James Salter, le dernier maître de la littérature américaine, est passé à Lectoure - 2ième partie

Publié le 4 Septembre 2024

 

 

Si c'était une musique, ce serait le morceau de piano, mi jazzy, mi blues qui a fait le tour du monde, lancinant et hypnotique, accompagnant ces paroles.

On dirait le sud

Le temps dure longtemps

Et la vie sûrement

Plus d'un million d'années

Et toujours en été.

 

ette belle maison de maître, le Caillava, sur la route de Nérac, là où le Gers, dans la pénombre de la peupleraie, tourne, retourne et profite lui aussi du temps qui passe, a illustré la chronique qu'a offert à Lectoure, dans l'édition d'avril 1989 du magazine Esquire, James Salter, célébrissime auteur américain. Le carnet d'alinéas avait fait en 2018 son portrait (ici) mais alors sans avoir découvert où exactement il avait posé sa plume chez nous. Et son regard si original sur notre ville.

 

"En longeant ses abords,

c'est comme un village de pêcheurs, mais sans la mer."

Du Salter. Allégorique et si lucide à la fois. Passant sans prévenir de la banalité à l'inspiration. Depuis le Bastion du château ou au débouché d'une ruelle sur les remparts, nous ne regarderons plus le vallon de Foissin et la vallée du Gers de la même façon. Mais à quelques millénaires près, l'image n'est pas si étrange. Salter n'invente rien car les géographes et les géologues situent ici l'extrémité des avancées maritimes à l'ère de Miocène, c'est-à-dire il y a 15 millions d'années tout de même, le golfe de Lectoure !

A l'horizon, sur la photo du pique-nique du couple Salter et de leurs amis, on distingue Lectoure " comme une merveilleuse épave abandonnée sur une rive lointaine ". Traduction intégrale de la chronique ci-dessous.

Sally Gall, la photographe, missionnée par le magazine pour illustrer les chroniques de Salter, choisissait le noir et blanc, très grainé, légèrement solarisé semble-t-il, peut-être à l'instigation de la rédaction du périodique et sans doute pour donner une impression romantique, vieillotte, comme les États-uniens se figurent la vieille Europe, façon carte postale vintage. Joli, mais de la belle couleur, franche et saturée, aurait mieux convenu à l'ambiance estivale des années 80 au pays gascon, lecture à l'ombre du marronnier vénérable, balade au vieux moulin et, inévitablement, champs de tournesols que l'on ne peut vraiment apprécier qu'en quadrichromie.

Comme d'autres, et si souvent à propos de la Lomagne, Salter évoque l'Italie. Toujours plus de sud. Toujours ailleurs.

Sur Esquire, The houses of a french summer emmèneront le lecteur depuis Arcachon (pendant la guerre, pilote, Salter a été basé à Cazaux) à Bordeaux, Paris, la vallée de la Loire, jusqu'au cap Ferrat et Saint-Tropez... et Lectoure ainsi parmi le gratin du tourisme international. Rassemblées et éditées en anglais sous le titre There and then (Ed. Counterpoint 2013), elles sont quelque peu développées par rapport à la parution dans le périodique new-yorkais et on y apprend en outre plus précisément chez qui l'auteur et sa famille ont été hébergés à Lectoure en 1988. Extrait aperçu sur le web de la version espagnole de ce recueil En otro lugares (Ed. Salamendra 2024) : "Finalmente volvimos al sur, a Lectoure, donde nos esperaba la casa amplia y sencilla del profesor de latín de la escuela del pueblo". Le toponyme et la fonction enseignante du propriétaire, latiniste et hispanisant de surcroît, auront suffi aux vieux Lectourois pour reconnaître les hôtes de Salter, Paul Fave et son épouse. Salter se plaira tellement à Lectoure, working conditions can be pleasant..., qu'une fois les propriétaires revenus de leurs propres vacances et ayant repris possession de leurs pénates, il prolongera son séjour en migrant outre-Gers, à deux kilomètres à vol d'oiseau, au Couloumé, à l'époque appartenant à la famille de Montal.

 

Devisé "The magazine for men", mais bien moins affriolant que Playboy ou que le français Lui, Esquire "s'adresse à une clientèle financièrement aisée. Comprenant des photos dites de charme, il est un mélange de mode masculine, d'articles sur l'économie et sur les nouvelles technologies. Ses pages sont complétées par des critiques de films et de livres, tout comme des articles pratiques" (définition empruntée à wikipédia). De grands noms de la littérature y collaborent offrant leur talent, parfois sans trop forcer, et l'attrait commercial de leur nom. Avant James Salter, parmi les plus célèbres, ce furent Ernest Hemingway et Francis Scott Fitzgerald.

Lectoure verra passer certains lecteurs d'Esquire, suivant gourmandement Salter dans ses pérégrinations. Parmi eux, Karen et Edward auxquels nous devons d'avoir découvert cet auteur, et qui comme lui, reviendront chercher ce qui n'existe pas plus à l'est qu'à l'ouest du nouveau monde, le lierre sur les vieilles pierres, le pain cuit au feu de bois, les bistrots, les vestiges gallo-romains... Le temps long.

 

Sur la photo du pique-nique au bord du lac de Boulouch, le petit blondinet c'est Théo, le fils de Salter et de sa compagne Kay Eldredge, qui fera ses premières classes à l'Immaculée Conception ! On distingue également sa frimousse à l'étage du Caillava. Sa trottinette appuyée contre l'encadrement du seuil. La chronique d'Esquire a 35 ans. James Salter est décédé. Théo est devenu acteur. Aujourd'hui, rue Nationale, main street, les trottinettes sont électriques. Lectoure est toujours un village de pêcheur.

                                                                Alinéas

 

PS. Nous remercions monsieur Paul Fave pour nous avoir communiqué toutes les précisions sur cette rencontre étonnante entre James Salter, la presse masculine US, le Caillava et Lectoure.

 

Traduction de la chronique parue dans Esquire - Avril 1989.

Sous l'immense marronnier du jardin et l'ampoule suspendue à l'une de ses branches, se trouve une longue table en plastique blanc aux extrémités rondes. À cette table, à l'ombre, matin, après-midi ou soir, nous nous asseyons. Les libellules frôlent langoureusement le sol. Le linge sèche. Sur la terre flotte une brume d'août.

Ce qui donne à cette maison son charme, ce sont les vues. Au loin, avec dans l'intervalle uniquement des champs de tournesols, des prairies et des bois, Lectoure s’étend sur la crête d’une colline comme une merveilleuse épave abandonnée sur une rive lointaine. Les saisons semblent défiler sous vos yeux, l’automne et ses pluies, l’hiver, le printemps tant attendu. Impassible, la tour de l’église avec une vague trace d’échafaudage se détache sur le ciel. Ça ressemble à l’Italie, l’hôpital à une extrémité, la cathédrale à l’autre. Entre les deux, une longue étendue de maisons et de murs quelconques donne l’impression d’une côte étrangère. Ce n’est pas un endroit où les Agnelli viennent. Parfois, on aperçoit un visage insolent et superbe qui conduit lentement le long de la rue principale, mais l’agitation la plus intense que j’ai pu observer un jour est celle d’un homme essayant, devant un café, d’apprendre à un perroquet à chanter la Marseillaise. C’est une ville remarquable. Sur ses abords, c’est comme un village de pêcheurs, mais sans la mer. Le paysage qui s'étend en dessous est vaste et immuable. Il y a des dents de mastodontes polies qui brillent comme de l'ivoire dans le musée sous la Mairie, des pièces de monnaie romaines, des bustes antiques.

Vers la fin du mois, un journal a publié une photo d'une plage presque vide. Un couple, la femme seins nus, était penchée en arrière, à côté de leurs vélos, profitant des derniers rayons du soleil.  À l'arrière-plan, un enfant et une femme en robe blanche au bord de l'eau. À l'horizon flou, une coque blanche solitaire et sa voile. « Il finit en beauté », titrait le journal à propos de l'été.

Cet après-midi, elle traversa la prairie jusqu’à l’endroit où je travaillais, installé à une petite table à l’ombre. Cela faisait quatre mois et demi, et nous avions été partout, la mer à Arcachon, Paris, Bordeaux, le cap Ferrat, nous étions assis à lire dans le jardin et avions traversé les champs jusqu’au vieux moulin d’un voisin, à dix minutes de là, pour acheter du pain cuit au feu de bois, nous avions vécu en vêtements de coton, le dos de nos mains était noir, il restait une semaine. « J’aime cette vie », dit-elle doucement.

Je n'ai pas répondu. Après un moment, j'ai hoché la tête. Tout était dit.

 

Rédigé par ALINEAS

Publié dans #Littérature

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K
J'ai bien ressenti la touffeur de l'été et entendu les cigales s’époumoner dans l'ombre soleillante des frondaisons légèrement rafraîchissantes. <br /> C'est un grand écrivain qui a bien su capter la beauté de la ville mais surtout de cette campagne si chère à ton cœur. Je vais tâcher de trouver un de ses livres, car je ne le connaissais pas. Poutoun.
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