Petite typologie sur le chemin de Compostelle
Publié le 11 Mai 2021
n faisant ses courses rue Nationale, le lectourois qui aperçoit un personnage vêtu d'un short, de chaussures de randonnée, d'un chapeau à large bord ou à visière, d'une cape imperméable en cas de pluie, sac à dos et s'appuyant sur un ou deux bâtons de marche, qualifiera sans hésitation sa rencontre de "pèlerin". Facilité de langage car plusieurs types de marcheurs empruntent les chemins de Compostelle. Si ledit "citadin" engage une conversation avec le quidam, dépassant la simple indication de la direction à prendre ou, à partir de 15 ou 16 heures, l'adresse de son gîte, il pourra peut-être distinguer, à de petits indices, à quelle catégorie de "pèlerin" il a affaire : randonneur au long cours ou à la semaine, voire à peine à la demi-journée, routard, famille en vacances et en mal d'occupations et enfin "véritable" pèlerin, coquille en bandoulière, catholique plus ou moins pratiquant, parti pour honorer saint Jacques dans cinq ou six semaines ou, tronçon après tronçon, dans quelques années... Mais si l'on veut vraiment savoir, il faudra poser directement la question : "Faites-vous le pèlerinage par dévotion ?". La réponse est évidemment intime et les profils sont multiples et complexes. Pour faire simple, nous ne retiendrons que trois catégories principales, qui ont existé depuis la nuit des temps jacquaires : le randonneur, autrefois nommé "chemineau", le véritable pèlerin, le "jacquet", entre lesquels le resquilleur des trois, "le coquillard", s'insinue malignement, en tout cas historiquement. Les doubles réponses jouant, apparaîtra un éventail sociologique nuancé. Certains croyants qui pourraient pratiquer confortablement à la maison, partiront quand même pour joindre l'effort à la dévotion. Inversement certains athées ou agnostiques, partis simplement pour partir, ont trouvé la grâce sans la chercher, en marchant.
L'étymologie du mot "pèlerin" lui-même ne nous aide pas à faire le tri. Le pérégrin dans l'antiquité romaine, est l'homme libre, celui qui ne bénéficie pas de la citoyenneté. D'un handicap, d'une ségrégation juridique, le langage commun fera une liberté. Le pèlerin deviendra "celui qui voyage", loin de chez lui, voire sans chez-soi où revenir. Dans les religions monothéistes à vocation universelle, le grand voyage deviendra sacré et le pèlerin celui qui marche dévotement, qui pour rejoindre un lieu béni, qui pour participer à une célébration extraordinaire, qui enfin, pour honorer la mémoire d'un personnage tutélaire, légendaire ou ayant réellement existé. De cette liberté d'aller, découlera cependant un corollaire : sur le chemin, le pèlerin sera toujours l'étranger, épié, incompris, et parfois rejeté. Mais rien n'y fait, il faut partir.
LE CHEMINEAU
Qui n'a pas vu la route, à l'aube entre deux rangées d'arbres,
toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c'est que l'espérance.
( Georges Bernanos - Conférence Rio de Janeiro )
Il est probable, si nous pouvions faire une enquête statistique dont notre époque se gave, que le chemineau soit aujourd'hui une catégorie importante quantitativement. La randonnée est à la mode. C'est excellent pour le physique et peut être encore plus pour le moral. Mais pourquoi suivre ce chemin balisé, à la queue-leu-leu ? Le chemineau est plutôt solitaire, rebelle, sans objectif définitif et sans calendrier ? Oui mais, à ne pas se fixer une destination ambitieuse, on risque de tourner en rond. Les chemins de grande randonnée référencés ont ceci de pratique qu'ils vous mènent sans embarras à l'étape, à travers des paysages choisis, et que la population indigène et les autorités locales les respectent voire les protègent. Un chemineau qui débouche sans prévenir d'un chemin peu fréquenté provoquera l'inquiétude et la méfiance, là où, sur le chemin de Saint-Jacques, il passe pour être un pèlerin comme un autre.
S'il a "fait" Saint-Jacques à plusieurs reprises, à partir des quatre grands points de rassemblement, Turonensis, Lemovicensis, Podiensis, Arelatensis... et n'a toujours pas assouvi sa soif d'horizon, notre chemineau pourra s'engager sur d'autres circuits cartographiés, pour rester hexagonal : sentier des douaniers dans un Finistère cousin de la Galice jacquaire, chemin de Stevenson avec ou sans Modestine, et pour les plus sportifs, GR 10, perpendiculaire au chemin de Compostelle, sur le fil entre Hispanie et Gasconie, voire GR 20 sur l'île de beauté. Bien que la ville, qui grignote le chemin, le macadam et toutes sortes de réseaux électroniques nous mettent un fil à la patte, le chemineau ne se laisse pas brider. Certes, il faudra fouiner pour trouver les derniers chemins noirs, chemins de traverse et autres chemins creux. Ils n'en seront que plus délicieux. Ni Dieu, ni balise.
Par nature, le chemineau est plutôt taiseux et avant tout arpenteur. Il n'y a pas incompatibilité, il n'en est pas moins, très souvent, spirituel. Car la marche est reconnue pour favoriser la réflexion et l'introspection. La beauté des paysages, la richesse du patrimoine ponctuant le chemin, la nature, autant de façons de tendre vers Santiago et en même temps, si ce n'est au salut éternel, à tout le moins à la sagesse.
LE COQUILLARD
Mon pourpoint tout neuf coutonné,
Qui ne m’a servi que neuf ans,
J’ordonne et veulx qu’il soit donné,
au Roy des pellerins passans,
Lesquels on appelle truans
Ou coquins.
( Montaiglon - poésies françaises xve-xvie )
Les coquillards jugés en 1455 à Dijon, pendus, bouillis ou simplement bannis pour les plus chanceux, n'étaient ni des pèlerins, ni des enfants de chœur. François Villon qui était le compagnon de ces "enfants de la coquille" a demandé pardon pour compte commun dans sa Balade des pendus : " Si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous mercis ". Leur langage imagé, l'argot, fut répertorié quelques décennies plus tard par Ollivier Cherreau, qui cette fois dénonce directement le pèlerinage : " Coquillards sont les pèlerins de Sainct Jacques, la plus grand part sont véritables & en viennent. Mais il y en a aussi qui truchent (mendient par fainéantise) sur le coquillard (ici, le chemin), & qui n’y furent jamais (à Compostelle), & qu’il y a plus de dix qu’ils n’ont fait le pain bénit en leurs paroisses (ne sont allés à la messe) & ne peuvent trouver le chemin à retourner en leur logis". Révélant la pratique des vrais-faux pèlerins, mendiant, trafiquant et chapardant, Cherreau jeta une ombre méfiante sur le chemin. Dès lors le coquillard devient un personnage inquiétant, apparaissant dans la cour des miracles du Notre Dame de Paris de Victor Hugo aux côtés du duc d'Egypte et de Bohème, de Clopin Trouillefou et du vieux soldat qui avait servi sous les mâchicoulis de Lectoure. Fraternité misérable du pèlerin perdu et de l'écorcheur.
Cette déviation coupable donnera des arguments aux protestants qui dénigreront le pèlerinage en tant que pratique superstitieuse au même titre que le culte des images et des reliques. Au 15ième siècle, la pauvreté provoquée par les guerres, les épidémies, les catastrophes climatiques et les inégalités sociales est telle que la mendicité atteint un niveau insupportable pour l'ordre public. Pour remédier au trouble, en 1656 Louis XIV lance ses intendants à la poursuite de ces vagabonds et ces maraudeurs qui font tache dans le Grand Siècle. Les pèlerins n'ayant pas pu faire montre de leur bonne foi rejoindront alors ces gueux dans des hôpitaux devenus mi-prison, mi-asile que les ordres religieux hospitaliers eux, avaient pourtant installé en nombre sur le chemin pour leur servir de refuge et où ils étaient jusque-là accueillis et soignés parmi les pauvres, les orphelins et les vieillards. Le pénitent n'est-il pas déjà coupable ? Partir honorer saint Jacques est devenu une double faute, un délit.
Au 19ième siècle, il y a à peine quatre générations, sur le chemin de Rocamadour à La Romieu, mon aïeul qui voyait arriver à la nuit quelque inconnu au pays, se devait d'honorer la tradition ancestrale d'hospitalité. Cependant, ayant bu une écuelle de soupe et avant d'être invité à passer la nuit sur un lit de paille dans la grange, l'homme devait déposer sur la table son briquet et son couteau.
LE JACQUET
Reste avec nous, car le soir approche et déjà le jour baisse.
( Saint Luc - Les pèlerins d'Emmaüs )
Les pèlerins d'Emmaüs étaient les fidèles du Christ mais ils le croyaient mort et ils désespéraient. La rencontre de l'inconnu en chemin, l'accueil et le partage auront raison de la faiblesse de leur foi. Ainsi le pèlerin est-il, dès les textes fondateurs de la religion chrétienne, le disciple en recherche.
Pêcheur sur le lac de Tibériade, compagnon de Jésus, Jacques de Zébédée aurait évangélisé l'Hispanie. Revenu en Palestine, décapité, la légende veut que son corps ait dérivé jusqu'en Galice. En l'an 950, Godescalc, évêque du Puy-en-Velay, prenait le chemin du tombeau de l'apôtre. Ce premier pèlerin célèbre aurait fait étape à l'abbaye Saint-Gény de Lectoure. Marie d'Anjou, mère de Louis XI, elle, a fait le pèlerinage pour le compte de son fils. Oui, on pouvait se faire représenter, et le service se négociait. Lectoure, martyrisée par son armée en 1473, sait bien quels péchés le roi de France avait à se faire pardonner... Mais on ne dit pas quelle voie la reine-mère emprunta.
Lectoure, née en bordure de route romaine, réfugiée sur son rocher aux invasions barbares, s'inscrivait ainsi naturellement en ville-étape pour les milliers de croyants qui suivraient Godescalc. Car après la défaite des croisés en Orient, le pèlerinage à Jérusalem occupée par les musulmans devenait impossible. En 1120, le pape Calixte II, proclamait que les années saintes ou jacquaires (celles où le jour de la Saint Jacques, le 25 juillet, tombe un dimanche) les pèlerins obtiendraient "l’indulgence plénière". Celle-ci efface tout péché et permet au pénitent d’accéder directement au paradis à la fin de sa vie. Le saint se voyait attribuer également de grands pouvoirs de guérison à une époque où la médecine était relativement impuissante. Si l’on tient compte du fait que l’année jacquaire arrive environ une fois tous les 6 ans à Santiago alors que les années jubilaires à Rome (donnant également indulgence plénière) n’arrivent que tous les 25 ans, on comprend l'engouement pour le grand chemin.
Ce carnet d'alinéas n'a pas la prétention de commenter ou de résumer la foi du pèlerin d'hier et d'aujourd'hui. Il y faudrait une chronique complète pour chaque foulée d'effort, de questionnement et de joie intérieure.
En cette triste période d'épidémie, le pèlerinage ayant été à nouveau interrompu par décret gouvernemental, en entretenant notre bout de chemin concédé au GR 65 et offert sans distinction à toutes les catégories de marcheurs au pied de Lectoure, je rencontrais de temps en temps un de ces rebelles qui bravent la contravention. Un sourire complice lui servant de passeport, et qui semblait me dire :
"Suis-moi, je connais un champ d'étoiles ".
Alinéas
ILLUSTRATIONS :
- Gravures série Les gueux, Jacques Callot, Gallica, Bibliothèque nationale de France
- Les pèlerins d'Emmaüs, Le Caravage, National Gallery Londres
- Photos © Michel Salanié
- Pèlerine sur le Chemin de la fontaine saint-Michel
- Sculpture monumentale d'Eloi Gasc, mise en place par les services municipaux à l'entrée du chemin de Compostelle dans Lectoure.