Michel Serres
Publié le 26 Juin 2021
Écrire une chronique à propos d’un philosophe, contemporain et réputé qui plus est, serait une audace. Le format ne se prête pas à l’expression de raisonnements complexes. Et le chroniqueur touche à tout ayant tendance à donner son point de vue, le risque est grand de confusion et de platitude.
Mais Michel Serres n’est pas n’importe quel philosophe. Gascon, il a cultivé, au-delà de l’auditoire de ses élèves et de ses pairs, une recherche d’expression intelligible pour le grand public, entretenu la mémoire d’un monde agricole et ouvrier modeste qui nous est également cher, tout en essayant d’entrevoir un futur porteur d’espoir. En outre, il était lectourois par amitié. Alors, le chroniqueur n’aura qu’à copier-coller et s’assurer des transitions.
Notre cathédrale de Lectoure résonne encore de la profondeur de l’adresse funèbre qu’il prononça en 2010, lors des funérailles de son ami Pierre Gardeil, directeur du lycée Saint Jean : « Pierre, nous avons connu et subi, tous les deux, trois ou quatre guerres infernales, dont nous portons en nous la blessure encore ouverte, au cours d’une paix si longue que tout le monde en oublie les délices ; nous avons connu, aussi, les campagnes peuplées, le foirail aux veaux résonnant de patoiserie, puis le crépuscule brusque de la langue d’oc ; nous assistâmes à la mort de la culture paysanne, assassinée par ces conflits et le marché mondial : à l’agonie des humanités gréco-latines dont les sonorités entraînaient nos parlers vers leur source ; à l’extinction du petit commerce, tué par les grandes surfaces : ton père boulanger, le mien marinier ; à la mutité annoncée de la musique classique, alors que ton expertise et ta voix éduquaient encore tes élèves et tes enfants à ses partitions ; nous voilà enfin plongés dans le silence désertique d’une société jadis travaillée, transcendée de sainteté. »
Il faut un grand esprit, pour résumer en quelques mots une époque. S’il y associe son ami lectourois, Michel Serres lui-même s’y trouve également, là, tout entier. Ailleurs et toujours préoccupé par l'impact du temps et de la mondialisation sur son pays, il protestera : « ... à ne lire que de l'anglais sur les murs, comme ailleurs dans le monde - mon pays a t-il sauté du gascon à l'anglais sans passer par le français, renouant brusquement avec les temps d'avant Jeanne d'Arc ? -, à m'égarer dans des banlieues bétonnées bordant des autoroutes assez larges pour masquer le paysage, à entendre des gens répéter la télé d'hier soir, que ferais-je ici plutôt qu’ailleurs et, d’ailleurs là-bas mieux qu'ici ? Nous allons par la monotonie. Coca-Cola cache aussi les déserts d'Arabie et les horizons d'Himalaya.» Philosophe et témoin de son temps.
Né à Agen dans une famille de paysans et de mariniers, de dragueurs s’amusera-t-il à souligner, mais de sables et de graviers, réussissant dans de brillantes études, académicien, il enseignera à la Sorbonne et à Stanford aux États-Unis, et sera invité à intervenir dans le monde entier. L’histoire des sciences, les mathématiques, la communication sont ses domaines de prédilection. Il s’attache plus particulièrement à la problématique morale des progrès de la science.
Michel Serres revient souvent à ses origines, auxquelles il attribue, malgré son ascension sociale et l’exil de par le monde qui en a découlé, l’amour de l’effort physique et de ceux qui en vivent modestement, l’intérêt pour les éléments naturels, Garonne, dit et écrit sans article défini, comme une personne de connaissance, et l’obstination à transcrire les abstractions philosophiques en phénomènes concrets, mécaniques, géographiques ou botaniques. « Si les philosophes avaient travaillé à la pelle et à la pioche, ils eussent pu relire le pagus (le territoire et leur champ d’étude) en sentant, gravée dans les mains et la flèche du dos, la mémoire douloureuse du paysage creusé. »
Entre 2012 et 2017, Michel Serres publie deux ouvrages que l’on peut, sans les dévaloriser, qualifier de vulgarisation, et qui auront un grand retentissement. Le premier, Petite Poucette, porte un regard résolument optimiste sur le monde numérique et sur la génération qui y évolue, pianotant des deux pouces sur son téléphone portable, d’où le titre. Cette vision rassurante en regard des inquiétudes souvent énoncées face à l’envahissement de l’informatique, de l’image et des réseaux de communication, sera critiquée par certains parce qu’elle serait naïve, fantasmatique, et qu’elle réduirait à sa plus simple expression le rôle de l’instruction, Petite Poucette étant libre, d’après le philosophe, de piocher dans l’immense dictionnaire à présent à sa disposition. Le second de ces ouvrages, C’était mieux avant, veut répondre précisément à ces détracteurs et démontrer l’erreur d’une vision nostalgique du passé. La lavandière, que le Carnet d’alinéas a portraituré (ici) et qui apparaît sur notre carte postale agenaise tellement opportune en introduction de cet alinéa, fait la couverture de cet ouvrage jouant sur le paradoxe : « Avant c’était mieux pour nos compagnes. Qui se levaient à l’aube pour mettre le bois ou le charbon dans la cuisinière ; une bonne heure avant que chauffe l’eau du café ; il fallait tuer la poule, la plumer, la vider avant de la rôtir ; la préparation des repas, la vaisselle, l’entretien du garde-manger, le nettoyage des dalles à grande eau, entre deux tétées du dernier-né, plus les maladies infantiles de ses frères et sœurs… Comment achever la liste des occupations qui écrasaient la mère et les filles à l’intérieur de la maison ? »
Un débat qui n’est pas près de s’éteindre et où Michel Serres aurait su évoluer. Car devant le cercueil de son ami lectourois décédé, il concluait modestement ainsi : « Tu sais, tu connais maintenant, car tu savais, comme moi, qu’aussi savant qu’on soit, l’on ne connaît rien, ici-bas ».
Paradoxal philosophe qui pleure son pays disparu et idéalise les enfants du siècle connectés et mondialisés, qui refuse de prendre les armes mais s’enflamme au combat des avants du SUA, le club de Rugby d’Agen : « …voir un seul match de charme, illustré par autant d'ancêtres superbes, inondés de la lumière d'extraordinaires exploits… capitaines, internationaux, avants, demis ou trois-quarts… tout aussi célèbres à Murrayfield, Johannesburg, Christchurch, Bucarest ou Buenos-Ayres qu'au Passage, Lectoure ou Astaffort ».
Serait-ce philosophie de bord de touche ?
« On a reçu des gnons ou on n’en a pas reçu, certes, mais, de plus, il ne faut pas les rendre, voilà toute la différence ; sinon les copains prennent trois points. On n’envoie pas le voisin au carton, mais on le prend soi-même pour libérer la course de l’autre. On offre l’essai à son arrière ou à son ailier, démarqués. On protège son demi. Et ainsi de suite : tout pour le suivant qui vous soutient dans le relais. Peu ou rien pour soi. Les plus grands, dans cette affaire, demeurent souvent dans l’ombre et ne deviendront jamais les étoiles dont on parle. Ils resteront au secret.
Incompréhensibles, ce travail et ce sacrifice pour autrui, dans la bagarre et le chacun pour soi de l’usuelle et animale vie. On sort de cette école altruiste ou on n’en sort pas. On a ou non appris cette gentillesse. Gentil, vieux mot français qui veut dire : noble. De l’aristocratie que fait entrer dans le cou et les cuisses cette dure et loyale école. Oui, le rugby perpétue, de l’intérieur, la chevalerie ancienne et ses traditions, publiques mais secrètes. Je me souviens d’un pilier d’Agen qui se nommait Paladin… ».
Philosophie de vie.
Le paysan et le marinier, la femme courbée, l’athlète, l’équipe… Éloge de l’effort. Et de la communauté. Y compris devant la mort, car le philosophe y revient, naturellement.
« Quand sonne l’heure, et elle sonnera, pour moi, encore, demain matin, mieux vaut jeter au feu tout ce qu’on possède, y compris ses souliers, ne prendre avec soi que le plus léger, laisser toujours le plus lourd.
Si partir équivaut à mourir, qu’emporterons-nous quand sonnera ce jour de colère-là ?
Voici donc la vraie, la profonde, à la lettre la sublime question : elle concerne les fardeaux, le poids, la pesanteur, la grâce ; où trouver de très maniable, du si léger que vous n’aurez aucun mal à le porter ?
Cherchez ce que, sur les grands chemins, nul, jamais ne pourra vous voler. Autrement dit : trouvez un impondérable.
Voici donc le précepte en réponse, encore : n’emmenez rien de ce qui diffère du corps, nu ».
Adichats Michel ! Soyez à Dieu !
Alinéas
SOURCES :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Serres
Outre l'éloge funèbre à Pierre Gardeil, les citations sont tirées de
- Adichats ! Éditions Le Pommier 2020
- C'était mieux avant, Éditions Le Pommier 2017
Pour un débat contradictoire à propos de Petite Poucette : http://skhole.fr/petite-poucette-la-douteuse-fable-de-michel-serres
ILLUSTRATIONS :
- Carte postale Agen Collection privée
- Rugby : Wikiwand, Championnat de France de rugby à XV, 1929 demi-finale Agen-Quillan.
- Adichats : photo Ed. Le Pommier
- L'homme et la terre, Elysée Reclus.