Pey de Garros, poète lectourois, chantre de la langue gasconne
Publié le 12 Janvier 2021
Il est l'un des personnages historiques lectourois les plus étudiés. Avec Jean Lannes et Jean-François Bladé, bien avant tous les autres "illustres Lactorates" pour reprendre la terminologie du regretté Pertuzé. Et pourtant, illustre inconnu pour la plupart de ses compatriotes, il est chichement honoré par sa ville natale d'une minuscule ruelle piétonne, un carrelot, certes charmante et avec vue sur les Pyrénées mais tout de même bien modeste, et d'une fontaine, qu'il partage avec son frère Jean, à l'écart des voies les plus passagères et en piètre état, l'un ne justifiant pas l'autre. Dans le même temps il fait l'objet de thèses savantes, de commentaires, d'emprunts, d'éloges dans les cercles littéraires et historiques, français et étrangers, aux côtés de Clément Marot, Ronsard et Montaigne, excusez du peu. Les exégètes, les philologues, les milieux gasconisants, les spécialistes de la littérature et de la poésie occitane, les historiens des maisons d'Albret et de Navarre, ceux des guerres de Religion, tous attribuent à Pey de Garros, une place importante, de penseur sinon d'acteur, dans l'histoire de la difficile construction de la France moderne au 16ième siècle, de fait celle de la fin du rêve d'une Gascogne indépendante. Et un rôle de premier plan dans le renouveau de la langue gasconne.
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La vie et l’œuvre de Pey de Garros sont marquées par les guerres de Religion qui ont ravagé pendant plus de trente ans le triangle Nérac-Agen-Mauvezin, où Lectoure tenait le rôle de place forte stratégique.
Né entre 1525 et 1530, d'une famille de la bourgeoisie lectouroise aisée, marchands et consuls, après des études au réputé collège de la ville, foyer des idées humanistes qui furent le germe de la Réforme, Pey (Pierre en gascon) de Garros obtient un doctorat en droit à l'université de Toulouse. Devenu avocat, en 1557, par lettres d'Antoine de Bourbon et Jeanne d'Albret, seigneurs d'un immense mais morcelé domaine étiré de la Loire aux Pyrénées, il est nommé conseiller du prestigieux Sénéchal d'Armagnac, siégeant à Lectoure. Quelques années plus tôt, en 1551, un marchand allemand et un notaire lectourois étaient condamnés par le Parlement de Toulouse pour l'édition d'un opuscule contraire à la tradition catholique. Les deux coupables devront faire pénitence et assister à l'autodafé de leur écrit hérétique sur le parvis de la cathédrale Saint Gervais, pieds nus, en chemise, le cierge à la main. Les idées de la Réforme étaient donc déjà largement répandues, mais sévèrement réprimées, pendant la formation et l'accès de Garros aux responsabilités. Face à une noblesse pauvre et arcboutée sur ses privilèges que l'église catholique favorise, l'élite bourgeoise de la ville, particulièrement les professions du droit dont il est l'un des représentants, est séduite par les idées colportées de Suisse. Pey de Garros aurait fait un séjour à l'Ecole protestante de Lausanne. En 1560, il adhère à la nouvelle religion.
En février 1562, dans le lectourois, les premiers affrontements ont lieu à Saint Mézard. Monluc, héros des guerres d'Italie, adjoint au lieutenant du Roi de France en Guyenne et Gascogne, après avoir tenté de mater les révoltes de Montauban, Agen ou Toulouse, sort de sa retraite de Saint-Puy pour mettre le siège devant Lectoure, tombée aux mains des huguenots. Il faudra qu'il s'y reprenne à nouveau en 1567. Les combats sont acharnés. Les agressions des deux camps sont brutales. Monluc ne se cache pas d'avoir employé la manière forte : « On pouvoit cognoistre par là où j'estois passé, car par les arbres, sur les chemins, on en trouvoit les enseignes. Un pendu estonnoit plus que cent tuez ».
Dans ce conflit de plus de trente ans, Pey de Garros prendra le parti et mettra son talent au service de la maison d'Albret et de Navarre qu'il espère être garante de l'indépendance de la province gasconne. La chronologie de sa vie, foi, œuvre littéraire et carrière juridique confondues, s'accordera à celle de Jeanne d'Albret à laquelle il dédie les Psaumes viratz, traduction du latin au gascon des psaumes de David, roi d'Israël, prophète et poète biblique, comme Théodore de Bèze et Clément Marot les avaient traduits avant lui en français, pour servir la nouvelle religion et dire aux fidèles les préceptes pieux dans leur langue ordinaire.
Philosophe, historien, humaniste délicat, Pey de Garros est profondément éprouvé par le spectacle de la division et les horreurs de la guerre. Il analyse les raisons de la situation en Gascogne au sortir des guerres d'Italie qui laissent la soldatesque désœuvrée. Entre autres caractères de la race gasconne mal employés, il attribue aux mœurs belliqueuses des cadets de familles nobles, engagés dans des guerres qui leur sont étrangères, loin du sol natal, la perte d'influence et la décadence du pays et de sa langue, face à la France et au français dit "celtique".
Pour retrouver cette influence, celle d'un supposé âge d'or qu'aurait connu l'antique nation, il prône le retour à la tradition, à la vie bucolique, et en premier lieu, fixe comme impératif la rénovation de la lenga laytoreza, langue lectouroise, nom qu'il donne au gascon, amalgame de différents dialectes locaux, proposant de les unir par un travail collectif. Garros n'aura de cesse de protéger cet héritage charnel, maternel, la lenga de ta noyritud, l'idiome du pays nourricier. Soumission aux commandements divins et langue sont étroitement liées pour constituer le terreau du renouveau national qu'appelle toute l’œuvre du poète lectourois. Les Poësias gasconas, les Eglògas (poèmes bucoliques), Vers heroïcs, Cant nobiau (Chant nuptial), sont autant d'odes à la vie pastorale où apparaît un tableau réaliste de la société gasconne du 16ième siècle.
André Berry, dans sa thèse (1948) consacrée à Pey de Garros insiste sur le caractère ethnique de l’œuvre : " Si Lectoure n'est nommé que dans le Cant nobiau, c'est bien la campagne lectouroise qui [...] prête son théâtre aux "entreparleurs" de Garros ; la maison, c'est la borde. L'arbre, c'est le noyer à l'ombre dangereuse, la bête, c'est l'oie gardée par son auquêra [gardienne d'oies] .../... voici sous la maison de Bonine, gardée par le gros alan [chien], la carrera juzana [inférieure], évocatrice de ces constructions perchées au-dessus des routes comme à Lectoure, Terraube ou à Sainte-Mère. [...] non loin de l'authentique Gers, tel qu'il rampe entre ces collines, troublé par les moutons boueux qui font la cabriole sur ses hautes berges, apparaissent l'étable aux murs troués, rapetassés tant bien que mal, et la métairie confortable [...]. En attendant le marché dont la seule vision nous rappelle les grandes foires urbaines du vendredi qui voient monter, serpentant au long des lacets, des bêtes par milliers. Cette véritable Gascogne, c'est dans une époque véritable que l'arpente de ses jambes bottées l'arlot [le fripon] des Eglogues, quand la guerre de religion dévaste tout, jusqu'à ces montagnes que le gavache [immigré du pays d’oïl, homme venu du nord] franchit en tremblant, quand les grandes haies protègent à peine les vignes, les pommiers, les aubiers, la mare aux porcs. En refermant le livre, nous aurons bien dans l'esprit, ici hantée par une calme population, là ravagée par les hommes d'armes, la grasse Lomagne aux coteaux verts, grouillant de taureaux, de moutons, de chèvres, de cochons, d'oies et de poules, et qui voit de loin, par les jours clairs, bleuir les Pyrénées. Chez les personnages, même fidélité au lieu et à l'époque : tous des hommes et des femmes de l'ordinaire gascon, tels qu'on pouvait les rencontrer en 1560 (et tels que quelques-uns se rencontrent encore aujourd'hui). Dans l'Eglogue I, c'est la paysanne avec son cabedau [chiffon-coussin sur la tête], les rustiques en guenilles. La troisième Eglogue [...] est ouverte par une vieille campagnarde apportant aux travailleurs le barillet de piquette et le panier de noix".
Mais cette Gascogne naturaliste n'aura pas l'heur de plaire. Garros n'a pas accédé, en son temps, à la célébrité. Parti étudier à Toulouse, il avait pourtant été primé dès 1557, d'une violette prometteuse aux Jeux floraux du Consistori del Gay Saber qui se déroulaient à l'époque en français. Revenu au pays, certainement la concordance d'une prise de position politique avec un choix purement littéraire, toute son œuvre s'exprimera désormais en gascon. Il fera un énorme travail technique de discipline phonétique et orthographique, de consolidation de la grammaire, d'enrichissement du vocabulaire, de prosodie c'est à dire de rythmique poétique, travail qui le fait aujourd'hui considérer comme l'un des principaux artisans du renouveau de la langue gasconne, son "inventeur" dira l'un de ses exégètes. Mais aujourd'hui seulement.
Car, les trois fils de Catherine de Médicis régnant et disparaissant successivement sans descendance, la maison de Navarre regarde de plus en plus vers le trône. Jeanne d'Albret quitte Nérac pour la cour de France. L'ambition dépassant le cadre de la province. Elle meurt en 1572, trois mois avant le massacre de la Saint Barthélémy. En 1589, son fils Henri devient roi de France, quatrième du nom, en ayant embrassé la religion catholique. Paris valait bien une messe. La langue gasconne et l'accent gascon y seront moqués.
Peu avant, en 1571, Pey de Garros avait été nommé avocat général à la Cour de Pau. Récompense pour services rendus ? Retraite dorée ? Mais piètre satisfaction pour le poète nationaliste. A partir de cette date, il semble qu'il ne se consacre plus qu'à sa fonction juridique. Il meurt en 1583. On peut imaginer dans quelle déception face au cours de l'Histoire.
Les chercheurs s'interrogent toujours sur la cause du manque de succès de Garros en son temps. Trop austère, grammairien, trop rustique, ethnocentré ? Trop leytorès ?
Deux poètes gascons voisins, Saluste du Bartas à Montfort, et Dastros à Saint-Clar, auront plus de succès. Les exégètes considèrent que leur gascon est marqué par le travail de Garros, bien qu'ils n'en fassent pas état eux-mêmes. Saluste du Bartas sera plus fin courtisan que Garros. En 1578, à Nérac, accueillant Marguerite de Valois, la reine Margot, et sa mère Catherine de Médicis, il déclamera une ode où trois muses symbolisant les langues française, latine et gasconne se disputèrent l'honneur d'accueillir les deux reines ; au terme de cette joute oratoire, la muse gasconne l'emporte, car c'est la langue du lieu, se justifie adroitement le poète. Mais l'œuvre majeure de Du Bartas, La semaine, ou la création du monde, sera bien écrite en français. Il se verra confier des ambassades en Europe pour le compte d'Henri IV. Sachant emprunter le train de l'histoire... Toutefois cela n'assure pas la renommée durablement. Immensément célébré de son vivant, à l'égal de Pierre de Ronsard, Du Bartas est également relégué au second rang aujourd'hui.
Il faudra attendre le 19ième siècle et le développement des études régionalistes pour que Pey de Garros soit révélé. Nous devons sa mémoire aux travaux de Léonce Couture (1832-1902) sur l'histoire littéraire de la Gascogne. En 1895, le lectourois Alcée Durrieux, le traduira et le rééditera heureusement. Pour Robert Lafont (1923-2009), réputé professeur de linguistique à l'université de Montpellier, les Psaumes de Garros représentent « le coup d'éclat de la Renaissance gasconne et la première œuvre de la littérature occitane moderne ».
Du Bartas et Dastros ont leurs bustes, le premier à Auch, le second chez lui, à Saint-Clar. A Agen, le poète occitan Jasmin a sa place et sa statue, si éloquente, dans la perspective du boulevard de la République. A Toulouse, sur la belle place Wilson ornée de sa statue de marbre, œuvre de Falguière, Pèire Godolin, la muse Garonne alanguie à ses pieds, rassemble autour de lui, touristes du monde entier, retraités, couples d'amoureux et pigeons. Nulle part en Gascogne, qu'il a pourtant si haut célébrée et voulu servir, Pey de Garros n'a son portrait.
Alinéas
SOURCES :
Les éditions anciennes de Pey de Garros se trouvent chez les libraires d'ouvrages d'occasion. Une quantité de commentaires et des extraits de l’œuvre du poète lectourois sont disponibles sur internet. Les deux documents les plus approfondis qui nous ont guidés sont :
- L’œuvre de Pey de Garros, Poète gascon du XVI ième siècle, André Berry, thèse Sorbonne 1948, réédition PUF Collection Saber.
- "Est-ce pas ainsi que je parle ?": La langue à l’œuvre chez Pey de Garros et Montaigne, Gilles Guilhem Couffignal, thèse Toulouse Le Mirail 2014, disponible sur internet https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01259019/document
Pour faire simple on pourra évidemment commencer par https://fr.wikipedia.org/wiki/Pey_de_Garros
Sur la Réforme à Lectoure :
- Histoire de Lectoure (Collectif), Lectoure au XVI ème siècle, Pierre Féral 1972
ILLUSTRATIONS :
- Illustration titre : La tempête, Giorgione, 1506, Gallerie dell' Academia de Venise. Vestiges antiques, ambiance bucolique, maternité, ciel menaçant : un tableau célèbre qui illustre parfaitement l'époque de Garros.
- Le siège de Lectoure (détail), Pertuzé.
- Jeanne d'Albret, Musée Condé.
- L'été, Henri Martin, Capitole - Toulouse.
- La rue Pey de Garros à Lectoure, Michel Salanié
- Statue de Godolin à Toulouse, Falguière, photo Travus, Wikipédia.
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