Publié le 24 Mars 2020

UN TYPE

LES PIEDS

BIEN SUR TERRE

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e meunier est un personnage de premier plan en littérature. "Etait" devrais-je dire, et préciser, dans la littérature d'avant la première guerre mondiale, miroir d’une époque où l’homme, sa mécanique et sa farine occupaient une position essentielle dans le paysage et la vie quotidienne de toutes les couches sociales, noble, bourgeoise et populaire, citadines et rurales.  Il est, au sens théâtral du terme, le type même de l'artisan industrieux, présentant les caractéristiques habituellement attribuées aux membres de la corporation. Il y a là matière à de nombreux alinéas. Commençons par notre littérature, gasconne, ancestrale, orale et populaire, oui tout à la fois.  Le travail de collecte et de transcription des « Contes populaires de la Gascogne » par le lectourois Jean-François Bladé est réputé dans le monde entier.  Bladé n’est pas un moraliste à la façon de Charles Perrault ou de Jean de La Fontaine. Plutôt un régionaliste. S’il y a du fantastique dans certains de ces contes, les personnages sont en général bien ancrés dans le terroir, et souvent très vrais. Chez Bladé non plus, les moulins ne plaisantent pas avec les Don Quichotte. Son meunier n’est pas un meunier de fantaisie. L’indécision brocardée par La Fontaine dans Le meunier, son fils et l’âne n’a pas sa place dans la salle des meules des moulins du pays lectourois. Quant au Chat botté de Perrault, il a beau tenir sa ruse de son expérience de chat du moulin, il ne sert qu’à marier le fils du meunier avec la fille du roi. La réputation de la profession n’y a rien gagné.

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Le genre littéraire est évidemment passé de mode, remisé au rang des antiquités, soumis à la puissance des médias modernes et à la révolution des esprits, petits et grands. Seuls quelques nostalgiques ayant connu la première moitié du 20ième siècle où la flamme n’était pas définitivement éteinte, aiment à se rappeler les veillées familiales, lorsque la voix grave et la verve d’un ancien pouvaient donner au récit cent fois entendu un intérêt renouvelé. Et bien sûr, Bladé n’est pas oublié des défenseurs de la langue gasconne, dont il est honoré comme l’un des illustres auteurs. Nostalgiques et défenseurs de notre patrimoine donc, pour combien de temps encore ?

Mise à part cette résistance, honorable mais très locale, la littérature populaire gasconne et Bladé en particulier font, en France et à l’étranger, l’objet d’études savantes menées par des spécialistes, sociologues, ethnologues, historiens, qui y recherchent certains les liens culturels entre les pays et les peuples, d’autres les aspects du folklore régional ou d’autres encore, les spécificités de la technique narrative de nos ancêtres. Ceux-ci étant praticiens d’une science qui porte le nom de « narratologie » ! Je n’en dirai pas plus. Je ne me moque pas. Bien au contraire, je trouve cette tâche tout-à-fait louable mais un peu pointue pour ma chronique.

Enfin, il y a bien un renouveau du genre en tant qu’expression artistique et littéraire, mais il est probable que Bladé n’y retrouverait pas… son compte. Facile. Le personnage du meunier qui nous intéresse non plus d’ailleurs car il a perdu sa place dans le référentiel collectif. Il n’est pas le seul. Les acteurs préférés de Bladé et de ses pourvoyeurs sont le métayer, le maître et seigneur, le bourgeois, sans autre précision sur l’origine de son aisance, et le curé très souvent. On ne dira rien du diable, des hommes cornus qui vivent dans les rochers de Cardès, de l’homme vert… Ce ne sont pas des métiers, quoiqu’il y faille un certain savoir-faire.

Mais les métiers d’autrefois ? Charron et forgeron font partie du décor. Ils manient le feu, toujours prestigieux, et leur ouvrage est évidemment essentiel à la vie rustique. Cuisinier et cuisinière également. D’ailleurs, nous dirons plutôt que la cuisine  elle-même tient une place importante, ses odeurs, ses tentations, nous sommes en Gascogne mordiu ! Notaire et médecin, eux, sont plutôt considérés comme d’aimables escrocs monnayant cher l’un son autorité déléguée, l’autre sa science encore douteuse.

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NOTRE MOULIN QUOTIDIEN

Quant à la meunerie, venons-y, le bâtiment, le métier ou l’homme apparaissent à plusieurs reprises dans le cours de ces Contes populaires de Gascogne. Parfois par un détail : « …l’Oisillon Noir s’alla percher tout en haut d’un moulin à vent ». Ou bien pour signifier la richesse absolue : «… assez d’or et d’argent pour acheter un beau moulin sur la rivière  du Gers, et un château, avec un bois et sept métairies ». Plus poétique, et musical : «… au moulin dont le tric-trac fait riou chiou chiou ». Un moulin rapportant au quotidien des auditeurs du conteur enfin, dans La pâte qui chante,  "...riches et pauvres n’avaient pas de pain à manger. Il fallait aller faire moudre si loin, que ceux qui partaient se perdaient en chemin". Nous ne concevons plus aujourd’hui l’effort que nos anciens devaient fournir pour assurer chaque jour leur subsistance.

Plus profond et intéressant pour situer l’importance du meunier dans la société ancestrale, Bladé rapporte deux contes où notre personnage est central : "Les Esprits" et "L’évêque et le meunier". Le premier meunier est celui du moulin d’Aurenque, commune de Castelnau-d’Arbieu, sur le Gers entre Lectoure et Fleurance. Le second celui de La Hillère, au nord de la commune de Lectoure, aux pieds du Castéra-Lectourois.

En quoi ces récits sont-ils remarquables ? Dans les deux cas, le conteur choisit le meunier plutôt qu’un autre métier, parce que le personnage est habituellement doté des qualités spécifiques qui seront essentielles à l’intention du conte et qui lui sont attribuées sans hésitation par l'auditoire.

 

UN ARTISAN TOUT À SON AFFAIRE

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Le meunier d’Aurenque voit sa mécanique brutalement endommagée. Il ne fait ni une, ni deux et décide, nuitamment, d’aller quérir un charpentier réputé. Priorité au travail. Voilà bien un trait de caractère constant et profond certainement dans cette profession. Là où d’autres attendraient le lever du soleil. Car depuis l’antiquité, au fin fond du pays, sans électricité peut-on se l’imaginer ? tout s’arrête à la tombée du jour, sauf…  Sauf toutes sortes de choses surnaturelles. Or la meunerie est la première activité industrielle où l’inactivité n’est plus admise et où le temps est compté.  Oui mais voilà, le nez sur son métier, ou sur son revenu, le meunier n'écoute plus son environnement naturel et méconnait les dangers qui courent la campagne. Par exemple celui de rencontrer les Mauvais Esprits.  Vous aurez remarqué les majuscules. Parti chercher son mécanicien, en pleine nuit, épuisé, le meunier d’Aurenque s’endormira sur son cheval et se perdra dans la grande forêt jusqu’à ce qu’il soit immobilisé, pris dans les ronces, les arbres couchés et les branches mortes. Le meunier comprit alors qu’il était tombé dans une assemblée de Mauvais Esprits, qui prennent toutes sortes de formes. Il tira sur la bride, n’éperonna plus sa bête, et attendit le jour en priant Dieu. Les Mauvais Esprits évanouis, le meunier sera recueilli et soigné par une dame charitable, qui ira même jusqu’à faire avertir le charpentier pour moulins… Car la chute nous y ramène, malgré tout le travail n’attend pas. Le monde moderne est en route.

 

UNE FORTE TÊTE

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Le meunier de La Hillère lui, est capable de tenir tête à l’évêque de Lectoure. Cela ne nous parle plus aujourd’hui, mais il y a un ou deux siècles, c’était exceptionnel. Voire osé. Dans une société soumise dans le moindre détail aux instructions de l’Eglise et supportant les difficultés quotidiennes avec pour seul secours l’espoir de l’avènement d’un monde meilleur, l’évêque est l’autorité suprême, fors le roi. Et encore, car il côtoie Dieu ! La connaissance, l’esprit, l’autorité lui sont sans conteste reconnus. Mais avec cela, il est parfois injuste. C’est ainsi que dans ce conte, l’évêque de Lectoure en veut au pauvre curé du Castéra-Lectourois. Risquant la déchéance et mal armé pour répondre à la provocation de son supérieur, le curé ira chercher soutien auprès du meunier son ami.

L'indispensable métier farinier dans la société, sa richesse supposée, sa capacité à dialoguer avec les puissants, font du meunier, ici toutefois resté proche et solidaire des petites gens, un recours. Qui relèvera, à la place du pauvre curé, le défi de l’évêque. Au point d’oser enfourcher son mulet, nu comme un ver, le meunier pas le mulet, à peine recouvert d’un filet de pêche et de se rendre ainsi accoutré, à Lectoure, à dix kilomètres de là, passant les murailles de la citadelle, remontant la grand’ rue, jusqu’au pied de la célèbre cathédrale. On imagine la joie de l’auditoire à l’évocation de cette chevauchée drolatique. Il nous faudrait un Pertuzé pour illustrer la scène.

 

Tu reviendras ici, mais ni à pied, ni à cheval.

Tu ne seras ni nu, ni vêtu.

Tu me diras ce que je pense.

Tu me diras combien pèse la lune.

 

Le meunier remporte haut la main, la joute oratoire qui aura sans doute donné lieu à maintes redites dans le public et au quotidien, comme une joyeuse rengaine.

Par son audace, notre artisan se hisse au niveau de l’élite. Il est une sorte de contre-pouvoir, dans un monde sous contrôle. Les contes rapportés par Bladé témoignent donc à la fois, des archaïsmes de l’ancien régime et du milieu rural, mais surtout de la capacité de dérision du petit peuple, qui s’exprime à n’en pas douter par l’entremise des conteurs, comme une bonne thérapie, en attendant mieux. Les moulins activant leur mécanique à la frontière de deux mondes : celui de nos aïeux qui disparaît et la bourrasque des temps modernes qui se lève et emportera tout ensemble, conteur et meunier.

 

Alinéas

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PS. L'évèque et le meunier existe sous d’autres formes dans d’autres régions mais il ne nous a pas été donné de le retrouver. Il est rapporté par certains étymologistes, que la joute oratoire y met en présence  les deux mêmes adversaires et de surcroît cette fois, le roi. Le meunier y a toujours le beau rôle et l’évêque sera ridiculisé devant le roi. Cette version pourrait être à l’origine de l’expression « Devenir d’évêque meunier », aujourd’hui inusitée et dont le sens reste controversé. Pierre-Marie Quitard. Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la langue française.

 

ILLUSTRATIONS

Gustave Doré qui mit en images avec génie Jean de La Fontaine, Charles Perrault et le Don Quichotte de Cervantes, est contemporain de Bladé. Nos illustrations, tombées dans le domaine public et elles-mêmes trésor de notre patrimoine national, sont donc à peine détournées.

 

Pour connaître Jean-François Bladé, de sa naissance à Lectoure jusqu'à sa notoriété, suivre ce lien vers Wikipédia:

 

Les deux contes :

 

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Rédigé par ALINEAS

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Publié le 11 Mars 2020

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Le Grand Turc,

le curé de Saint-Esprit

et la Révolution française.

Dans l'élan de la victoire de Saladin sur les croisés, l'impérialisme ottoman, exalté par le fanatisme religieux, allait menacer la chrétienté. Mehmed II prenait Constantinople en 1453, abattant l'empire byzantin, jusque-là rempart de l'Occident, et donnait ainsi une capitale à l'Islam, qualifié dès lors de "Grand Turc", et ce n'était pas une formule de théâtre. L'expansion musulmane durerait encore plus d'un siècle, jusqu'à la victoire des marines alliées sur Soliman le magnifique, à Lépante (1571), précédée quelques années plus tôt par l'héroïque résistance des Hospitaliers lors du siège de Malte (1565).

Après la perte du dernier bastion de Saint-Jean d'Acre en 1291, les Hospitaliers s'étaient réfugiés d'abord à Rhodes, puis à Malte (1522), d'où l'évolution du nom de l'Ordre, enfin à Rome (1831) d'où ils poursuivent, encore aujourd'hui, leur mission humanitaire.

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Le châtelet du palais des Grands maîtres à Rhodes

 

LECTOURE, LE 16 MAI 1313. Par décision du pape Clément V, oncle du Vicomte de Lomagne et d'Auvilar*, l'Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem prend possession du domaine des templiers déchus.

L'histoire des Etats latins et des croisades, abondamment romancée, conduit souvent à confondre Templiers et Hospitaliers dans une seule et même imagerie, héroïque et terrible, de la chevalerie médiévale aventurée en Orient. Or les deux ordres diffèrent fondamentalement. Les Templiers étaient essentiellement des nobles faits moines-chevaliers, de nombreux champenois à l'origine, soldats de métier, voués à la protection des pèlerins en route vers Jérusalem et de fait, à la conquête de la Terre sainte. A l'inverse, les Hospitaliers eux, à l'origine, sont des frères soignants. Des chevaliers les rejoindront pour répondre aux nécessités de la lutte permanente contre les musulmans, pour la protection des hospices où s'exerçait leur fonction fondatrice. C'est dans les années 1070, avant même les Croisades, que des marchands et des moines d'Amalfi (un port au sud de Naples) fondèrent avec l'accord même du calife Al-Mustansir un "hospital" en Terre Sainte. Ce terme générique comprend aussi bien l'hôpital tel qu'on l'entend mais aussi la maison d'hôtes, l'auberge et l'hospice. Certes les deux ordres de moines-chevaliers ont combattu côte à côte, mais avec des vues et des méthodes divergentes, sans doute en raison précisément de leur différence originelle, allant parfois même jusqu'à s'opposer. Les historiens décelant ici quelque cause des batailles perdues qui, mises bout-à-bout, conduiront à l'échec de l'Occident croisé.

Après leur défaite en Palestine, les Hospitaliers avaient bien besoin de prendre possession du domaine templier qui leur était transféré par le pape gascon. Car leur mission en Orient et en Méditerranée se poursuivait et générait d'énormes besoins financiers. Philippe le Bel faisait payer cher sa restitution du patrimoine templier à la papauté, mais finalement le nombre de commanderies de l'Ordre passait d'environ 60 à 120, qui verseraient chaque année une responsion, c'est à dire une contribution au budget général, chacune en fonction de sa taille et de ses bénéfices. Le domaine de Lectoure sera rattaché à la commanderie de La Cavalerie, près d'Ayguetinte et de Castéra-Verduzan. La commanderie est un hôpital ou un domaine de rapport et parfois les deux. Le grand hôpital de Jérusalem pouvait recevoir dit-on, jusqu'à 1000 malades. Quelques hôpitaux de l'Ordre en Occident ont eu une grande capacité d’accueil, de plusieurs dizaines de lits, mais le grand nombre de petits hospices disséminés loin des villes, dans le lectourois par exemple, Gimbrède et Arbrin, près de La Romieu, sur le chemin de Saint-Jacques, n'offraient que quelques lits. Une bénédiction cependant dans ces temps de misère.

L'Ordre deviendra aussi puissant que le Temple avant sa chute, à la différence qu'il saura s'adapter, se rendre incontournable et attirer à lui les fils de la noblesse d'Europe en mal d'horizons.

GASCOGNE, MAI 1597. A peine âgé de 11 ans, Jean-Bertrand de Luppé quitte le château familial du Garrané (actuelle commune de Seissan dans le sud du Gers) pour servir dans l'ordre de Malte.

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Le Grand maître et le jeune page, par Le Caravage

Admis page au Chapitre provincial de Toulouse, il rejoindra Malte en 1600 et y reviendra quatre fois pour des séjours de durées variables. Il servira sur les frégates et les galères de la Religion, le nom donné à la marine de l'Ordre. En effet, la guerre contre les ottomans se déroule sous la forme d'une perpétuelle course poursuite d'un port à l'autre où, tour à tour, les deux adversaires mènent des actions éclair : effet de surprise, canonnade, abordage, pillage et destruction, butin, enlèvement d'esclaves, fuite. Revenu indemne et auréolé de prestige de ces caravanes, Jean-Bertrand de Luppé deviendra Grand prieur de

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Le siège de Malte, d'après Pérez d'Aleccio.

Saint Gilles, l'une des deux divisions, avec Toulouse, de l'Ordre pour la langue de Provence (c'est à dire les langues occitanes, car à l'époque on ne connaît pas les nations). Il fera alors réaliser une série de 14 tableaux racontant le siège de Malte, qu'il n'a pas vécu cependant, reproduction des fresques de Matteo Pérez d'Aleccio (1582) ornant les murs de la salle du Conseil de l'Ordre à La Valette, capitale de Malte. Le château de Lacassagne à Saint-Avit, à proximité de Lectoure, qui n'a pas appartenu à l'Ordre, conserve cet exceptionnel témoignage illustré. Une bande dessinée historique avant l'heure.

Mais à Lectoure, on est bien loin des pirates barbaresques.

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LA MÉTAIRIE DE SAINT-JEAN DE SOMMEVILLE

Le domaine de l'Hôpital à Lectoure nous est relativement bien connu puisque les archives municipales conservent un registre des terres et des bâtiments que l'Ordre gérait, ou sur lesquels il percevait la dîme en 1782. Les biens provenaient de l'héritage templier complété au fil des générations par les donations charitables. Les donataires, nobles et riches bourgeois, étaient encouragés à se défaire d'une partie ou de la totalité de leur patrimoine, de leur vivant ou à leur mort, peut-être pour lutter contre le lointain mahométan mais plus prosaïquement pour espérer s'assurer d'une place au paradis. Achetant et vendant alternativement en fonction des opportunités, prélevant sa part des bénéfices des exploitants, percevant ses loyers, l'Ordre gère son domaine en bon père de famille selon la formule juridique, mais en fait moins pour préserver le capital collectif que pour générer les revenus dont on a grand besoin pour mener les deux missions fondamentales, la charité et la guerre.

 

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Emplacement du quartier de l'Ordre à Lectoure - Pour agrandir : clic droit puis [Afficher l'image].

En ville, l'Ordre possède le quartier situé à l’extrémité du promontoire, côté midi, entre la rue Crabère et la rue Constantin devenue depuis Rue Narbonne-Pelet. Les parcelles sont occupées par des locataires bénéficiant d'un bail à long terme, dit emphytéotique.

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Pour agrandir le plan : clic droit et [afficher l'image]

Dans la plaine, le domaine s'organise autour du lieu-dit Saint-Jean de Sommeville**, sur le chemin dit mouliau menant de Lagarde-Fimarcon au moulin de La Mothe. En 1767, frère Léon de Montazet, chevalier, seigneur du Nomdieu en Lot-et-Garonne, nouveau commandeur de La Cavalerie d'Ayguetinte à laquelle le domaine hospitalier de Lectoure est rattaché, et qui procède à une remise en ordre énergique de l'affaire dont il prend les rênes, découvre une métairie délabrée. A la place, il fera bâtir une ferme que l'on peut qualifier de modèle. Les prairies naturelles sont ensemencées en foin. D'importantes plantations de fruitiers sont engagées, figuiers, noyers, poiriers, cerisiers et pruniers, dont la production est destinée à être commercialisée. Une chambre est réservée à un homme d'affaires qui viendra à la fois surveiller les travaux agricoles, prélever la dîme et les revenus directs sur la métairie elle-même comme sur les autres biens redevables, en ville et dans la vallée du Gers. Une organisation agricole et administrative visant au meilleur rapport.

La nouvelle métairie de St Jean de Sommeville

 

LA DÎME, LA PORTION CONGRUE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Seigneur et maître à Malte, battant monnaie, l'Ordre souverain étend son immense domaine sur toute l'Europe. Et y jouit de grands privilèges, ce qui fera dire qu'il est un Etat dans l'Etat. En particulier, l'Hôpital prélève, à son profit, la dîme sur les productions agricoles des occupants de son domaine. Gros manque à gagner donc pour l'évêque du lieu et les curés qui y exercent. Le Temple avait déjà été critiqué sur ce point et avait poussé le clergé séculier du côté de ses accusateurs. Cet avantage se justifiait à l'origine lorsque les moines investissaient et mettaient en culture des domaines isolés, constitués de terres pauvres et difficiles. Lorsque nul vicaire ne venait à eux, il était logique de leur permettre de s'organiser librement, culte, cimetière et finances pour ce faire.

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L'église de Lagarde-Fimarcon, au couchant du domaine hospitalier.

Mais ailleurs, le clergé séculier perdait gros à voir le domaine hospitalier drainer une partie de l'impôt d'église. Il s'agissait de lutter contre l'infidèle et de dispenser la charité certes, mais bien loin de chez nous. Et si parfois l'Eglise avait du mal à percevoir la dîme, les paysans inventant maintes manœuvres pour diminuer l'estimation de la récolte, l'assiette de l'impôt, l'Ordre de son côté, doté d'une solide organisation administrative, contrôlait de près les opérations et devait atteindre un résultat plus conforme. De nombreux procès sont menés pour conduire l'Ordre à réserver tout de même une partie de la dîme au clergé local. C'est ce que l'on désigne par la "portion congrue", que les évêques, les abbayes et l'Hôpital, gros décimateurs, devaient reverser aux curés des paroisses environnantes pour leur permettre de mener une vie digne. Mais l'inflation rognerait bien vite ce petit revenu fixé par décret royal et de "suffisante", au fil du temps la congrue deviendrait "ridicule", ce que l'expression a retenu aujourd'hui. Avant la Révolution, l'Ordre de Malte respectait cette règle à Lectoure et la dîme était partagée avec l'évêque, les curés des paroisses de Saint-Esprit et de Lagarde-Fimarcon, et le prieur de Saint André, une chapelle située sur la route de Nérac, au nord du dîmaire, aujourd'hui disparue.

On sait que le clergé rural a souvent vécu dans des conditions relativement misérables. Les historiens considèrent d'ailleurs qu'il y a là l'une des origines de la Réforme protestante, les prédicateurs calvinistes trouvant écho auprès du peuple mal servi par un clergé indigent aussi bien qu'auprès de la petite noblesse et de la bourgeoisie ouvertes aux idées des Lumières. Cette tare de l'Ancien Régime est une des causes de fond des guerres de religion dont la Gascogne et Lectoure en particulier ont eu à souffrir profondément.

Ayant conservé un fonctionnement féodal, choisi par la jeunesse aristocratique pour acquérir une formation réputée et y espérer une carrière militaire glorieuse, honoré sous les ors de l'Eglise catholique, l'Ordre de Malte ne sera pas épargné par les saccages protestants. Par la Révolution non plus.

Le 4 août 1789, l'Assemblée constituante supprimait les privilèges parmi lesquels la dîme. On considère que Malte perdait radicalement la moitié de son revenu. Mais l'Histoire accélère. Le 30 juillet 1791, les ordres de chevalerie sont dissous et le 19 septembre de la même année leurs biens mis sous séquestres. A Lectoure comme ailleurs, les locataires de l'Ordre et surtout les bourgeois feront l'acquisition des biens nationaux du domaine hospitalier. Les frères ne connaîtront pas collectivement le sort tragique des Templiers en 1314 mais ils disparaîtront également dans la tourmente. Car, s'ils n'appartenaient pas à la noblesse, ils n'étaient pas suspects à priori, mais religieux tout de même... Quant aux frères d'extraction noble, évidemment ils auront doublement raison d'émigrer pour échapper à la guillotine. C'est la fin d'un monde.

 

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Le débarquement de Bonaparte à Malte. Le lectourois Jean Lannes est dans la chaloupe.

En juin 1798, l'armada française en route vers l'Egypte se présente devant le port de La Valette, capitale de Malte. L'île étant considérée comme stratégique pour l'expédition, Bonaparte a reçu du Directoire l'autorisation d'en prendre possession. L'Ordre n'est plus que l'ombre de lui-même et le Grand maître doit capituler sans vraiment combattre. Sur le vaisseau amiral, Bonaparte reçoit la reddition des chevaliers. Il emportera ce qu'il restait du trésor de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem estimé à 3 millions de francs en or et argent, ainsi que 1500 canons, 3500 fusils, 2 frégates, 4 galères... Aux côtés du vainqueur, un général de 29 ans, qui sera bientôt à la tête de la Grande Armée, Jean Lannes, le lectourois.

Et la mission charitable de l'Ordre me direz-vous ?

Pendant près de 500 ans, Lectoure a payé ses loyers et versé la dîme à l'Hôpital, mais n'a pas bénéficié des soins de ses frères soignants. Heureusement d'autres institutions se dévoueront, en particulier l'Ordre du Saint-Esprit, car la ville est d'importance, place forte, évêché, enfin étape majeure sur le chemin jacquaire. Et ici comme ailleurs par ces temps bouleversés, il n'a pas manqué de travail, peste, lèpre, petite vérole, typhus et tant d'autres plaies...

 ALINEAS

(A suivre)

 

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Lien vers le site officiel de l'Ordre de Malte

 

* Retrouver l'histoire des Templiers à Lectoure sur ce carnet :

** Le nom d'Antoine de Sommeville a été relevé à Rhodes par Borel d'Hauterive, Annuaire de la noblesse de France. Il est possible que le nom de la métairie de Lectoure ait été choisi par ce chevalier, un membre de sa famille ou en sa mémoire. Ceci rectifie mon hypothèse d'un nom remontant aux Templiers ( voir ici ), mais sans l'écarter totalement. Sommeville est une commune de Haute-Marne et plusieurs hameaux de ce département, de la Marne, de la Seine-et-Marne et de l'Yonne portent ce nom.

 

SOURCES

- Un bon résumé sur L'Ordre de Saint-Jean - Rhodes - Malte : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_de_Saint-Jean_de_J%C3%A9rusalem

- Les caravanes de Jean-Bertrand de Luppé : https://books.google.fr/books?id=uUEBAAAAQAAJ&pg=RA1-PA77&hl=fr&source=gbs_selected_pages&cad=3#v=onepage&q&f=false

- La salle des chevaliers de Malte du château de Lacassagne :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Ch%C3%A2teau_de_Lacassagne

- La métairie de Saint-Jean de Sommeville, Pierre Féral in Sites et Monuments du Lectourois, collectif

- Un exemple de dispute entre l'Ordre et le bas clergé : https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1959_num_14_4_2876

- La Révolution française, Bonaparte et l'Ordre de Malte : https://fr.wikipedia.org/wiki/Occupation_fran%C3%A7aise_de_Malte

 

ILLUSTRATIONS

- L'entrée de Mehmed II dans Constantinople, par Benjamin Constant (1876), Musée des Augustins de Toulouse.

- Le Palais des Grands Maîtres de Rhodes, Wikipédia.

- Le Grand Maître Alof de Wignacourt, par le Caravage, 1607, Musée du Louvre. Le gascon Jean-Bertrand de Luppé aurait pu poser pour être ce page qui nous regarde si intensément, puisqu'il a 14 ans lorsqu'il arrive à Malte pour la première fois, soit six ans avant l'exécution de ce tableau célèbre. Il y reviendra une deuxième fois en 1606, sous les ordres du Grand Maître Wignacourt, et a donc certainement croisé le grand peintre, mauvais garçon admis dans l'Ordre par la seule grâce de son talent.

- Le siège de Malte (détail), d'après Matteo Pérez d'Aleccio, château de Lacassagne - Saint-Avit.

- Une galère de l'Ordre de Malte, Lorenzo Castro (vers 1680).

- Photo aérienne, IGN.

- Photos du dîmaire de l'Ordre de Malte conservé aux archives municipales de Lectoure, Michel Salanié.

- Plan des dîmaires de l'Ordre : base carte IGN, réal. M. Salanié

- Carte postale de l'église de Lagarde-Fimarcon, collection particulière

- Débarquement de Bonaparte à Malte, illustration Gudin-Motte-Grenier, Greenwich National Maritime Museum.

- Photo action humanitaire, Ordre de Malte.

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Rédigé par ALINEAS

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Publié le 24 Février 2020

 

Je me suis laissé dire que mon rendez-vous printanier était attendu. Pourtant l'hiver n'a pas été trop rude ? N'importe, le cycle est immuable et notre envie de couleur, de parfum et de tendresse est irrépressible. Quelque chose de profond, remontant à nos origines, au jardin d’Éden. Mais je resterai sobre. Ce sera un alinéa mono-fleur. Une fleur qui mérite distinction car elle envahit notre vallée du Gers par milliers.

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ous voulez savoir où se trouve cet endroit magique ? Je vous dis tout. Vous traversez le pont d'ouest en est, vous tournez à droite. Au premier tunnel piétonnier vous passez sous la voie ferrée désaffectée. Et vous y êtes. Suivez la haie de noisetiers, de cornouillers et d'ormeaux encore dénudés, qui festonne la rivière jusqu'au bout de la presqu'île. C'est pas chouette ?

- Quoi ? Je ne vous ai pas dit où se situe le point de départ ? Ben, oui. Faut quand même les gagner ces fleurs.

Et puis pour tout vous avouer, on est tellement bien tous seuls... Vous ne nous en voulez pas ? Tiens, voilà la photo aérienne. Alors là, ça devient trop facile.

 

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Il paraît que dans certains départements, la jonquille est protégée et que sa cueillette est réglementée. Je n'ai pas vérifié dans le Gers. Les champignons dans l'Aveyron, les palourdes à Noirmoutier... Il n'y a plus que les arrêtés d'interdit qui fleurissent. Mais, ici nous restons très raisonnables. Un bouquet pour la maison, un pour notre mamie-des-jardins, et puis surtout sentir, humer, apprécier l'instant à sa juste valeur. Il a raison Chatiliez : le bonheur est dans le pré.

- Profite, lapin !

jonquille narcisse botanique lectoure gascogne gers

 

On l’appelle communément Jonquille parce que sa feuille évoque le jonc. En Gascogne, on dira parfois coucut. C'est sûr, il y a risque de confusion avec la Primevère officinale. D'autant que tout est toxique chez cette charmeuse, fleur, feuille et bulbe. Le bétail le sait qui n'y goûte. Mais franchement : pseudonarcissus ! Quelle idée, qui en manque totalement ? Une vraie fleur de chez nous.

Il faut dire que la famille des Amaryllidacées est riche : 59 genres et 800 espèces ! Je comprends que le botaniste de service soit à court d'imagination pour baptiser tout ce joli monde. Personnellement j'aime bien "Jonquille trompette". Mais alors, des trompettes qui respecteraient le silence des lieux.

Je ne trouble donc plus par l’éclat des trompettes,

Des champs accoutumés aux soupirs des musettes ;

Si je chante aujourd’hui sur ces paisibles bords,

Muses, ne m’inspirez que d’aimables accords.

                                                     Virgile - Les Bucoliques

 

Mais voilà qu'un Myrobolan vient ajouter à mon discours qui folâtre, son grain... de beauté.

jonquille narcisse botanique lectoure gascogne gers

 

Le propriétaire de cette belle gasconne sait-il qu'au pied de sa terrasse distinguée, travaille incognito un jardinier rustique qui ne connaît ni mur d'enceinte, ni allées de gravillon blanc et encore moins sujets exotiques ? Culture de l'authentique.

jonquille narcisse botanique lectoure gascogne gers

 

Nous voici revenus aux pieds de Lectoure, sur le ruisseau de Foissin. Une réintroduction laborieuse de Pseudonarcissus qui commence à porter ses fruits. Oups ! Ses fleurs. Dans quelques décennies, les gamins des écoles viendront galoper dans une mer émeraude constellée de jonquilles, comme des étoiles tombées là puis oscillant au petit vent.

jonquille narcisse botanique lectoure gascogne gers

 

Tiens, une "vraie" Narcisse, en train de s'égoutter. Sans doute échappée d'un godet de jardinerie. A voir si elle saura s'indigéniser à son tour.

jonquille narcisse botanique lectoure gascogne gers

 

jonquille narcisse botanique lectoure gascogne gers

 

jonquille narcisse botanique lectoure gascogne gers

 

                                                             ALINEAS

 

- Vue aérienne : IGN.

- Photos © Michel Salanié

 

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Publié dans #Botanique

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Publié le 4 Février 2020

meunière

 

S'il fallait résumer l'image que l'opinion populaire, pour ce que l'étude documentaire permet d'en connaître, nous renvoie de la meunière à travers les époques, deux adjectifs, pas nécessairement antinomiques d'ailleurs, seraient en concurrence :  "aguicheuse" ou "esseulée". Bien entendu, à vouloir schématiser un phénomène social à ce point, on risque de tomber, dans la caricature très souvent, à coup sûr dans le simplisme. Ce qui est le propre de l'opinion publique. Or, évidemment, il y a autant de meunières que de moulins. Alors, d'où nous vient cette image négative et l'appauvrissement de la réalité qui en découle ? Du meunier bien sûr ! De la caricature dont l'homme lui-même pâtit, de son métier et de son cadre de vie, du moulin finalement autour duquel nous n'en finissons pas de tourner.

Nous avons esquissé le portrait du meunier (voir ici). Mais l'Histoire des moulins ne s'est pas faite sans elle, sans sa compagne, employée aux petites et indispensables tâches de la meunerie, évidemment mère de famille et ménagère dans un environnement difficile voire dangereux, loin de l'image bucolique de l'iconographie du moulin, et enfin, parfois véritable chef d'entreprise.

 

LA MAUVAISE RÉPUTATION

Notre meunier est malaimé. Homme lige du seigneur dans le système féodal, bénéficiant de privilèges mal acceptés par le voisinage, plus tard artisan affairé, supposé riche, le meunier est souvent accusé de resquiller et de ne pas rendre au paysan toute sa farine. Comment pourrait-on épargner la meunière dans ces conditions ?

meunière et galant

 

Accueillant le client, elle sera accusée, par les hommes de vouloir leur masquer la manœuvre malhonnête du meunier dans la pénombre de son atelier, et, si la dame a quelque beauté, par les femmes restées à la ferme, de conter fleurette à leurs bêtas de maris. De là à penser que le moulin est toujours un lieu libertin, il n'y a qu'un pas que les méchantes langues n'hésitent pas à franchir. La forge est au diable, la cuisine au sorcier, le moulin au coquin ; finalement, nos ancêtres voyaient déjà l'industrie d'un mauvais œil.

L'affaire fut officialisée dans l'opinion par l'effet d'un succès théâtral, La partie de chasse d'Henri IV de Charles Collé, où le bon roi - il fallait qu'il fut gascon ! - profite des largesses du meunier Michau, de sa table et du lit conjugal de surcroît. La légende de la meunière légère rejoignait ainsi la réputation du vert galant, pour laquelle les français ont une certaine indulgence.

meunière - vert galant - meunier - libertinage - henri IV

 

Autre cliché ayant la vie dure, il faut rappeler que le meunier n'est pas le bonhomme endormi, enfariné ou écrasé sous la charge que nous serine la chansonnette et les lettres de mon moulin. Il est avant tout un manuel, mi-charpentier, mi-mécanicien. Toujours à l'écoute de sa machine, soignant ses engrenages et son système, pour parer à l'accident qui, s'il n'est pas bien négocié, tournera à la catastrophe. On peut être sûr dans ces conditions, que l'homme est rude, vif et peu amène. Et qu'elle en subit les conséquences. Si elle a du caractère, restant à l'écart de la meule et de son ambiance tendue, la femme du meunier pourra occuper de son côté le rôle valorisant de commerciale (vocabulaire contemporain mais la réalité est bien celle-là) investissant l'espace entre son homme et le client, avec les risques de médisance évoqués ci-dessus. Si elle n'en a pas le goût ou bien qu'on ne l'y autorise pas, elle fera le dos rond et passera pour malheureuse, ce qui pour autant ne suscite pas toujours la compassion, voire pour niaise, et donc facile, aux yeux des deux protagonistes masculins.

 

UN PETIT COIN SI TRANQUILLE

Notre alinéa décrivant le moulin comme un potentiel champ de bataille au Moyen-Âge (voir ici), a déjà usé de ce paradoxe. On comprend bien que l'isolement des moulins qui nous séduit aujourd'hui, mais par beau temps, avec le confort moderne, des voies d'accès et des mesures de sécurité bien pensées, n'a pas été un cadre de vie idéal pour la femme qui, de toutes façons, sera tenue à l'écart de la mécanique, isolée et fragile dans un décor entièrement voué à l'outillage et à la manœuvre, sujette à l'ennui. Ou bien au fantasme des voisins et des étrangers.

Elle n'apparaît pas tout à fait aussi sauvageonne et exposée que la bergère car son homme n'est pas loin. Mais il y a là, a fortiori, pour un galant quelque excitation égrillarde. Les va-et-vient de la belle devant le moulin, l'exécution de ses tâches au bord de l'eau, l'attention qu'elle porte au nouveau venu sont autant d'invites pour le spectateur masculin, du moins peut-il s'en convaincre.

Et lorsque Pagnol, inspiré par l'opéra de Schubert, en fait une romance populaire, La Belle Meunière passe du rang de cliché à celui de mythe culturel.

 

belle meunière - galant - moulin isolé - pagnol - schubert

 

Or, toujours en contradiction totale avec cet imaginaire suggéré, en réalité le lieu est dangereux, humide ou venteux selon les cas, bruyant et encombré. L'expression exacte dit "entrer comme un âne dans un moulin". Âne ou intrus qu'importe : certes son intérieur est à l'étage ou à quelque distance, mais la ménagère voit aller et venir ce monde rustique à toute heure du jour, au mieux échangeant un bonjour-au revoir. Vous parlez d'une compagnie !

meunière légère - galanterie - gaudriole

En fait, le lieu de vie du couple meunier est un fantastique théâtre. D'innombrables chansons, poèmes, romans, peintures choisissent le moulin comme cadre. Le sujet méritera d'être développé mais disons d'ores et déjà que ce phénomène est dû, tout simplement, à la situation du moulin dans le paysage. A l'écart de la ville mais au centre des préoccupations de ses habitants, objet d'attention des riches et des pauvres qui s'y côtoient par nécessité, avec la nature pour arrière-plan, dramatique ou réjouissant ce sera selon, point de passage, observatoire, et surtout espace de vie exposé aux regards, pour moitié à la lumière et moitié à l'ombre, le lieu autorise tous les scénarios. Et si le meunier tient parfois un rôle de premier plan, il est aussi fréquent et réaliste de le laisser s'affairer et bougonner en coulisses, poussant la meunière sur l'avant-scène, lui faisant endosser, pour faire court, le costume typique de la séductrice ou bien celui de la faible femme. 

 

Mais la réalité est beaucoup plus prosaïque, la vie d'un moulin n'est pas une fable, et l'épouse du meunier devra très souvent assumer toutes les responsabilités de l'industrie.

 

LA CHEF D'ENTREPRISE

Car l'imagerie nous dépeint un meunier sûr de lui et bien portant. Mais l'accident de travail est très fréquent. La manipulation des lourds appareillages, la charge répétée des sacs de grain ou de farine, l'eau profonde et torrentueuse, le rhabillage de la meule au marteau boucharde, l'atmosphère empoussiérée, les risques du métier sont nombreux et les accidents souvent graves. Les blessures, la maladie, la mort violente enfin, rôdent autour du moulin. Et le lot de misère qui en est le corollaire.

La femme, embarrassée d'un invalide ou devenue veuve, devra prendre en mains la direction des opérations. Un garçon meunier sera appelé en renfort à la meule. Et parfois accueilli dans l'intimité.

veuve meunière

 

Courageuse, organisée, gestionnaire adroite, celle que l'on pourra alors, cette fois-ci à juste titre, qualifier de "meunière" ne déméritera pas à la tête de l'entreprise. Mais bien sûr, il lui en sera fait par la rumeur, une fois de plus, par ignorance et médisance, reproche et injustice.

 

Oui, le moulin est une scène où s'expriment tous les caractères, exacerbés par l'importance et l'exposition de cette industrie dans la société. Malheureusement, rares sont les œuvres présentant un portrait physique réaliste de la meunière, ouvrière ou chef d'entreprise. Par contre, les représentations folkloriques, romantiques, humoristiques, et celles relevant du registre de la gaudriole, abondent et ne nous aident pas à approcher la réalité et à rendre hommage à ce personnage-clef de l'histoire de la meunerie. Des générations de femmes ont pourtant porté dignement leur fardeau, pour contribuer de plus ou moins près au mouvement laborieux de la meule, et en vivre dignement, tout simplement.

                                                                      ALINEAS

 

jeune meunière - la fille du meunier

 

ILLUSTRATIONS

Photo-titre, montage M. Salanié : Natale Schiavoni et Jeune femme dans un champ, Jules Breton.

La petite meunière, Estampe Epinal, Coll. Musée de Bretagne.

Henri IV chez le meunier Michau, Alexandre Menjaud, Musée du château de Pau.

Affiche de La belle meunière, film de Pagnol, photo Mirkine. Moulin de la Colle sur Loup.

La fille de la meunière a perdu sa jarretière, dessin C. Lestin.

La veuve, photo Robuchon.

La fille du meunier, Théodore Robinson.

 

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Portraits

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Publié le 13 Janvier 2020

" ON SE BOUGE ?"

 

il paraît que pour éponger le surplus des deux réveillons successifs il faut faire un jogging de 60 km... Je ne le sentais pas bien.

Mais je n'ai pas pu refuser cette petite promenade dominicale à mon guide (noonnn, pas Nathalie !), qui m'a en outre concédé d'emporter mon appareil photo. Avec ce temps radieux, je ne l'ai pas regretté.

- Allez, on vous emmène.

Nous avons choisi le PR4. Pour éviter le faubourg, nous avons pris la voiture jusqu'à Malemule. Drôle de nom. Un coin à installer un moulin à vent. Mais, si cette mule fait la bête, on ne va pas y arriver. Bon, nous on s'en moque, ça va plutôt descendre. Pour démarrer en tout cas. Direction le ruisseau de Lesquère. C'est parti pour environ 8 km.

                                                                                               Alinéas

PS. Oupsss ! J'allais oublier. Pour tous les lecteurs de ce carnet, abonnés et surfeurs de passage : Bona Annada !

 

 

Domaine d'Arton - Lectoure - Armagnac - Côteaux de Gascogne

Arton dans ses vignes. Ça me fait penser qu'il faudrait refaire le plein de la cave.

 

Faune - Letoure Gascogne Sangliers

Du côté de Gravette, une compagnie de marcassins à la queue leu leu derrière madame Laie.

- Allez les petits ! On suit ?

Trois minutes plus tard, les mêmes du côté de Lafond ! Vont plus vite que nous, les bougres.

 

Flore Lectoure - Arbre remarquable - chêne

Un chêne remarquable. Fût entre 3 et 4 mètres de circonférence.

Des noix de galle également de dimension exceptionnelle.

 

Gravette - Grave - Lectoure - Pigeonnier

A Gravette ou Grave, l'un des deux, un pigeonnier à la charpente très travaillée.

 

moulin médiéval - Lectoure - Lesquère - ruisseau

Le moulin médiéval de Lesquère qui méritera que nous lui consacrions un prochain alinéa.

 

Aux confins de la Lomagne, sur la Garonne, les cheminées de Golfech. On n'y coupe pas...

 

chateau gascon de Plieux

Vu d'ici, il manque un je-ne-sais-quoi au château de Plieux ? Son fier promontoire pardi !

 

A Marès : la mer.

 

Notre passage suscite l'admiration, je crois.

 

Samatan - Lectoure

Samatan, ancienne propriété de l'Amiral Boué de Lapeyrère. Une "rénovation" dont on préfèrera ne retenir que ce contre-jour....

 

Hustarrau - salle - Lectoure

Salle d'Hustarrau.

 

Sam'suffirait. Du côté de Foissin.

 

Lectoure - Cathédrale

Pas de doute, on devrait arriver bientôt.

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Chemins

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Publié le 17 Décembre 2019

 

On vous a peut-être dit que la terre serait ronde et tournerait sur elle-même ? Bon. En tout cas ça n’a pas été toujours vrai ici, à Lectoure. La preuve, l’histoire que voilà se passe bien avant que la ville ne ressemble à ce que nous connaissons. Pas de promontoire. Ni Vieille-côte, ni Côte-de-Péberet, ni sentier de la Tour-du-bourreau. Pas de château repaire d’Armagnac, pas de clocher cathédral. Puy, pech, serre, motte, peyrusquet... les mots pour nommer le relief n’ont pas encore été inventés.

A cette époque, le pays gascon baignait dans une mer infinie. Le rivage n’en était pas escarpé et l’arrière-pays était recouvert d’une forêt ondoyant mollement.

 

 

Un pêcheur habitait là, pauvrement mais vivant honnêtement du fruit de son travail, comme ses ancêtres avant lui, de toute éternité.

Un jour, comme tous les jours, le pêcheur mit sa barque à l’eau, hissa la voile et partit au large, à la recherche du banc de poissons qui viendrait s'emberlificoter dans son filet. A quelques encablures du rivage, il croisa le voilier d’un vieux pêcheur habitant le village voisin qui s’en revenait bien plus tôt que d’habitude.

- N’y vas pas petit, lui dit le vieux. La mer est vicieuse aujourd’hui. Tu vas tomber dans un trou de vent.

Le trou de vent est la hantise du marin, qui peut rester des heures à attendre pour voir sa voile se gonfler et pouvoir revenir vers la côte. Quand ce n’est pas la tempête qui se lève.

- Et méfie-toi des poissons qui parlent, bougonna-t-il en s’éloignant. Surtout ne leur réponds pas !

Le vieil homme perdait un peu la tête. On avait pris l‘habitude de ne pas écouter ses sornettes. Pensez donc, des poissons qui parlent !

Mais peu de temps après, le vent tomba effectivement. Habitué à ces évènements de mer et aussi pour maîtriser son inquiétude, le pêcheur s’occupa d’abord à rapiécer son filet, à calfater sa barque à l’étoupe de chanvre et à la poix… lorsqu’il aperçut à la surface de l’eau un frétillement. Il s’apprêtait à lancer une ligne lorsqu’il entendit des voix.

Trois gros poissons à visage humain s’approchèrent de la barque. Le premier dit :

- Je suis la Fortune. Vois, mes écailles sont d’or. Chaque jour, l’une d’elle se détache et coule au fond de la mer dans un grand coffre. Le veux-tu ?

Se rappelant le conseil du vieux pêcheur il ne répondit pas.

Le second dit :

- Je suis le Savoir. Je peux concevoir pour toi un bateau et une voile bien plus rapides que tout ce qui existe aujourd’hui dans les ports de ton pays. Le veux-tu ?

Le pêcheur ne répondit pas.

Le troisième poisson avait la voix et l’apparence d’une très belle femme jusqu’au dessous du nombril mais en lieu et place de la taille et des jambes, il était doté d’une nageoire dont il semblait très fier et qu’il exposait au regard du pêcheur, à la surface de la mer.

- Je suis la Beauté. Je peux t’offrir l’amour d’une femme aussi belle que moi mais qui sera constituée, par commodité, comme toutes celles de ta race. Le veux-tu ?

 

Alors, voyant qu’il s’obstinait à ne pas répondre, ceci malgré la tentation, les trois poissons devinrent rouges de fureur et se mirent à nager en cercle, si vite, si vite qu’un grand vide se forma au centre de leur ronde infernale, comme un gigantesque entonnoir embrumé tourbillonnant jusqu'au tréfonds des abysses.

En direction du soleil, voilé par de fantastiques nuages percés d’éclairs, une montagne se dressa où jaillirent des sources chaudes, laissant échapper des fumerolles et des geysers de boue jaunasse. Le tonnerre masquait le grondement des vagues déferlant sur le frêle esquif qui tanguait dangereusement

 

 

Le vent se leva brusquement et des nuées se mirent à tournoyer dans un ciel de fin du monde. Sans perdre de temps, le pêcheur hissa sa voile et prit la direction de la côte.

Derrière lui, au fur et à mesure qu’il grimpait à la crête des vagues et qu'il dévalait dans l'écume, le cratère d’eau formé par le tourbillon sous l’effet de la ronde terrible des trois poissons, laissait apparaître le fond marin, des collines, des rivières et tout un paysage qui deviendrait plus tard celui de notre Gascogne.

Arrivé sur le rivage, le pêcheur abandonna sa barque qui, la mer étant à ce moment-là complètement asséchée, se coucha sur le côté misérablement. On dit qu’elle y est encore aujourd'hui, quelque part sous une couche de sable du côté de la salle de Gère. L'homme prit dans sa masure quelques outils et se réfugia sans attendre son reste, dans les abris des rochers de Cardès.

Pendant ce temps, une rivière dévala de la montagne que l’on n’appelait pas encore Pyrénées et creusa son lit vers le nord. Elle creusa, creusa. Et alors, à ce moment-là, oui je veux bien, à ce moment-là seulement, sous l’effet de tout ce charivari, la terre se mit à tourner de telle façon que la rivière creusa le rocher vers le soleil levant et déposa sur l'autre rive, vers le soleil couchant, les boues et les sables arrachés au sol. Ce qui explique que chez nous, tous les fiers castelnaux, dressés sur de rocailleux plateaux, dominent la rivière qui leur sert de défense naturelle et que, sur l’autre berge, sont étendues des prairies grasses à souhait qui font la vie douce dans ce pays. Enfin, aujourd'hui.

 

 

Car, le soir même de la dernière sortie en mer de notre pauvre pêcheur, un promontoire avait pris la place de son petit village. On y construisit des remparts hérissés de mâchicoulis et de tourelles. Un  sinistre château occupait l'avancée du rocher sorti des entrailles de la terre. Une citadelle était née. Vinrent les civilisations et les temps barbares. Vinrent les bâtisseurs orgueilleux et les pillards, les religions et les hommes de peu de foi.

Pendant quelques temps encore, le pêcheur s'approcha de l’endroit où il avait vu la mer pour la dernière fois. Sous les frondaisons vertes et bleues des peupliers et des saules, devant lui, le soleil dessinait sur l’eau des reflets d’argent, comme un banc de poissons qui frétille à la surface de l’océan.

 

                                                                           ALINEAS

 

PS. Maître es-contes populaires, le lectourois Jean-François Bladé ne retenait pas "les narrations les plus faibles, les plus altérées, [provenant] des demi-lettrés, notamment les instituteurs primaires, qui en savent trop pour rester naïfs, et pas assez pour le redevenir".

Tant pis. Je dédie cette fantaisie carnéiste à Gaspard-Gustave Coriolis (1792-1843), mathématicien français auteur du théorème de mécanique qui porte son nom « Toute particule en mouvement dans l'hémisphère nord est déviée vers sa droite (vers sa gauche dans l'hémisphère sud) », soit l'application de la force axifuge à l'échelle de la planète. Et quand on précise qu'à la surface de la terre, la vitesse est de 800 km/h à l'équateur ! Vous ne vous en doutiez pas à l'instant même, en me lisant... vous penchez dangereusement vers votre droite, en regardant le pôle nord.

C'est fou comme les grands génies ont le don de nous emmener dans des mondes où la poésie retrouve des champs d'expression infinis : Copernic, Darwin, Newton...

Les géographes et géologues situent ici l'extrémité des avancées maritimes à l'Helvétien, c'est-à-dire il y a 15 millions d'années tout de même. Le golfe de Lectoure : ça fait rêver, non ?

Enfin, vous aurez reconnu Pâris, le berger fautif de la guerre de Troie, transformé pour la cause en pêcheur gascon et manquant cette fois-ci de rencontrer la belle Hélène. Aphrodite n'ayant pas su le convaincre. Héra et Athéna non plus d'ailleurs. La guerre n'aura donc pas lieu, pas encore, mais quel chamboulement dans le paysage !

 

PHOTOS :

Orage sur les Pyrénées : Pierre-Paul Feyte que nous remercions chaleureusement et dont vous trouvez les merveilleuses photos ici : http://www-feyte-fr.photodeck.com/

Voilier entre ciel et mer et Château des comtes d'Armagnac : Michel Salanié

 

 

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Rédigé par ALINEAS

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Publié le 2 Décembre 2019

 

 

 

 

n 1429, Jean IV, l'avant-dernier comte d'Armagnac, écrivait à Jeanne d'Arc, pour qu'elle interroge le ciel, avec lequel elle communiquait par voix interposées, afin de dire quel était le vrai successeur de saint Pierre entre trois prétendants, l'un à Rome, le second à Avignon ou bien celui qui nous intéresse dans ce roman de Jean Raspail, un pape sans domicile fixe. "Le comte d'Armagnac est de l'espèce de ceux qui ne chassent pas en meute, qui répugnent à marcher en troupeau, que l'unanimité des foules emplit d'une sorte de dégoût. Que Jeanne veuille l'éclairer". Dans son repaire de Lectoure, le comte dicte à son secrétaire, lequel commet les fautes d'orthographe non comptabilisées à l'époque :

" Ma très chère dame... veuillez supplier à N. S. Jésus Christ que, par sa miséricorde infinite, nous veuille par vous déclarer qui est des trois dessusdiz vray pape...".

Cela peut faire sourire, mais c'est historique. Episode réel et dramatique qui a failli voir l'église catholique sombrer dans le chaos comme un vulgaire parti politique, pour cause de guerre des chefs. Cet échange de courrier sera porté deux ans plus tard au dossier du procès de la Pucelle, car sa réponse à Jean fut dilatoire et les juges de Rouen tenteront d'y trouver quelque hérésie, l'Angleterre et l'évêque Cauchon à sa solde ayant pris le parti de Rome.

La réponse de Jeanne fut celle-ci :

"...quand vous savez que je suy à Paris, envoiez ung message pardevers moy, et je vous feray savoir tout au vray auquel (pape) vous devrez croire et que en aray sceu par le conseil de mon droiturier et souverain seigneur le Roy de tout le monde." Signé Jehanne.

Autrement dit : "Je consulte et on en reparle" !

Décevant quand on pense à l'espoir que l'arrivée de cette frêle jeune fille a fait naître dans le paysage politique français. Car politique et religieux sont confondus. La foi et l'espérance des peuples et des princes du Moyen-Âge est immense. Et le schisme perturbe les esprits à un point que nous ne pouvons pas concevoir aujourd'hui. Elu en conclave, le pape passe à son doigt l'anneau de saint Pierre, pêcheur sur le lac de Tibériade devenu pêcheur d'hommes, d'où le titre du roman. Il est le vicaire du Christ. Il est infaillible. Que signifient ces fondamentaux si trois personnages se disputent le même siège comme des gamins capricieux ?  

Ses ennemis Bourguignons et Anglais nomment Jeanne "l'Armagnacaise", du nom du parti du Dauphin Charles, comme une injure. Mais au fond, pour cette petite paysanne, l'affaire qui se joue entre Avignon et Rome est bien plus embrouillée que l'occupation de la France par l'Anglais, qu'il s'agit simplement de bouter hors de toute France.

Un imbroglio invraisemblable où Jean Raspail lui, veut distinguer la pureté d'âme, du calcul et de l'ambition. Le grain de l'ivraie. Le coursier du comte a donc fait l'aller-retour à bride abattue entre Lectoure et La Charité-sur-Loire, un exploit à l'époque, au péril de sa vie, sans résultat.

Les historiens voudront vérifier que la lettre de Jean IV a bien été rédigée ou expédiée de Lectoure comme l'affirme Raspail. Le manuscrit original le dit-il ? Car le comte, s'il dispose bien entendu de plusieurs toits pour s'abriter sur son immense territoire de Rodez à Auch, semble essentiellement mener ses affaires depuis son château de L'Isle-Jourdain. Jean Raspail aura-t-il eu quelque raison pour donner la préférence à Lectoure dans son scénario et justifier ainsi notre chronique littéraire ?

Cependant, la circonstance de lieu importe peu à l'affaire, mais plutôt les motivations de nos deux correspondants. Jean Raspail s'exaspère autant de la non-réponse de Jeanne que de l'hésitation de Jean IV, qui jusque là pourtant, penchait dans la dispute, en faveur du dernier pontife d'Avignon Benoît XIII, exilé dans son refuge aragonais de Peniscola, et que l'on qualifiera lui aussi, "pape des Armagnacs". Clément VIII, son successeur, ne résistera pas longtemps à la pression internationale, démissionnant lorsque son principal protecteur, le roi d'Aragon, ralliera à son tour son concurrent romain, poussant Jean IV à suivre un autre prétendant, un de plus.

"Pauvre comte, piètre politique, se trompant de camp. Il y a de la grandeur dans son obstination. Excommunié, ses sujets nobles ou vilains sont déliés de l'obéissance, ses pouvoirs de justice dévolus au roi de France, les églises de ses Etats fermées, les fidèles privés de sacrements. Il n'a plus le choix". Ceci quarante ans avant le drame de Lectoure rasé par les armées de Louis XI. La politique de Jean V, fils de Jean IV, fut également incompréhensible et cette fois-ci fatale. Doit-on y voir quelque gène malin dans la lignée d'Armagnac ? Troublant*.

Péniscola, le refuge de Pedro de Luna, Benoit XIII, dernier pape d'Avignon.

 

C'est à ce moment qu'apparaît un personnage étrange, Jean Carrier, cardinal, vicaire de Benoît XIII et lieutenant général de Jean d'Armagnac sur ses terres du Rouergue, qui semble avoir pris l'ascendant sur son seigneur. Drôle de gaillard, qui conteste l'élection de Clément et qui, sans complexe, va élire ou plutôt nommer à lui tout seul, un pape malgré lui, Benoît XIV, donnant ainsi naissance à une troisième dynastie, rebelle, qui ne sera jamais reconnue officiellement, parfois appelée "Eglise du Viaur" du nom d'une rivière aveyronnaise, et qui s'éteindra quelques années plus tard. Sous la pression de l'inquisition.

Oui mais, Jean Raspail qui refuse cette fin obscure et qui honnit par ailleurs les transactions politicardes des conciles et des ambassades, va prolonger de façon romanesque cette lignée d'antipapes secrets. C'est le fil du roman. Où pendant cinq siècles cette papauté des chemins creux, secrète et misérable, merveilleuse de pauvreté et de sainteté par conséquent, sera fidèle à Avignon. Jusqu'à nos jours, jusqu'au dernier Benoît qui décidera, esseulé et épuisé, de se rendre à Rome, où règne un pape polonais, un certain Jean-Paul II. Raspail boucle le schisme à sa façon.

 

Ceux qui ont lu d'autres ouvrages de Jean Raspail reconnaîtront les ingrédients habituels de l'auteur, grand maître dans l'art de la mise en scène des causes perdues, celles des Peaux-Rouges d'Amérique du Nord ou de la Terre de Feu, celle d'Antoine de Tounens, roi de Patagonie... Nous passons successivement du Moyen-Âge à l'époque moderne dans un style qui marie, le reportage journalistique, l'intrigue policière et la chronique historique, avec quelque manœuvre toutefois. Le rythme est vif. L'humour et le drame alternent. On l'a dit, Raspail a pris parti et il conduira Benoît, dépassant les trahisons et les défections, sur le chemin de la béatitude. Les dernières heures sont pathétiques. L'ombre de Jean-Paul II se profile... Mais on n'en dira pas plus pour préserver le suspense, comme pour un bon polar.

Une sorte de Maigret en soutane, envoyé du Vatican, successeur bonhomme de l'Inquisition, parcourt la France du 20ième siècle sur les traces de Benoît cheminant vers Rome. Pour imaginer son trajet, Raspail serait-il passé en Gascogne et y aurait-il goûté à l'atmosphère ? "Ce n'est ni jeûne, ni abstinence, ni vigile, ni pénitence en ce jour. Je vous offre un peu de vieil armagnac de l'abbaye, monseigneur. Nous en sommes très fiers. Vous ne boirez pas seul. Je vous accompagnerai". Les dialogues sont goûteux.

Malgré cette référence aux vertus de notre eau-de-vie, je me doute que ma chronique doit provoquer chez certains qui connaissent Jean Raspail une réaction de méfiance, voire de rejet. Car il lui est reproché d'aménager l'histoire à sa guise.

 

Mais L'anneau du pêcheur n'est pas un roman historique. C'est une œuvre romanesque. Jean Raspail part du réel, du fait historique qu'il connaît bien. Puis il construit sa fiction en s'affranchissant de toute contrainte, non pas pour réécrire ou torturer l'Histoire mais pour se consacrer à ce qu'il explore au-delà des évènements : l'âme humaine. L'exemple le plus frappant de la liberté prise par l'auteur avec la vérité historique, à dessein, peut être relevé dans Qui se souvient des hommes (1986). Le récit de l'extermination des Alakalufs, habitants de la Terre de Feu depuis dix-mille ans, par les explorateurs, les colons et les missionnaires, est à pleurer. Ici, aucun critique n'a contesté que Raspail nhésite pas à dénoncer sans ménagement l'intrus, le puissant, l'homme blanc, au moyen pour la cause, de propos et de pratiques qu'il attribue faussement à Darwin. Manœuvre romanesque osée. Pourtant, si ce livre reste lu comme un ouvrage philosophique et poétique, il s'agit d'une œuvre magnifique (Wikipédia**).

Mais le reproche qui est fait à Raspail devait se déplacer sur le terrain politique. Dans Le camp des saints la fiction avait préfiguré, à sa parution en 1973, la réalité de ce qu'il est convenu d’appeler la crise migratoire, effective trente ans plus tard et qui fait aujourd'hui notre actualité brulante. Ou quand le roman anticipe l'Histoire. C'est assez rare. De là vient le conflit entre Raspail et ses contempteurs qui veulent voir dans son œuvre un manifeste politique, puisqu'il ne fait pas mystère par ailleurs de ses opinions droitières. Faut-il brûler Jean Raspail ? On entend bien ici ou là que Victor Hugo était un infâme colonialiste. Alphonse Daudet et Céline étaient évidemment antisémites. Et Gide ne couperait pas aujourd'hui, à la justice pour pédophilie. Notre littérature y survivra t-elle ?

Notre modeste Carnet d'alinéas n'ira pas plus loin dans la polémique. Bien que le grand schisme d'Occident en ait été une belle, mais éteinte depuis longtemps. Nous ne craignons pas la foire d'empoigne à propos de ce pape-chemineau même si cette histoire rajoute au dénigrement de l'Eglise fort systématique de nos jours. A l'époque, les médias n'existaient pas. L'anathème était énoncé à coups de soustractions d'obédience et d'excommunications. Le concile de Constance (1418-1419) mit fin au grand schisme et brûla par la même occasion Jan Hus, précurseur de la Réforme protestante. Et dans la foulée, les envoyés de Rome à la poursuite des derniers fidèles de Benoît, quelques paysans aveyronnais obstinés.

Le bûcher de Jan Hus à Constance.

 

Raspail rapporte cette phrase qu'aurait réellement prononcée Jean Carrier, faiseur de pape, lieutenant et chapelain de Jean IV d'Armagnac, prêchant au plus profond de la campagne rouergate :

"Lorsque j'étais berger, enfant, je vivais plus fastueusement qu'aujourd'hui où je suis cardinal, me nourrissant de racines et de pain dur. Le concile de Constance voulait réformer l'Eglise et n'y est pas parvenu. Ici, c'est fait. Remercions le ciel de nous avoir rendus au dépouillement évangélique...".

La révolte huguenote dans le midi est en germe sur les causses entre Tarn et Aveyron. Les camisards cévenols sont les héritiers des paysans de l'obscure vallée du Viaur, passés par le bûcher pour payer leur fidélité à Benoît.

 

                                               ALINEAS

 

* L'incroyable épisode des atermoiements et des manœuvres de Jean IV que l'on considère, de ce fait, avoir prolongé à lui tout seul le schisme d'une quinzaine d'années est décrit par Charles Samaran dans La Maison d'Armagnac au XVième siècle et les dernières luttes de la féodalité dans le midi de la France. L'échange épistolaire entre le comte et Jeanne y est également détaillé. Lecture libre en ligne ici :

https://archive.org/details/lamaisondarmagn00samagoog/page/n74

 

SOURCES :

A propos de Jean Raspail et de son œuvre :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Raspail

https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Camp_des_saints

** https://fr.wikipedia.org/wiki/Qui_se_souvient_des_hommes...

A propos des faits et des personnages historiques :

Jean IV, comte d'Armagnac :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_IV_d%27Armagnac

Les papes imaginaires : https://fr.wikipedia.org/wiki/Antipapes_imaginaires

Benoît XIII et le grand schisme d'Occident : https://fr.wikipedia.org/wiki/Beno%C3%AEt_XIII_(antipape)

Jean Carrier : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Carrier

 

ILLUSTRATIONS :

Buste de Jeanne d'Arc : Marie d'Orléans - Auguste Trouchaud 1837.

Peniscola : Juan Fernando Palomino (1786). Wikipédia.

Un chemineau : Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923).

Jean Raspail : portrait en 2010: Ayack - Wikipédia.

Jan Hus au bûcher : Chronique illustrée de Diebold Schilling le vieux. (1485). Wikipédia.

Vatican, place Saint Pierre. Rome © Michel Salanié.

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Publié le 18 Novembre 2019

 

 

ans les années 1870, les ailes des moulins à vent de Lectoure cessèrent de tourner pour toujours. A leurs pieds, sur le Gers, pendant une trentaine d'années encore, les moulins hydrauliques assurèrent l'approvisionnement de la ville en farine boulangère et en mouture pour l'alimentation des bestiaux. Jusqu'à ce que l'électricité ne rende instantanément économiquement obsolète cette technique bimillénaire. C'en sera alors fini de l'industrie meunière locale, installée au grès des cours d'eau, puis des vents venus du golfe de Gascogne ou descendus des Pyrénées, capricieux sans doute mais généreux aussi dans ce pays de cocagne.

 

 

L'inventaire dit "napoléonien" (enquête sur les moulins à blé lancée par la Commission des subsistances de la Première République et de l'Empire, 1794-1809) fait apparaître l'importance des moulins à vent dans notre région. On recensait alors dans le Lot-et-Garonne, le Tarn-et-Garonne, la Haute-Garonne et le Gers, de 25 à 30% de moulins à vent.  Plusieurs raisons à ce particularisme par rapport à une grande partie du territoire national à l'intérieur des terres.

Bien sûr, tout d'abord un régime venteux relativement soutenu, alimenté par le golfe de Gascogne et remontant le couloir de la vallée de la Garonne. Les vents orientés au sud-ouest et à l'ouest, Bordelès, Vent de Baiona ou de Sant Gaudens, sont assez fréquents et puissants. La soudaineté et la force des orages obligent d'ailleurs à une surveillance étroite des indices annonciateurs du changement de régime. Le meunier, météorologue avant l'heure, observe en permanence sa girouette et le voisinage devine au déshabillage précipité des ailes par le garçon meunier que l'on craint un coup de vent.

En second lieu, un relief collinaire très régulier. Ce que les géographes appellent "l'éventail gascon", des rivières qui descendent en bouquet, de façon étonnamment symétrique du plateau de Lannemezan vers la Garonne, dessinant un alignement de serres, coteaux, collines, tucos et puys, autant de promontoires faisant face aux vents dominants et offrant de parfaits emplacements où l'on ne se fait pas "souffler" le bon vent par le voisin. C'est l'un des intérêts de l'énergie éolienne ; l'eau des ruisseaux étant disputée entre moulins voisins, les greffes des tribunaux sont encombrés de litiges entre meuniers non seulement concurrents mais malheureusement mitoyens et donc souvent fâchés. Autant d'occasions et de prétextes à chicanes. Les moulins à vent eux, sont comme les champignons. Ils poussent côte à côte, sans se gêner en principe. Prendre de la hauteur.

Enfin, le troisième élément favorisant la construction du moulin à vent est historique, et national. La nuit du 4 août 1789 (dont on mesure une fois de plus les conséquences dans la transformation du paysage, physique et économique) a en effet vu l'abolition, par l'Assemblée Constituante, des droits féodaux. La bourgeoisie artisanale y trouvera l'opportunité d'investir l'industrie meunière, soit en acquérant les moulins hydrauliques nobles confisqués par la Révolution, soit en construisant les nombreux moulins à vent qui se multiplient librement à partir de cette période. Ou les deux en même temps.

Cependant, certains nobles avertis n'avaient pas attendu le couperet révolutionnaire pour prendre en marche le train de l'évolution technique. Ou profiter du vent avant qu'il ne tourne. Nous en avons une très belle illustration en pays lectourois. Extrait manuscrit, rendu lisible pour notre chronique, d'un acte rédigé en 1662 par le notaire royal lectourois Labat :

Les deux moulins sont toujours bien visibles dans le paysage. Dans le vallon de Manirac, souvent dénommé aujourd'hui Bournaca, le moulin hydraulique fait actuellement l'objet d'une très respectueuse restauration et d'une transformation en habitation. La retenue ayant été comblée par les exploitants agricoles successifs, le ruisseau dessine aujourd'hui un détour autour de la parcelle. Mais rien n'empêchera de le faire pénétrer à nouveau sous la bâtisse, par la magnifique double voute qui a été dégagée.

 

Le moulin à vent lui, qui nous a offert notre photo-titre, témoigne toujours, fantomatique, à des kilomètres à la ronde, de cette période de l'histoire économique locale.

La valeur documentaire du contrat de construction des moulins de Manirac et Bazin parvenu jusqu'à nous est non seulement relative à la description minutieuse des deux unités et des clauses de l'acte juridique, à l'histoire locale sous l'ancien régime, celle du Castéra-Lectourois précisément dont les habitants prêtent hommage à leur seigneur, Paul de Polastron, mais également dans notre optique, valeur relative à la démonstration de l'intérêt, dès cette époque, de l'association des deux formes d'énergie. En 1662, nous sommes dans le premier tiers du très long règne de Louis XIV et donc bien loin de la Révolution et de la fin des banalités du système féodal. Loin également de la révolution industrielle. Pourtant la recherche de productivité est présente et le couple énergie hydraulique/énergie éolienne s'impose. Les nombreux moulins établis tout au long du Moyen-Âge et de la Renaissance par la noblesse sur des ruisseaux périodiquement privés d'eau par de longues saisons sèches habituelles en Gascogne pourront ainsi alterner avec les moulins à vent qui les complètent. L'âge d'or.

Cependant, revers de la médaille, on imagine également les va-et-vient du métayer et de son âne, sur le chemin reliant les deux sites. Deux mécaniques, deux rendements, deux qualités de farine, un propriétaire deux fois plus exigeant... Les prémices du productivisme avec ses conséquences sur la vie même de l'exécutant, le meunier, qui voit son rythme, sa responsabilité, ses soucis multipliés par deux. Seuls survivront les plus forts. Un avant-goût des temps modernes.

 

Vue rare, le vallon et le moulin du ruisseau de Manirac sous la neige.

 

 

____________________________

 

A l'opposé de Bazin, au sud de la citadelle, sur le plateau de Lamarque, la documentation et la mémoire d'une famille d'anciens meuniers, nous offrent un autre exemple, de cette complémentarité eau/vent, au moment même où la meunerie traditionnelle voit sa fin se profiler.

Dominant la Vieille-Côte devenue aujourd'hui la Route Nationale 21, au 19ième siècle trois moulins agitaient leurs ailes de concert : Lamarque, Miquéou et Laucate. A notre connaissance, les deux derniers au moins ont été associés à des moulins hydrauliques : Miquéou avec Repassac sur le Gers et Laucate avec Les Balines, sur le petit ruisseau né au pied de la route de Tané et aboutissant à Saint Gény.

 

Intéressons-nous plus particulièrement à Laucate dont la construction date de 1758, soit 90 ans après Bazin. Le premier exploitant sur le site serait un Jean Taurignac dont la fille épousera un Ricau, qui prendra la suite de son beau-père, le grand-père du dernier meunier, soit quatre générations au total (voir document joint). On est meunier de père en fils. Et tous les moulins du pays sont proches par les liens du mariage. Le maître meunier se déplace, en fonction du vent, de l'eau et des besoins de ses clients, d'un moulin à l'autre. Les garçons et neveux sont formés et recrutés chez leurs parents proches. Où ils trouvent parfois fille à marier. Ainsi apparaissent dans les archives familiales de Laucate des liens, de parenté ou d'intérêt, avec les moulins à vent de Sainte Croix, de l'autre côté du ruisseau des Balines, des Justices, qui doit son nom au gibet de potence qui servait au Moyen-Âge d'avertissement aux arrivants à Lectoure, et avec les moulins à eau, d'Aurenque, Pauilhac, Marsolan, et les moulines de Ducos et Canteloup que nous ne localisons pas... Les historiens parlent de "dynasties" de meuniers, un bien grand mot pour évoquer les intérêts communs naturels entre voisins et membres d'une même corporation et une pratique patrimoniale répandue autrefois. Parle-t-on de dynastie chez les paysans ? On pourrait éventuellement évoquer la "tribu". Nous choisirons simplement la "lignée".

Les meuniers Taurignac et Ricau, sont tout d'abord locataires, exploitants des moulins de Laucate et des Balines qui appartiennent, évidemment sous l'ancien régime, à des familles nobles qu'il faudra encore rechercher dans les archives. En 1832, Jean Ricau, l'avant-dernier de la lignée, bénéficie d'un bail pour l'exploitation des moulins de Repassac et Miqueou, conclu avec les héritiers du Maréchal Lannes. En effet, le soldat revenu glorieux et riche des campagnes napoléoniennes s'était porté acquéreur de "biens nationaux" dans sa ville natale, suite à la confiscation des domaines nobles par la Révolution, de "biens nationaux" dont, outre ces deux moulins à eau et à vent, l'évêché, actuel Hôtel de Ville, et l'abbaye de Bouillas de Pauilhac, aujourd'hui disparue. Les moulins faisaient alors encore partie des placements recherchés.

En 1833, Jean Ricau, achète le moulin des Justices. A cette date-là, il est donc exploitant de cinq moulins ! Ce qui en fait un personnage essentiel à Lectoure, un entrepreneur. Bien sûr les moulins génèrent un revenu qui permet ces acquisitions, cette concentration, voisinant parfois avec le monopole et qui vaudra au personnage du meunier sa mauvaise réputation dans l'opinion. Mais il faut tenir compte parallèlement de la dévalorisation de ces outils qui nécessitent un entretien coûteux. L'outil de travail de la bourgeoisie meunière s'est constitué à une époque où, à vil prix, se désengageait la noblesse d'Ancien Régime puis d'Empire, qui recherchera d'autre placements, offerts par la révolution industrielle, plus rémunérateurs espère-elle. Un "croisement" de fortunes, ou de stratégies financières dira-t-on aujourd'hui.

Le dernier meunier de Laucate, Baptiste Ricau, ne fait l'acquisition en pleine propriété des deux moulins de Laucate et des Balines qu'en 1871. Les Balines sera revendu dès 1883. Laucate s'arrête de travailler à la même époque.

En 1857, Thérèse Lalubie, fille du meunier de Pauilhac et épouse de Jean Ricau, avait acheté au moyen de sa dot en numéraire des terrains agricoles autour du moulin de Laucate. Le tracé cadastral montre en effet que les moulins sont souvent confinés sur la stricte parcelle nécessaire au bâti. Nous pouvons imaginer ici une précaution patrimoniale, ou bien une stratégie de diversification dirait-on aujourd'hui. Une double activité est en effet courante chez les meuniers et peut-être même alors est-elle accélérée pour compenser la rentabilité moyenne de l'outil et préparer l'avenir.

L'association des deux énergies n'aura pas suffi à lutter. Le vent de l'Histoire des moulins à tourné. Laucate a perdu ses ailes.

 

Laucate dépouillé de ses ailes.

 

Le moulin voisin de Miqueou semble avoir eu une activité limitée. Il sera démonté en 1870 pour équiper un moulin à Landiran, en direction de Saint Clar. L'histoire du moulin de Lamarque reste à écrire.

Un certain nombre de meuniers ont cessé leur activité dans la misère, n'ayant pas su épargner, se diversifier ou évoluer. Ce n'est pas le cas ici : le fils de Baptiste Ricau, interrompant la lignée, Jean, deviendra pharmacien*.

 

 

Nous recherchons donc encore l'identité du dernier meunier de Lectoure. Probablement exerçait-il sur le Gers, à Saint Gény, Repassac ou Lamothe, l'eau et la rivière ayant conservé jusqu'au bout leur avantage concurrentiel.

L'association des énergies hydraulique et éolienne aura duré environ deux-cents ans. Deux siècles qui ont vu le développement d'une industrie locale dynamique. Les progrès techniques ont été constants, et probablement mutualisés entre les deux types de mécanique meunière, mais cependant insuffisants pour résister au bouleversement économique provoqué par l'arrivée de l'électricité. Une petite activité minotière prendra le relais. Elle sera rapidement concurrencée par la minoterie industrielle, qui ne s'installera pas à Lectoure, la ville retournant vers les métiers et les revenus de la terre, qui elle reste fidèle.

A regret, nous ne connaîtrons pas le ballet fantasque des ailes de toile blanche qui s’agitaient autrefois dans le ciel de Lectoure, disputant à quelque rapace planant au-dessus du Gers et du ruisseau des Balines, le vent où se mêle parfois d'infimes senteurs océanes.

                                                                                     ALINEAS

 

* Une pharmacie dont le mobilier et les instruments occupent aujourd'hui une salle d'exposition du musée Eugène-Camoreyt.

 

REMERCIEMENTS :

A nos amis Giusseppe et Marie-Christine Tormena, qui restaurent avec amour le moulin hydraulique de Bazin, aujourd'hui lieu-dit étonnamment "À la Castagne", un châtaignier inconnu dans ce paysage.

A Jacques Barbé qui nous a ouvert le joli moulin de Laucate et nous a aimablement documenté sur l'histoire de la lignée des meuniers Taurignac et Ricau.

 

ANNEXES :

- Contrats de construction et de taille de pierre des moulins de Bazin par Paul de Polastron 1662. Traduction que nous attribuons à Mr Ducasse de Navère.

Ces archives sont particulièrement intéressantes à plusieurs titres. Par exemple, voilà un bel exemple d'une construction réalisée avec la pierre extraite et taillée sur le site même. Ceci est bien connu mais trouve ici une illustration et sa traduction juridique.

- Liste des meuniers de Laucate. Jacques Barbé 2019.

SOURCES :

. De nombreux et merveilleux sites décrivent la vie et la technique des moulins à vent.

Celui-ci est intéressant plus particulièrement car il est proche de Lectoure, à Sainte Livrade en Lot-et-Garonne. Le recensement des moulins à vent est impressionnant.

http://memoiredelivrade.canalblog.com/archives/2016/07/29/34131212.html

. Carte de l'inventaire napoléonien : Rivals, Le meunier et le moulin, plusieurs fois cité sur ce cybercarnet https://etudesrurales.revues.org/103.

 

ILLUSTRATIONS :

- La photo titre nous a été aimablement prêtée par Jacques Barbé. Elle est extraite d'une très belle série à admirer ici :

https://chambre-photographique.blogspot.com/2016/12/le-moulin-de-bazin.html

- Carte postale Cassel : collection particulière.

- Mouline de Bazin : © Gaëlle Prost, service Inventaire du Patrimoine - Mairie de Lectoure.

http://patrimoines.laregion.fr/fr/rechercher/recherche-base-de-donnees/index.html?notice=IA32001094

- Moulin à vent sur ciel bleu et Vallon de Manirac sous la neige : © Michel Salanié

- Photos archives : Laucate sans ses ailes et Baptiste Ricau en famille : © Famille Barbé.

- Deux moulins à eau et une écluse près de Singraven, Van Ruisdael (1650). Bien que la technique  hydraulique ici représentée ne soit pas usuelle en Gascogne, la perspective alignant moulin à eau et moulin à vent, perché sur la colline auprès du clocher du village, illustre parfaitement notre propos.

 

 

 

 

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Publié le 7 Novembre 2019

LES AILES DU DESTIN

guerre 39-45 / gascogne - résistance - Nérac - Chuck Yeager

 

Vous connaissez ce genre de scénario cinématographique où l’on suit deux personnages qui mènent leur vie, chacun de son côté, sans se connaître, mais où l’on devine qu’inévitablement ils vont se rencontrer. Car le hasard le veut. Ainsi, il y a quelques mois, à Larressingle dans le Gers, deux destins devaient se croiser.

Dans les années 80, enfant, Elia Talevi vivait à Marotta, une petite bourgade de la côte italienne adriatique. En faisant tournoyer son cerf-volant dans le ciel où les avions de ligne entrecroisent leurs trainées blanches, il se fait une promesse : « Je serai pilote d’avion ». Certes une grande ambition que tous les enfants qui la partagent ne réalisent pas, mais la période est paisible et faste et, par son travail et sa constance, Elia y réussira.

A la même époque, l’américain Chuck Yeager est déjà un héros. Le 5 mars 1944, aux commandes de son Mustang P-51b, alors qu’il escorte une escadrille de 219 bombardiers venus d’Angleterre pour pilonner les aérodromes du sud-ouest de la France occupés par les allemands, il est pris en chasse par la Luftwaffe et abattu. Après une chute libre de 4 000 mètres, il réussit à ouvrir son parachute et, contre toutes les lois de la guerre essuyant le feu du chasseur allemand, il parvient au sol sain et sauf, de nuit, dans la campagne de la région de Nérac. Il est recueilli par la Résistance, puis conduit par étapes vers les Pyrénées d’où il sera exfiltré en Espagne. Il reprendra le combat dès le début de l’été de la même année 44 ! Il n'a que 21 ans. Peut-on imaginer les trésors d’audace, d’adresse et d’endurance dont ces hommes, soldats et clandestins, ont fait preuve ? Ce n’est certes pas le hasard ou la chance qui les a conduits mais bien la détermination et le courage.

guerre 39-45 / gascogne - résistance - Nérac - Chuck Yeager

 

Ce combat aérien dans le ciel de Gascogne est extraordinaire, mais il n’est pas unique. Et si le jeune Elia connait le soldat Yeager, c’est parce que sa carrière, civile cette fois, s’est poursuivie après-guerre, jusqu'à la renommée. En effet, en 1945, il devient pilote d’essai et il sera le premier à passer le mur du son aux commandes de son Bell X-1A. La veille de ce vol historique, Yeager faisait, imprudemment, une chute de cheval. Blessé, se gardant bien de faire état de cet accident et de son état, il effectuait malgré tout avec succès sa mission en bricolant secrètement un manche à balai lui permettant de fermer la vitre de son cockpit… Enfin, et c’est incroyable, en décembre 1963 Yeager échappait de justesse à la mort en perdant le contrôle d’un prototype à 33 000 mètres d’altitude.  Après une chute vertigineuse en vrille pendant 30 000 mètres, il réussit à s'éjecter ! Il s'en sortira gravement brûlé. En 1983 le film L’étoffe des héros retracera l'épopée des pilotes d’essai américains d'après-guerre, du passage du mur du son par Chuck Yeager aux premiers vols spatiaux habités.

guerre 39-45 / gascogne - résistance - Nérac - Chuck Yeager

 

 

Pendant ce temps, Elia, notre jeune italien, adolescent puis étudiant, collectionne les récits des exploits de Chuck Yeager dans la presse spécialisée. Il devient pilote en 1992 et sur Alitalia en 2000.

 

Au printemps 2018, le magazine de voyage Dove, l’équivalent italien d’un Partir Magazine français, publie un article Sapiri e magie della Guascogna, "Saveurs et magie de Gascogne",  qui séduit Elia et sa compagne Natalia à la recherche d’une escapade en amoureux.

En 2019, le couple suivra le parcours proposé par le magazine qui délimite une Gascogne version apogée de la Maison d’Armagnac, étendue des landes de Fourcès aux montagnes auvergnates de Villefranche-de-Rouergue ! Un tracé qui nous plait bien à vrai dire. On fêtera les quarante-quatre ans d’Elia à Lectoure, à la Mouline de Belin qui a le privilège de faire partie des bonnes adresses du dossier, Grazie tanto Dove.

Enfin, la veille, nos hôtes italiens visitent le village fortifié de Larressingle* et là, dans un petit restaurant, Elia croit reconnaître son héros sous les traits d’un vieillard en fauteuil roulant. Incrédulité, excitation, recherche sur le téléphone mobile…. Oui, Chuck Yeager est toujours en vie.

On le reconnait bien sur les nombreux médias qui le suivent depuis son exploit du mur du son. Il a 95 ans et bon œil. Il est une star aux Etats-Unis. Imaginez l’état d’esprit d’Elia qui ose toutefois s'approcher et aborder la grande figure de la dernière grande guerre et de l’aviation civile moderne. L’instant est précieux, les deux hommes échangent souvenirs chez Yeager, compliments chez Elia. En buvant son café et avant de sortir du restaurant le vieil homme fait mine de se plaindre de ne pas avoir rencontré ses sauveteurs de 1944. Son accompagnatrice joue le jeu : « C’est normal Chuck, ils sont tous morts… ».

 

Au-delà de la capacité de dérision d’un homme qui a côtoyé le pire, en fait Chuck Yeager est revenu plusieurs fois en France sur les traces de son incroyable odyssée de 1944, parcourue au nez et à la barbe de l’occupant nazi. Il a bien embrassé les anciens résistants qui l’ont accompagné de la campagne garonnaise aux cols pyrénéens et ses hébergeurs clandestins. Il a été reçu et honoré officiellement à ces occasions, mais pas décoré par notre pays alors que, semble-t-il, sa vie exceptionnelle et l'épisode gascon l’auraient justifié. Ceci est certainement mineur à ses yeux de vieux soldat. En 2008, Yeager, sera invité par Airbus Industrie et survolera la Gascogne à bord d’un A380. La boucle est bouclée.

Reste l’émotion du petit garçon qui rêvait d’exploits en tirant son cerf-volant sur une plage de l'Adriatique. La rencontre qui fut longue à se dessiner, restera fugace. Ce n’est pas important. Elle a eu lieu. Elle est magique.

 

                                                                       ALINEAS

 

 

*MAJ 9/11/2019 Un lecteur de cet alinéa sur le blog "Esprit Gascon" nous rappelle que le village gersois de Larressingle où Elia Talevi a rencontré son héros a été rénové grâce à des dons privés américains. Chuck Yeager en était-il ? Merci à ce lecteur. Ce qui donne en gascon : Larressinglo, la fourtalesso restaurado gràcio à douns americans pribats.

SOURCES :

Chuck Yeager est abondamment présent sur internet où sa carrière est richement décrite. Faites l'expérience: tapez son nom sur Google images.

En résumé de cette incroyable carrière dont le récit du combat aérien au-dessus de Nérac, je vous propose https://fr.wikipedia.org/wiki/Chuck_Yeager

Et son propre site: http://www.chuckyeager.org/news/top-25-chuck-yeager-quotes/

Sur les "pèlerinages" de Chuck Yeager en Gascogne:

https://www.ladepeche.fr/article/2018/05/23/2803223-aviateur-americain-seconde-guerre-mondiale-retour-mazeres-neste.html

https://www.sudouest.fr/2012/04/13/charles-yeager-general-us-de-retour-en-lot-et-garonne-686860-3651.php

 

ILLUSTRATIONS :

- Le Mustang, construit par la NAA à plus de 15 000 (!) exemplaires pour combattre en Europe pendant la seconde guerre mondiale.

- Yeager et son équipage au sol, airportjournals.com

- Yeager, pilote d'essai, iconisé par le magazine Times en 1945

- Photos Elia Talevi - Natalia Mancini

- Le cerf volant, Pixabay

 

 

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Publié le 23 Octobre 2019

Aulne Vern Vergne Botanique Lectoure Gascogne Plante tinctoriale Ruisseau

 

Le hameau des Ruisseaux, au pied de la citadelle de Lectoure, s’appelait au Moyen Âge le Riu Correge, c’est-à-dire en gascon, le ruisseau des corroyeurs. Fabriquant les équipements en cuir si précieux pour la monte et le travail des chevaux, mules, mulets et bovins, les corroyeurs fédèrent autour d’eux leurs fournisseurs, tanneurs, et également les teinturiers. L’endroit forme une cuvette permettant à chaque corporation de disposer de l’eau nécessaire pour remplir les cuves où sont mises à tremper les peaux et les fibres.

Les teinturiers trouvent alentour, dans le vallon, sur les coteaux et dans les sous-bois de l'immense forêt de Saint-Mamet qui avance sur l’actuel plateau de Bacqué, nombre de végétaux qui leur permettent de teindre les fibres de la production locale, la laine, le lin et le chanvre. Parmi ces végétaux au service de l'homme, l’Aulne noir.

Pour la plupart des randonneurs ou des simples observateurs de la nature, cet arbre est méconnu car peu caractéristique à première vue. Tout au long du ruisseau et pour peu que l’agriculteur du 21ième siècle renonce à tondre systématiquement sa bande enherbée - la réglementation n’ayant jamais exigé qu’elle soit rasée comme un terrain de golf - l’aulne alternera avec le peuplier dressé et oscillant gracieusement dans le vent, et avec le saule au vert bleu-argenté. A côté de ces deux vedettes dans le paysage, l’aulne est évidemment un sujet plutôt discret. Et ignoré. Sauf du teinturier moyenâgeux.

Aulne Vern Vergne Botanique Lectoure Gascogne Plante tinctoriale Ruisseau
Bouquet de jeunes aulnes en hiver entre Lafont-Chaude et les Ruisseaux.

 

On ne peut pas traiter du sujet des plantes tinctoriales en un alinéa. Disons simplement que les couleurs les plus vives, le bleu de pastel, célèbre à Lectoure, et le rouge garance sont réservés, de par leur coût et leur caractère remarquable, à cette époque, à l’élite noble et ecclésiastique. Le folklore imagier et cinématographique nous dépeint une population richement bariolée. La réalité était plus prosaïque. Voire sombre. En effet le peuple va vêtu de tissus bruts, sommairement cardés, et peu ou pas du tout colorés.

La petite bourgeoisie elle, se distingue en faisant tailler ses vêtements dans les teintes que les arbres et végétaux de notre campagne offrent et que les artisans locaux savent extraire : le chêne, le noyer, le néflier, le noisetier, le troène, le sureau noir [ voir ici ], le nerprun, la bourdaine, peut-être le châtaignier vers La Romieu… chacun de ces végétaux méritant une chronique, il y faudra plusieurs vies de cyber-carnéiste.

Les teintes obtenues par les artisans sont limitées bien qu’il y ait des nuances sur lesquelles joueront tisserands, drapiers et tailleurs, du marron au violet en passant par le vert.

Aulne Vern Vergne Botanique Lectoure Gascogne Plante tinctoriale Ruisseau
Remarquez au premier plan, l'ouvrière qui écorce une bûche au moyen d'une herminette.

 

Le bois d’aulne présente à la coupe une belle teinte orangée qui, avec l’oxydation, évoluera vers le brun. L'écorce sera détachée du fût pour l'obtention, par macération, d'un jus noir, qui a donné à l'arbre son qualificatif. Un noir pas très dense, "petit teint" disent les spécialistes, en fait un gris que l’on qualifierait aujourd’hui "anthracite".  Pas drôle me direz-vous ? Non, mais tendance dira la modeuse sur son blog, voire très classe. Et au Moyen Âge déjà, le noir était la couleur du pouvoir, du savoir. Les religieux de base, chanoine de la cathédrale, curé, moines et moniales, nombreux à Lectoure, le juge, le docteur, l’officier, autant de rôles clés de la société médiévale qui s’habillent et se distinguent en noir. Et les chapeliers l’ont conservé jusqu’à il y a peu pour teindre leurs feutres. Si le couvre-chef est noir, alors…

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En botanique, notre arbre est souvent affecté du qualificatif "glutineux" voire "poisseux" car sa feuille est quelque peu collante. Mais le gluten n’a pas bonne presse de nos jours et puis ces adjectifs ne sont ni engageants ni explicites quant aux qualités du végétal qui pourtant sont nombreuses. Alors, préférons la dénomination Aulne noir. En pays de langue d’oc il s’appelle Verne, Vergne, Vèrn en gascon. Une petite pensée ici pour une grand-mère Lavergne, descendante d’obscurs ancêtres œuvrant jadis dans quelque profonde aulnaie.

Comment reconnaître l'aulne dans le paysage ? Les botanistes décrivent un port pyramidal. Certes, mais il faut pour cela qu’il soit isolé, comme dans un parc propret… 

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Approchons plutôt. Il développe de très grandes branches basses qui vont créer une ombre dense débordant largement sur le cours d’eau et sur les berges, limitant ainsi le développement de la broussaille. De ce fait les berges d’un cours d’eau bordé d’aulnes seront relativement naturellement propres. Voilà une des qualités d’un seigneur de la nature : mettre un peu d’ordre dans ce fatras végétal causé par l’abondance de l’eau, de la lumière et la richesse du sol alluvionnaire.

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Plus il aura les pieds dans l’eau, mieux le sujet se portera. Il est en cela comparable aux arbres de la mangrove tropicale ou du marais poitevin qui protègent le littoral, sol, faune et flore, des vagues, des crues et du vent.

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Il est considéré comme une espèce "pionnière" qui favorise la pousse de variétés plus fragiles et peut être utilisée pour régénérer et reconquérir certains terrains dégradés par l’activité humaine. L’enchevêtrement de ses racines forme un véritable treillage protecteur des berges. Il tapisse le lit des ruisseaux et des rivières de la chevelure rousse de ses radicelles.

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Si toutefois il est abattu d’un coup de vent, son système racinaire se maintiendra en place donnant naissance rapidement à un nouveau faisceau de rejets et formant un support propice au dépôt de débris végétaux portés par le flux et qui reconstitueront progressivement un riche terreau. Alors que le peuplier par exemple, déraciné par la tempête, ouvrira une brèche béante dans le talus ainsi dangereusement exposé à l’érosion. Là est la grande qualité de l’Aulne. Il est le meilleur auxiliaire de l’homme dans la gestion efficace du réseau hydrologique malmené par l’exode rural, le développement de l’agriculture intensive et mécanisée, l’alternance de périodes trop marquées de sécheresse et de précipitations.

 

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De gauche à droite: noyer, pélerin, cognassier, sureau et un joli bouquet de vieil aulne.

 

Le bois d’aulne brûle rapidement et sans fumée. Il était apprécié pour cette raison des boulangers, des verriers et … des alambiqueurs. En pays d’Armagnac: je vous le dis, que des qualités ! En outre comme ce bois ne pourrit pas dans l’eau ou s'il est recouvert de terre, il était utilisé pour établir des retenues, des guets de fortune, des drains. Une grande partie de Venise est bâtie sur des piliers d’aulne. Nous sommes loin de la Gascogne, j’en conviens, mais je ne pouvais pas laisser passer cette occasion et le plaisir de faire une petite place à la Bellissima sur ce cyber-carnet.

 

" Les fleurs de l’Aulne noir ne produisent pas de nectar. Ses chatons de fleurs mâles sont cependant activement visités par les ouvrières, qui y récoltent le pollen produit en très grande abondance. Du fait de sa floraison extrêmement précoce, l’aulne glutineux offre ainsi aux abeilles une source de nourriture protéinée très importante pour la colonie en vue de la sortie de l’hivernage, aux côtés du noisetier ".**

Je ne prendrai pas le risque de zapper la séance phytothérapie.  L’Aulne noir (écorce, feuille ou bourgeon selon…) est considéré astringent, puissamment cholérétique, anti rhumatismal, calmant le mal de dents…

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Espèce monoïque, l'aulne porte à la fois les fleurs mâles (longues et souples) et femelles (comme de petites pommes de pin).

 

Au jardin, quelques branches d’aulne et leur feuillage posées au sol attireront puces, acariens et autres parasites qu’il sera possible ensuite, de retirer et de brûler.

 

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Enfin, et ce n’est pas anecdotique : le jeu de quilles gascon est fait de bois d’aulne. La pratique de ce jeu traditionnel a quasiment disparue avec la télévision et l’envahissement des sports modernes, cyclisme, rugby, football et… console vidéo évidemment. Mais il n’y a pas si longtemps, en plein air ou en arrière-salle des cafés de village, le rampeau, la quille de six permettait aux rebelles à la messe du dimanche matin de faire entendre, par la porte de l'église restée entrebâillée, l'entrechoc des pièces de bois et leurs exploits salués de moult jurons… Quille et boule étaient sculptées souvent dans le bois d’aulne, réputé pour sa légèreté.

Arbre aux sabots, jougs de bœuf… les usages du bois d’aulne étaient variés, spécifiques et précieux dans la vie quotidienne de nos anciens. Comme pour chaque espèce d’arbre indigène qui mérite de ce fait, autant qu'en raison de sa beauté naturelle, notre intérêt.

 

 

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Ainsi, bordant ruisseaux et rivières, l’Aulne noir est-il l’une des essences de la Gascogne de toujours. Cependant, au pays de Bladé, l’arbre n’a pas la sinistre réputation qui lui colle à l’écorce dans les légendes scandinaves et germaniques, interprétées tour à tour par Goethe, Schubert et Michel Tournier. Le Roi des aulnes, créature maléfique qui s’en prend aux voyageurs perdus dans la forêt ne rôde pas entre Garonne et Océan. Car les marécages n’y sont pas étendus sauf dans les landes qui étaient plutôt, jusqu'au milieu du 19ième, de grands espaces maigres et broussailleux où aucune espèce d’arbre n’était dominante, jusqu'à l'assainissement de la région par l'introduction du pin maritime. En Gascogne, les forêts remarquables sont plantées de chênes et de châtaigniers et les ogres amateurs de jeune chair doivent se tenir reclus à présent dans d'étroites et sombres vallées de la montagne Pyrénées.

A Lectoure, au quartier des Ruisseaux, le vent caresse au soleil descendu des toits de la citadelle, le linge frais sur lequel se pose ici et là, l’ombre hésitante d‘une libellule.

                                                                  ALINEAS

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SOURCES

- Sur l'aulne glutineux  un premier choix :   

https://fr.wikipedia.org/wiki/Alnus_glutinosa

** https://www.abeillesentinelle.net/imgfr/files/plantes_melliferes_756.pdf

- Sur la teinture au Moyen Âge: Du bleu au noir par Michel Pastoureau.

https://www.persee.fr/doc/medi_0751-2708_1988_num_7_14_1097

- Le jeu de quille gascon. Bien qu'il évoque plutôt les bois de noyer ou de hêtre, j'indique ce site parmi d'autres pour l'intérêt de son commentaire historique:

https://pci.hypotheses.org/2380

- Le Roi des aulnes:

https://fr.wikipedia.org/wiki/Erlk%C3%B6nig_(folklore)

 

ILLUSTRATIONS

Deux photos nous ont été aimablement prêtées et nous remercions leurs auteurs: par "La nature en Lorraine au fil des saisons", la coupe d'un tronc d'aulne, et par "Le blog du Marais poitevin", les racines entremêlées de l'aulne sur la berge. Nous vous recommandons vivement ces deux sites très riches qui défendent et mettent en valeur joliment la nature:

http://tyazz.over-blog.com/

https://www.blog-marais-poitevin.fr/

 

Gravure : Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Diderot et d'Alembert, 1751-1772.

Carte postale du jeu de quilles : Collection Tarusco

Le Rois des aulnes: The Erlking, par Albert Sterner vers 1910.

Photos © Michel Salanié

 

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Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Botanique

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