, de la maison, de la terre, la tradition, les ruptures…

Et Lectoure donc.

Sauf les quelques jolies lignes reproduites en introduction, nous ne dirons pas d’avantage des images de notre ville qu’elle projette en filigrane dans le livre de souvenirs consacré à son oncle, Un d’Artagnan de plume - Jean-François Bladé (1930), car il faudra bien que ce Carnet d’alinéas, à son tour, fasse la place qui lui revient à ce passeur de tradition orale qui savait aussi écrire. Réservons-nous donc.

En 1936, Jean Balde publie, sous une même couverture, trois nouvelles : Le pylône et la maison, La brochure rouge et La porte dérobée, cette dernière ayant pour scène Lectoure, mieux encore, Lectoure et la vallée de Saint-Jourdain.

Il s’agit d’une histoire d’amour dramatique, une sorte de Roméo et Juliette, en 1802 et à Lectoure. Lui, Dominique Riscle, est colonel. Son père, régicide, a acquis comme bien national un hôtel particulier dans la grand’ rue, un château et ses dépendances, terres, fermes et… le moulin dont on ne dira pas s’il est de Roques, aux Ruisseaux ou de Belin. Elle, Brigitte de Montestruc, est la fille d’un noble lectourois, parti à la guillotine dans le même tombereau que les poètes Roucher et Chénier, tout un symbole.

Moderne d'esprit et piqué de littérature, il restait féodal de tempérament, chicanier avec son évêque, strict avec ses gens, capable de réciter à chacun de ses fermiers en particulier, - il en avait une vingtaine, sur cinq paroisses, - le nombre exact de ce qui lui était dû en dindons, canards, chapons et douzaines d’œufs.

Le baron de Montestruc était précisément l’ancien propriétaire de l'hôtel particulier où le bel et fier officier de la Grande Armée, le nouveau seigneur des lieux, vient soigner une blessure de guerre. Là se forme le nœud de la tragédie.

Le temps a passé, le Consulat a ramené le calme en France. Les jeunes gens veulent vivre, la rencontre eut pu être heureuse, mais…

Pierre Banel, général, lectourois, mort sur le champ de bataille à Casserio ( Italie ) à 29 ans, peut figurer le personnage de Dominique.

 

Les instants intimes où Dominique et Brigitte se déclarent nous conduisent dans le vallon de Saint-Jourdain. Le pont, les prés, un sentier descendant de la ville en lacets. " On disait même qu’ils se retrouvaient, sur l’autre versant du vallon, dans des éboulis des roches sauvages ". On reconnaît le décor romantique du chaos de Cardès, au pied des falaises de Bacqué.  Une histoire d’amour banale si ce n’étaient les origines ennemies des deux amants. Sous le regard bienveillant de la bonne Catherine, servante fidèle des Montestruc et à présent des Riscle, ange gardien de l’héroïne depuis la sinistre sentence du tribunal révolutionnaire. Le nouveau curé de Lectoure, lui aussi, fêté par la population lectouroise par la grâce du Concordat signé entre Napoléon Bonaparte, Premier Consul, et le Pape Pie VII, l’archiprêtre Astaffort - l'auteure s’amuse à donner à ses protagonistes des noms de lieux d'alentour - favorise l’idylle qui réconcilie l’ancien et le nouveau monde.

Mais la plaie ouverte sous la terreur était trop profonde.

L’hôtel particulier a été rénové par les Riscle. Une porte dérobée y a été ouverte en pratiquant une découpe dans une précieuse tapisserie des Gobelins, vandalisant la scène antique du triomphe d’Alexandre le Grand. Dans le décor de son enfance, le jour du mariage, dans le grand salon, comme Brigitte entrait, de son pas de reine, la petite porte s’ouvrit brusquement. Il semblait qu’elle avait été poussée par une main brutale. La jeune épousée s’arrêta, le regard fixe. Ses pupilles s’élargissaient. Cette tête coupée !... Cet homme debout, le col tranché !... Elle jeta un cri aigu et s’effondra, évanouie, sur le parquet.

"L'entrée d'Alexandre à Babylone", l'une des pièces de tapisserie de l'Histoire d'Alexandre le Grand tissée aux Gobelins sur modèles de Charles Le Brun.

 

Brigitte devenue folle, l'avenir du couple est anéanti et l’on entrevoit  la fin tragique du soldat reparti sur les champs de bataille napoléoniens. L’abbé dira en guise de morale définitive, suggérant la fin d'un Eden: " Une fois répandu dans le monde, le mal engendre infatigablement des malheurs nouveaux ".

Jeanne Alleman ne cache pas ses sentiments antirévolutionnaires.           " C’était le temps où les chapelles se transformaient en granges et en écuries ". Attachée aux traditions, « vieille France », pieuse, esthète, elle sera liée au mouvement du catholicisme social, le Sillon qui tenta au début du 20ième siècle, lui aussi, de réconcilier deux mondes.

On peut ici regretter que Jean Balde ait consacré trop peu de lignes à la vie de Lectoure et de sa campagne car elle excelle, à sa façon, dans cet exercice et c’eut été une pierre apportée à l’édifice de la mémoire des lieux. Imaginons que les amoureux aient participé aux vendanges à Vaucluse ou Clavette. Le tableau est extrait de La vigne et la maison (1922).

Tout ce monde coupe, mange et rit, s’enveloppe les jours de brouillard dans de vieux tricots, se régale le matin de raisins glacés et vide des cruches de piquette dans le soleil. Les vapeurs rouges du couchant éclairent le retour des lourdes charrettes. Une odeur de moût qui fermente s’échappe des cuves. Leur gouffre est plein d’un sourd grondement ; et dans le sang échauffé par le vin nouveau, la vie aussi tressaille plus forte, les mouvements de joie et d’humeur s’y succèdent par sautes brusques, du rire, des chants, puis des querelles qui éclatent en une minute.

François Mauriac écrivait très justement: " Pas plus qu'on ne peut séparer une plante de sa motte, il ne faut détacher les personnages de Jean Balde des pays où ils mènent leur vie passionnée."

On eut aimé encore en savoir plus sur le moulin bien sûr, et sur le petit pont où Jean Balde fait se rencontrer les deux amoureux. Elle évoque les chemins pavés de grosses pierres plates qui descendent entre des jardins en terrasses.

 

Mais un décor trop exubérant et l’intermède joyeux des travaux des champs lorsque la récolte est bonne eussent fardé le drame.

Le style de cette nouvelle, incisif, presque abrupt, les caractères, l'enchaînement des scènes, laissent penser que Jean Balde a initialement, voulu écrire une pièce de théâtre, genre qu'elle a d'ailleurs pratiqué.

Il faut faire abstraction du manichéisme d'une oeuvre qui nous paraît, aujourd'hui, romantique. Le thème de la nouvelle de Jean Balde a réellement été d’actualité, sur le plan politique et social, et particulièrement à Lectoure. Dans le secret des grandes maisons alignées côte à côte, de la cathédrale au château, où se sont succédé deux aristocraties, les vieilles familles lomagnoles et gasconnes qui avaient fait de la citadelle un écrin rustique puis la noblesse d’Empire née des exploits des généraux dont la ville bourgeoise s’enorgueillit encore d'avoir été une pépinière, la Révolution a certainement généré des traumatismes et des antagonismes profonds.

Nous n’avons pas essayé de rechercher si des faits réels et des personnages ayant existé ont pu inspirer Jean Balde. Sa connaissance de l’histoire de Lectoure et son imagination suffisaient pour tracer les contours de la fiction. Nous savons que Bernard Descamps, Conventionnel, député du Gers et Lectourois, a voté la mort de Louis XVI, mais nous ne trouvons aucune ressemblance avec Antoine Riscle, l’homme ayant commis la faute originelle du drame de La porte dérobée, tel que le portraiture l’auteure.

Au bord du ruisseau, tout est comme avant. La cascade du moulin murmure éternellement sa chanson légère, agitant les chandeliers mauves de la salicaire et le velours argenté de la menthe suave.

                                                                     ALINEAS

 

Le 21/09

Addendum. A propos de personnages réels ayant inspiré Jean Balde.

 

Jean-Claude Pertuzé, illustrateur réputé que nous vous recommandons en lien ci-contre, lectourois et fin connaisseur de l'Histoire de sa ville (et au delà) a lu La porte dérobée très, très attentivement et il a trouvé ceci:

Dans cette nouvelle, " Benjamin, le deuxième fils du baron de Montestruc, est passé en Espagne, de là aux Antilles, puis aux États-Unis. Il gagne sa vie grâce à son coup de pinceau : c’est exactement le parcours de Gustave de Galard (1779-1841), fils de Joseph de Galard, guillotiné en 1793, de L’Isle-Bouzon, [auteur du portrait du Général Subervie, exposé dans la salle des Illustres de l'Hôtel de Ville].
Je ne sais pas si Gustave de Galard s’est déguisé en fille pour passer en Espagne. Ce serait intéressant de savoir.
Les autres personnages : la tante Victoire fait penser à Marie de Lacaze, la grand-mère de Bladé, qui cachait des prêtres réfractaires. Et le père Riscle est un mélange de Dartigoeyte, originaire des Landes, et de Lantrac, médecin, les plus farouches révolutionnaires du Gers".
 
Dans Gustave de Galard, sa vie, son oeuvre, de Gustave Labat (Gallica) on apprend effectivement ceci :

 

 
Merci beaucoup à Pertuzé pour ce complément qui donne encore plus d'intérêt à l’œuvre de Jeanne Alleman. Une œuvre romantique évidemment mais impliquée dans les questions du temps. Car lorsqu'elle écrit, la révolution a à peine un peu plus de 100 ans. Un peu comme un roman d'aujourd'hui qui évoque, la bataille de Verdun, la période coloniale ou la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Romantique ?

 

 

SOURCES:

- Le pylône et la maison, La brochure rouge et La porte dérobée n'a pas été réédité et ne se trouve donc qu'en bibliothèques, chez les bouquinistes et sur internet.

- Trois ouvrages de Jean Balde ont été réédités et sont disponibles chez L'Horizon chimérique à Bordeaux:

  • La maison au bord du fleuve,  1990.
  • Le goéland, 1992.
  • La vigne et la maison, 1993.

 

- Une anthologie choisie et présentée par Denise Gellini, Ed. Le Jardin d'Essai 2011, Visages du Sud-Ouest dans l’œuvre de Jean Balde, offre de larges extraits des ouvrages de la romancière bordelaise. On y trouve un extrait de l'essai sur Jean-François Bladé, dont le passage que nous avons reproduit, mais La porte dérobée qui intéresserait les lecteurs lectourois ne fait pas partie des œuvres choisies.

Madame Gellini est intervenue à Lectoure en 2012 dans le cadre d'une réunion de la Société Archéologique et Historique du Gers pour présenter son ouvrage et évoquer le souvenir de Jean-François Bladé.

ILLUSTRATIONS:

Jean Balde conférencière : Photo Sud-Ouest.

Tapisserie : Manufacture des Gobelins.

Photos : Michel Salanié dont

  • portrait de Pierre Banel par Justin Maristou (1866), dans la Salle des Illustres de l'Hôtel de ville de Lectoure
  • carte postale "Promenade au bord du ruisseau", collection personnelle.

 

Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Littérature

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