Le sonneur de cloches de Berrac
Publié le 16 Novembre 2020
es visiteurs sont surpris par le calme qui règne à Berrac. "Quel silence !" entend-on dire avec une certaine inquiétude toutefois. C'est tellement inhabituel aujourd'hui. Est-ce bien normal ?
Détrompez-vous ! Ce petit pays n'en finit pas de s'épancher alentour. Allons, prêtez l'oreille. L'eau qui sourd de nos sources murmure le long des fossés et court jusqu'à la rivière dire les joies et les peines des gens d'ici et de toujours. Descendu des Pyrénées, le vent, lui, souffle dans les greniers et les cheminées les légendes de Gascogne, l'Histoire, la grande et la petite, le souvenir de la vie simple de nos anciens.
Et puis, il y a les cloches de Saint Marcel.
Exposées à tous les temps, à la pluie, à la grêle qui les fait tintiner en chœur avec les rangées de tuiles qui offrent leur dos rond à l'averse. Mais alors, personne n'est là pour profiter du conciliabule fantastique, sauf parfois quelque égaré heureux, à l'abri sous le porche, de ceux qui savent profiter de ces moments uniques où la nature parle aux hommes.
Cependant, dédaignant le désordre des éléments, ces cloches ont eu leurs riches heures, bien sûr. Et leurs jours. Si vous les avez entendues, claires et généreuses, vous savez que Berrac donne de la voix aux moments essentiels de la vie et de la mort. Ce village est l'un des derniers de France à avoir "son" sonneur, autrefois personnage porteur de nouvelles officielles au même titre que le garde-champêtre, le facteur, ou, pour les on-dit, le colporteur. Aujourd'hui, toujours auxiliaire des temps forts religieux, le sonneur de Berrac reste l'un des acteurs de la vie sociale du village. Le maire, Philippe Augustin, n'hésite pas à mettre cloches et sonneur à contribution lors des manifestations de mémoire. Les 11 novembre 2018 et 2019 à 11 heures, les cloches ont été mises "en volée" par les enfants du village pendant 11 minutes pour marquer l'anniversaire de la fin de la Grande Guerre et honorer les morts du village. Lors de la commémoration en costume d'époque, le 14 octobre 2018, on a sonné le tocsin. Tout récemment, lors de la dernière cérémonie au carré militaire du petit cimetière, le glas a résonné trois minutes.
Mot français d'origine celte, en gascon la cloche se dit campana, d'où, pour l'officiant, lo campané. Ici une précision : le sonneur de Berrac ne peut pas être appelé "carillonneur", car un carillon comporte nécessairement 4 cloches, offrant différentes notes qui permettent d'exécuter certaines mélodies quelque peu élaborées. Qu'importe, ne sonnons pas plus haut que notre clocher. A Berrac, c'est un clocher-mur, parfois dit clocher gascon, ça tombe bien. Il est charmant, ne domine pas le paysage mais l'agrémente, y participe délicatement, laissant apparaître, en ombres chinoises, les deux sœurs d'airain qui, selon la circonstance et le geste du campanaire, joueuses ou pleureuses, balancent leurs jupes dans les nuages.
Il y a une riche imagerie populaire autour du sonneur, successivement moine jovial soulevé dans les airs au bout de sa corde, bedeau austère et solitaire dans la pénombre, jusqu'à notre Quasimodo national grimpant aux tours de Notre-Dame, dans un opéra flamboyant et dramatique. Rien de tout cela à Berrac. Jean-Louis Castaing, c'est le nom de notre campanaire, a les pieds bien sur terre. D'ailleurs, ici on est sonneur "de famille". Jean-Louis a succédé à son frère, Jacques, en 1999, lequel avait pris la suite de sa mère Marcelle. Irène Palazo, l'arrière-grand-mère étant, pense-t-on, à l'origine de cette belle lignée au service de l'église.
Forgeron de formation, Jean-Louis Castaing est également cantonnier (oups ! employé municipal), chasseur pendant le temps qui lui reste... autrement dit, une figure locale. Lorsque la cérémonie qu'il sert est heureuse, Jean-Louis aime à faire aux enfants la joie de sonner eux-mêmes à la volée, provoquant rires et bons mots. Mais attention, les sonneries sont tout à fait codifiées et notre homme a reçu en héritage les partitions des différents moments liturgiques qu'il respecte à la lettre, ou plutôt à la percussion. Vous restituer ici ces différentes sonneries serait peu littéraire et je suggère plutôt à quelque berracais de les enregistrer à l'occasion, car Jean-Louis les exécute par cœur, comme une tradition acquise et mémorisée, à l'oreille. En quelque sorte, un patrimoine sonore. Prenons seulement l'exemple de l'Angélus : Jean-Louis sonne 15 fois la petite cloche, 9 fois la grosse, puis 15 fois à nouveau la petite. Mais chaque sonneur a sa recette. Ou bien est-ce l'évêque qui met ainsi sa patte sur son territoire canonique ? Il me semble qu'ailleurs, l'angélus est beaucoup plus sobre. Sans doute l'aveu carillonné de notre faconde gasconne.
A Pâques, le clocher cathédral a la priorité. Du vendredi saint au dimanche, pour marquer le deuil de la chrétienté en attente de la résurrection, les cloches sont muettes. Et les églises paroissiales doivent attendre que la cathédrale ait marqué le Gloria à la fin de la grand-messe pascale pour sonner à leur tour. Mais, depuis Berrac, entend-on les cloches de Saint-Gervais donner le la ? Je ne le crois pas, aussi notre campanaire peut-il s'affranchir sans risque de remontrance de cette préséance bien pointilleuse.
Il paraît que les sonneurs sont souvent sourds, et Jean-Louis l'est un peu moins que moi. Aurais-je manqué ma vocation ? S'ils ne le sont pas de naissance, ils peuvent le devenir. Certes, mais le sonneur n'a pas besoin d'une oreille musicale. Chaque cloche donnant sa note toutefois. A ce propos, quelque mélomane, lomagnol ou de passage, saura-t-il nous dire quelles sont nos deux notes berracaises ? Le sonneur a surtout besoin de ses deux épaules en bon état, d'un coup de poignet adroit et du temps de présence adéquat, ce qui n'est pas rien. Bien qu'aujourd'hui ce soit service réduit. Car les messes se font rares, le pauvre curé de Lectoure devant desservir 21 communes. Alors il reste les mariages... parfois, les sépultures... parfois également, et les fêtes dites carillonnées. Et c'est alors une grande émotion d'entendre vibrer le bourg et la campagne à l'unisson. Un peu comme si le sonneur tenait le rôle de rassembleur, de catalyseur pour dire savamment. Oui, les cloches du village sont l'expression d'une certaine forme d'unité. Et de village en village, d'unité du pays de France.
En effet, ce pays est couvert de milliers d'églises, surmontées d'élans de foi et de pierre dressés vers le ciel, voulant à l'origine marquer, par leur élévation, la primauté du spirituel sur le temporel. De surcroît portant haut les instruments permettant d'appeler les fidèles à la prière. La France naissant, la cloche a remplacé la trompette du héraut antique dont le souffle ne pouvait suffire à la tâche. Suivant l'exemple des monastères, en 801, Charlemagne ordonnait que les églises de l'Empire sonnent les heures. Puis très vite, le concile d'Aix-la-Chapelle de 817 ajouta qu'elles devaient se doter de deux cloches, pour pouvoir varier les sonneries. Ce que Berrac fit mais bien plus tard, lorsque l'église paroissiale fut construite sur les ruines de la chapelle seigneuriale, à l'angle du rempart du château primitif. Car entre-temps vinrent les hordes vikings. Pendant deux siècles, la Gascogne vécut dans le silence, qui sied à la soumission. Les puissants guerriers à la rousse chevelure furent les premiers à piller les églises et à emporter les cloches pour les fondre et forger de nouveaux instruments, rutilants et sonores également, mais dans la bataille. Les armées qui leur succédèrent, jusqu'au vingtième siècle de sinistre mémoire, suivront souvent leur exemple impie.
Puis, après les temps barbares, au cœur du Moyen-Âge, la foi profonde des peuples donnait à l'église, déclarant tant bien que mal la Paix de Dieu, un essor considérable. Elle allait occuper pendant plusieurs siècles le rôle de métronome de la vie sociale. Et les cloches, la fonction de porte-parole. Ponctuant les heures de prière mais également de travail, les sacrements, les évènements marquants du royaume et de la papauté, les guerres, les incendies... Tintement, volée, glas, tocsin. Le campanaire ne quittait plus son poste.
On croyait aussi autrefois que le son des cloches pouvait dévier l'impact de l'orage, de la grêle et de la foudre. Et si le campanaire échouait dans cette mission de sûreté publique, il subissait évidemment l’opprobre de la population, abattue par le désastre et cherchant un bouc-émissaire. Les mécréants lui reprochent de faire du bruit à tout bout de champ, les croyants de bégayer parfois sa partition. Exposée, la fonction comporte donc des risques, que Jean-Louis Castaing évoque dans un sourire philosophe.
Petite contribution à la dernière affaire du débat public sur le genre : sachez que le glas est différent s'il s'agit du décès d'un homme ou d'une femme. Y aura t-il une sonnerie inclusive ?
L'association Berrac Village Gersois fait procéder actuellement à des prises de vues par drone et par les membres d'un club d'escalade (!) car il n'y a pas d'escalier pour aller y voir de près, afin de déchiffrer les mentions inscrites sur la jupe des deux demoiselles. Les premiers clichés ont révélé qu'elles ont été fondues par l'entreprise Vinel à Toulouse et baptisées le 13 décembre 1926 en présence des abbés Bourgeat et Gelas. Bientôt centenaires. Finalement, il est tout à fait probable que l'arrière-grand-mère de Jean-Louis Castaing les ait inaugurées.
Enfin, on ne connait pas à Berrac d'histoire de messe noire, de celles qui font sonner les cloches la nuit, lugubres, sans campanaire et sans officiant dûment ordonné, laissant flotter sur place, au petit matin, quelque fumet diabolique. Notre conteur gascon, Jean-François Bladé, a préféré chanter les amoureux. Que le sonneur dérange, évidemment. Evitant toutefois ainsi in extremis, que les novios ne fassent sonner le baptême avant le mariage...
Alinéas
AVERTISSEMENT AUX ÂMES CHASTES : le juron osé qui apparaît dans ce poème (!) est un peu surprenant dans la bouche d'une jeune fille, mais il était populaire à l'époque, et en général, outrepassait l'intention.
PS
SOURCES :
- Sur les différentes sonneries : http://tchorski.morkitu.org/1/sonneries.htm
- Le règlement des cloches : https://www.abbaye-saint-hilaire-vaucluse.com/Sonneurs_sonneries_et_reglements.html
- Le musée européen d'art campanaire de l'Isle-Jourdain (32) à visiter absolument ! https://fr.wikipedia.org/wiki/Mus%C3%A9e_europ%C3%A9en_d%27art_campanaire
ILLUSTRATIONS :
- Photos Michel Salanié
- L'angélus, Jean-François Millet
- Sortie de l'église : photo Mairie de Berrac
- Carte postale ancienne, collection particulière.