Marie Hélène LAFON, pour "Flaubert"
Publié le 19 Septembre 2023
Un individu qui déparle, seul dans la rue, c'est un malade ? Deux individus ? Peut-être un couple qui se dispute. Mais tout un attroupement pour entendre un orateur dire de la belle prose ? Ahhh ! Alors là, c'est un partage, une connivence, un complot culturel ! A Lectoure, ce type de manifestation se multiplie partout où le silence résiste encore heureusement, il est de mise pour qui veut entendre, dans les ruelles qui dévalent vers le Gers, les jardins oubliés au pied des remparts, au cœur de quelque noble bâtisse, à l'ombre de la cathédrale, autant de belles estrades.
Figurez-vous même qu'il y a quelque temps, un marchand de fruits et légumes qui ne voulait pas quitter son chaland et cependant, pour ne pas rester rue Nationale sans réagir face au phénomène, a tagué* du Flaubert sur sa vitrine. " Elle mordait dans une grenade et le rouge du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres." La phrase, tirée de L'Education sentimentale, est en fait plus longue mais le commerçant ne pouvait pas retarder la vente au risque de la perdre**. Il s'agissait en effet de suggérer le charme d'une bouche gourmande récitant un boniment pour son étal de jus de fruits. Une tresse d'ail en sus, condiment obligé en Lomagne, probablement disposé ici en guise de bijou, boucles d'oreilles ou pendentif de poitrine gargamellesques. Certes, il y avait-là essentiellement un intérêt marchand. Mais qu'importe la scène, ou la vitrine, pourvu qu'on ait l'éloquence. Imaginez que tous les commerçants s'y mettent. Une épidémie de lecture à voix haute, un accès de tags littéraires se répondant d'un trottoir marchand, et marchant, à l'autre. Lectoure ville-livre à ciel ouvert.
Aussi le fait n'est-il pas passé inaperçu.
Un lecteur de tag, ou bien faisait-il ses courses, posta ou courrielisa la photo de ladite vitrine à son amie Marie-Hélène Lafon, flaubertiste essentielle. Et c'est ainsi qu'avec la publication de cette auteure qui suivit la manifestation du primeur de la rue Nationale, Lectoure entrait dans le cercle flaubertien.
" Dans la vitre se reflètent les façades pâles de hautes demeures aux persiennes closes sur des chambres vides striées de lumière dansante et dorée. On bascule vers l'automne, les enfants et petits-enfants sont repartis, vont repartir samedi ou dimanche vers Bordeaux, Toulouse, Paris, Londres, l'Australie ; le monde est vaste autour du Gers assoupi dans le chaud du jour. "
C'est beau. C'est exactement ça. Mais il faut avoir l’œil pour deviner dans le reflet d'une vitrine, et la plume pour le dire en quelques mots, l'essence de la vie lectouroise ou du moins de son profil bourgeois. La maison de famille cossue, l'atmosphère doucereuse, l'été. Et puis le monde autour.
Mais le monde intra-muros ?
Intra-muros, outre le marchand de fruits et légumes, certains s'en chargent. Ainsi, cinq ans plus tard, l'occasion était trop belle, l'association Lectoure à voix haute qui invitait Marie-Hélène Lafon avec un programme nourri : une rencontre avec son public, dédicaces s'en suivant, une représentation théâtrale d'un de ses écrits, "Alphonse", et des lectures, dont certaines par elle-même, se prêtant à l'exercice avec conviction et plaisir visible. Cependant pratique obligée, méthode de travail explique-t-elle dans Chantiers : " La lecture à voix haute m’a été nécessaire dès « Liturgie », nécessaire pour ajuster la chose, phrase à phrase, mot à mot. Le corps dans l’écriture et le corps à corps dans l’écriture, c’est aussi cet exercice crucial et charnel de la lecture à voix haute. Je ne sais rien faire d’autre pour ajuster le tir verbal que dire et lire à voix haute, recommencer, relire et redire, et donc émettre le texte par le corps, avec lui, soumettre le texte au risque de l’air, de sa densité, le tendre, le pousser, l’ériger, le respirer, le humer, l’expectorer… ". Style asymptotique où les verbes ici, ailleurs les adjectifs ou les propositions successives, principale, conjonctive, relative, interrogative indirecte, s'accumulent, se complètent et se disputent, cherchant à tangenter le mot juste. Parfois abandonnant, laissant le lecteur planté là. Ecriture allusive, elliptique, essoufflée. "Je cherche une langue" dit-elle. Ne cherchez plus, vous l'avez trouvée chère Marie Hélène. Devant un auditoire captivé, usant à l'oral comme à l'écrit des acrobaties grammaticales et syntaxiques, réjouissances chez l'agrégée de Lettres classiques, la conférencière n'est pas avare de ses cheminements, de ses inspirations, de son quotidien, pour l'auditoire curieux du encore et toujours mystérieux phénomène créatif. Incisive, drôle, terrible parfois. Lucide, éminemment lucide. Tâche ardue, incessante, obsédante. " Je suis seule " dit-elle encore. Regret. Ou nécessité ? Seule sauf un hommage à une collaboratrice relectrice, précieuse avant-public, premier partage, première critique, ultime complice ajustement.
L'éloquence de cette lectrice à voix haute de sa propre écriture est la preuve, s'il en fallait, que l'éloquence n'est pas uniquement verbale. Depuis toute antiquité, le genre théâtral l'avait mise en scène. Cependant, inversement, certains orateurs éloquents sont de piètres écrivains. Beaucoup de tribuns d'ailleurs. Heureusement, car de ce fait subsiste ici le domaine réservé du génie admirable de la création littéraire. Celle de MH Lafon, à l'entendre et à lire ses confidences, relève d'un travail obstiné. " Les opiniâtres sont les sublimes " a écrit Hugo à propos d'une autre pêche que la pêche au verbe.
Mais il y a plus, c'est sûr. Une flamme ardente. Au tréfonds, une eau ancienne qui sourd.
Prix Renaudot 2020 pour L'histoire du fils, plus récemment auteure d'un Les sources, une tragédie familiale si banale avant 68, où le père, tout puissant, terrorise une femme soumise et des enfants, dont on suppose l'auteure elle-même, qui trouvera là l'énergie de partir. La banalité et la nausée. " Elle a le front large " lui disait-on, elle s'en amuse aujourd'hui en dégageant son auréole bouclée. Larges les épaules aussi, malgré ce petit gabarit, pour coucher cette catharsis sur sa page blanche.
Et donc, Marie-Hélène Lafon publiait en 2018 son Flaubert où Lectoure apparaît, hommage tout personnel à l'inventeur de cette Emma qui occupe dans la littérature française, et de fait aux yeux du monde entier, la cimaise du portrait psychologique." Je l'appelle le Bon Gustave. Alors que. Je vis un peu avec lui ; nous faisons bon ménage ; c'est facile avec les morts. L'amour de loin. "
Il y a cent ans à peu près, Jeanne Alleman***, alias Jean Balde, la nièce de notre collecteur de contes de Gascogne Jean-François Bladé, est également venue conférencer dans notre ville, une causerie disait-on alors, à propos de sa biographie consacrée à cet oncle, Un d'Artagnan de plume. En conversant quelques minutes avec Marie-Hélène Lafon au pied de notre clocher cathédral pour décor de théâtre, nous avons évoqué cette similitude. Hasard, ou bien synchronicité diront les psy car l'auteure de ce début de vingt-et-unième siècle se rapprochait ainsi sans le savoir de sa généalogie. Généalogie littéraire s'entend. En effet, la thèse de doctorat universitaire de Marie-Hélène Lafon a porté sur l’œuvre d'Henri Pourrat (1887-1959), Auvergnat comme elle, l'auteur du célèbre Gaspard des Montagnes. Pourrat est, comme Bladé, grand collecteur de contes populaires. Mais à la différence du Lectourois, il n'hésitera pas à retravailler cette matière première à sa façon, romancée pour lui redonner un public. Pourrat sera l'ami de Francis Jammes, le poète patriarche béarnais, lequel entretint une abondante correspondance avec... Jeanne Alleman, nous y revoilà. On pourrait également inviter à cette table littéraire familiale François Mauriac, et l'Occitan exclusif Jean Boudou, et le populaire Claude Michelet, et... et..., on ne se ressemble pas nécessairement dans la famille mais tous fils et filles de la terre, frères et sœurs des gens d'Occitanie, de l'Auvergne aux Pyrénées, du Bordelais à la Provence, réunis virtuellement dans la citadelle gasconne, par la magie du livre. " J'en suis " (du Cantal n.d.r.) , écrit MH Lafon dans un inventaire paru en 2012, Album. " De là-haut. J'en descends. Comme d'une lignée profonde. Lignée de vie, lignée de sens. Je n'en reviens pas de cette grâce insigne que c'est d'en être. Je n'en reviens pas et n'en veux pas finir de n'en pas revenir. " Non pas une fierté régionaliste, une résistance, mais un héritage, un sentiment profond d'appartenance, illuminations et blessures côte à côte, une manne à mettre en mots.
De ce pays profond, de cette terre vient l'histoire. De cet humus. Humus humain à labourer encore et encore. L'histoire, les histoires, vécues ou inventées, transmises et rapportées, redites, écrites, travaillées à haute voix. Le génie du roman. Il y a la misère d'un certain monde paysan, misère affective surtout, les drames, les caractères pour vivre avec. Ou les enfouir dans sa mémoire et vivre malgré tout. Les maisons de famille que l'on ferme. Définitivement, souvenirs emportés. Et les relents aussi, emportés avec soi, malgré soi. Et de toute façon la mort toujours au bout. Les cimetières ponctuent les histoires de Marie-Hélène Lafon, la nôtre en filigrane. On toise l'inévitable point final, un brin gouailleuse : à la traditionnelle visite de la Toussaint " le cimetière est garni, décoré, à bloc, ça bat son plein...". La mort, mais l'enfance. Le recommencement. Le roman de l'enfance. Des odeurs de cuisine. Les mots de grand-mère. La rivière qui irrigue, terre et souvenir, et rafraîchit les après-midi d'été. La balançoire. Atmosphère ici aussi. " Depuis toujours, depuis qu'elle a pris conscience d'être, elle se sent comme ça, plantée en terre comme un arbre, comme l'érable dans la cour de la ferme ; la balançoire est sous l'érable et on se jette de toute la force du jeune corps d'enfance contre le vitrail mouvant de l'érable tout tailladé de verts et de bleus...".
Alinéas
PS. Je me suis laissé dire récemment que l'association Lectoure à voix haute ne serait pas innocente dans la manifestation littéraire du marchand de fruits et légumes. C'est bien ce que je disais : c'est un complot.
* On sera peut-être surpris du choix de cet anglicisme dans un carnet qui a fustigé le franglais [ici]. " Inscription manuscrite" eut été banalement creux. MH Lafon précise joliment " au blanc d'Espagne ", ce qui change tout. Le marchand lectourois lui c'est sûr, a voulu afficher un " slogan publicitaire ". On ne le lui reprochera pas ; si la littérature pouvait sauver un tant soit peu nos commerces de proximité... Nous avons également penché un instant vers " graffiti ", mais ce rital est devenu trop policé, chatoyant et sentant son festival de quartier subventionné. "Tag" a plutôt un côté noir sur blanc, une connotation choc et militant. C'est ça ! Assumons : militants-tagueurs de belles lettres.
** La phrase exacte, tirée de L'Education sentimentale, est celle-ci :" Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur la table ; les bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent, cette lumière blanche pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose à ses paupières, faisait briller les globes de ses yeux ; la rougeur du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres, ses narines minces battaient ; et toute sa personne avait quelque chose d’insolent, d’ivre et de noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait au cœur des désirs fous."
*** Jeanne Alleman dans le carnet d'alinéas.
SOURCES :
. On trouve beaucoup d'articles, de citations, d'avis sur MH Lafon en cherchant sur Google.
Sa biographie sur wikipedia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-H%C3%A9l%C3%A8ne_Lafon
. Site de l'association Lectoure à voix haute.
https://lectoure-voixhaute.fr/
ILLUSTRATIONS :
. Photo titre : festival 2023 de Lectoure à voix haute. © Michel Salanié Remerciements à Joël Dupressoir. Association Le lire et le dire, de Canteleu, Seine-Maritime.
. La vitrine du primeur. Crédit X. Courtoisie Lectoure à voix haute.
. Marie-Hélène Lafon à Lectoure. © Michel Salanié.
. Jeanne Alleman conférencière, archives journal Sud-Ouest.
. Paysage du Cantal. © Michel Salanié.