Les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, Ordre de l'Hôpital, de Rhodes puis de Malte, à Lectoure
Publié le 11 Mars 2020
Le Grand Turc,
le curé de Saint-Esprit
et la Révolution française.
Dans l'élan de la victoire de Saladin sur les croisés, l'impérialisme ottoman, exalté par le fanatisme religieux, allait menacer la chrétienté. Mehmed II prenait Constantinople en 1453, abattant l'empire byzantin, jusque-là rempart de l'Occident, et donnait ainsi une capitale à l'Islam, qualifié dès lors de "Grand Turc", et ce n'était pas une formule de théâtre. L'expansion musulmane durerait encore plus d'un siècle, jusqu'à la victoire des marines alliées sur Soliman le magnifique, à Lépante (1571), précédée quelques années plus tôt par l'héroïque résistance des Hospitaliers lors du siège de Malte (1565).
Après la perte du dernier bastion de Saint-Jean d'Acre en 1291, les Hospitaliers s'étaient réfugiés d'abord à Rhodes, puis à Malte (1522), d'où l'évolution du nom de l'Ordre, enfin à Rome (1831) d'où ils poursuivent, encore aujourd'hui, leur mission humanitaire.
LECTOURE, LE 16 MAI 1313. Par décision du pape Clément V, oncle du Vicomte de Lomagne et d'Auvilar*, l'Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem prend possession du domaine des templiers déchus.
L'histoire des Etats latins et des croisades, abondamment romancée, conduit souvent à confondre Templiers et Hospitaliers dans une seule et même imagerie, héroïque et terrible, de la chevalerie médiévale aventurée en Orient. Or les deux ordres diffèrent fondamentalement. Les Templiers étaient essentiellement des nobles faits moines-chevaliers, de nombreux champenois à l'origine, soldats de métier, voués à la protection des pèlerins en route vers Jérusalem et de fait, à la conquête de la Terre sainte. A l'inverse, les Hospitaliers eux, à l'origine, sont des frères soignants. Des chevaliers les rejoindront pour répondre aux nécessités de la lutte permanente contre les musulmans, pour la protection des hospices où s'exerçait leur fonction fondatrice. C'est dans les années 1070, avant même les Croisades, que des marchands et des moines d'Amalfi (un port au sud de Naples) fondèrent avec l'accord même du calife Al-Mustansir un "hospital" en Terre Sainte. Ce terme générique comprend aussi bien l'hôpital tel qu'on l'entend mais aussi la maison d'hôtes, l'auberge et l'hospice. Certes les deux ordres de moines-chevaliers ont combattu côte à côte, mais avec des vues et des méthodes divergentes, sans doute en raison précisément de leur différence originelle, allant parfois même jusqu'à s'opposer. Les historiens décelant ici quelque cause des batailles perdues qui, mises bout-à-bout, conduiront à l'échec de l'Occident croisé.
Après leur défaite en Palestine, les Hospitaliers avaient bien besoin de prendre possession du domaine templier qui leur était transféré par le pape gascon. Car leur mission en Orient et en Méditerranée se poursuivait et générait d'énormes besoins financiers. Philippe le Bel faisait payer cher sa restitution du patrimoine templier à la papauté, mais finalement le nombre de commanderies de l'Ordre passait d'environ 60 à 120, qui verseraient chaque année une responsion, c'est à dire une contribution au budget général, chacune en fonction de sa taille et de ses bénéfices. Le domaine de Lectoure sera rattaché à la commanderie de La Cavalerie, près d'Ayguetinte et de Castéra-Verduzan. La commanderie est un hôpital ou un domaine de rapport et parfois les deux. Le grand hôpital de Jérusalem pouvait recevoir dit-on, jusqu'à 1000 malades. Quelques hôpitaux de l'Ordre en Occident ont eu une grande capacité d’accueil, de plusieurs dizaines de lits, mais le grand nombre de petits hospices disséminés loin des villes, dans le lectourois par exemple, Gimbrède et Arbrin, près de La Romieu, sur le chemin de Saint-Jacques, n'offraient que quelques lits. Une bénédiction cependant dans ces temps de misère.
L'Ordre deviendra aussi puissant que le Temple avant sa chute, à la différence qu'il saura s'adapter, se rendre incontournable et attirer à lui les fils de la noblesse d'Europe en mal d'horizons.
GASCOGNE, MAI 1597. A peine âgé de 11 ans, Jean-Bertrand de Luppé quitte le château familial du Garrané (actuelle commune de Seissan dans le sud du Gers) pour servir dans l'ordre de Malte.
Admis page au Chapitre provincial de Toulouse, il rejoindra Malte en 1600 et y reviendra quatre fois pour des séjours de durées variables. Il servira sur les frégates et les galères de la Religion, le nom donné à la marine de l'Ordre. En effet, la guerre contre les ottomans se déroule sous la forme d'une perpétuelle course poursuite d'un port à l'autre où, tour à tour, les deux adversaires mènent des actions éclair : effet de surprise, canonnade, abordage, pillage et destruction, butin, enlèvement d'esclaves, fuite. Revenu indemne et auréolé de prestige de ces caravanes, Jean-Bertrand de Luppé deviendra Grand prieur de
Saint Gilles, l'une des deux divisions, avec Toulouse, de l'Ordre pour la langue de Provence (c'est à dire les langues occitanes, car à l'époque on ne connaît pas les nations). Il fera alors réaliser une série de 14 tableaux racontant le siège de Malte, qu'il n'a pas vécu cependant, reproduction des fresques de Matteo Pérez d'Aleccio (1582) ornant les murs de la salle du Conseil de l'Ordre à La Valette, capitale de Malte. Le château de Lacassagne à Saint-Avit, à proximité de Lectoure, qui n'a pas appartenu à l'Ordre, conserve cet exceptionnel témoignage illustré. Une bande dessinée historique avant l'heure.
Mais à Lectoure, on est bien loin des pirates barbaresques.
LA MÉTAIRIE DE SAINT-JEAN DE SOMMEVILLE
Le domaine de l'Hôpital à Lectoure nous est relativement bien connu puisque les archives municipales conservent un registre des terres et des bâtiments que l'Ordre gérait, ou sur lesquels il percevait la dîme en 1782. Les biens provenaient de l'héritage templier complété au fil des générations par les donations charitables. Les donataires, nobles et riches bourgeois, étaient encouragés à se défaire d'une partie ou de la totalité de leur patrimoine, de leur vivant ou à leur mort, peut-être pour lutter contre le lointain mahométan mais plus prosaïquement pour espérer s'assurer d'une place au paradis. Achetant et vendant alternativement en fonction des opportunités, prélevant sa part des bénéfices des exploitants, percevant ses loyers, l'Ordre gère son domaine en bon père de famille selon la formule juridique, mais en fait moins pour préserver le capital collectif que pour générer les revenus dont on a grand besoin pour mener les deux missions fondamentales, la charité et la guerre.
En ville, l'Ordre possède le quartier situé à l’extrémité du promontoire, côté midi, entre la rue Crabère et la rue Constantin devenue depuis Rue Narbonne-Pelet. Les parcelles sont occupées par des locataires bénéficiant d'un bail à long terme, dit emphytéotique.
Dans la plaine, le domaine s'organise autour du lieu-dit Saint-Jean de Sommeville**, sur le chemin dit mouliau menant de Lagarde-Fimarcon au moulin de La Mothe. En 1767, frère Léon de Montazet, chevalier, seigneur du Nomdieu en Lot-et-Garonne, nouveau commandeur de La Cavalerie d'Ayguetinte à laquelle le domaine hospitalier de Lectoure est rattaché, et qui procède à une remise en ordre énergique de l'affaire dont il prend les rênes, découvre une métairie délabrée. A la place, il fera bâtir une ferme que l'on peut qualifier de modèle. Les prairies naturelles sont ensemencées en foin. D'importantes plantations de fruitiers sont engagées, figuiers, noyers, poiriers, cerisiers et pruniers, dont la production est destinée à être commercialisée. Une chambre est réservée à un homme d'affaires qui viendra à la fois surveiller les travaux agricoles, prélever la dîme et les revenus directs sur la métairie elle-même comme sur les autres biens redevables, en ville et dans la vallée du Gers. Une organisation agricole et administrative visant au meilleur rapport.
LA DÎME, LA PORTION CONGRUE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Seigneur et maître à Malte, battant monnaie, l'Ordre souverain étend son immense domaine sur toute l'Europe. Et y jouit de grands privilèges, ce qui fera dire qu'il est un Etat dans l'Etat. En particulier, l'Hôpital prélève, à son profit, la dîme sur les productions agricoles des occupants de son domaine. Gros manque à gagner donc pour l'évêque du lieu et les curés qui y exercent. Le Temple avait déjà été critiqué sur ce point et avait poussé le clergé séculier du côté de ses accusateurs. Cet avantage se justifiait à l'origine lorsque les moines investissaient et mettaient en culture des domaines isolés, constitués de terres pauvres et difficiles. Lorsque nul vicaire ne venait à eux, il était logique de leur permettre de s'organiser librement, culte, cimetière et finances pour ce faire.
Mais ailleurs, le clergé séculier perdait gros à voir le domaine hospitalier drainer une partie de l'impôt d'église. Il s'agissait de lutter contre l'infidèle et de dispenser la charité certes, mais bien loin de chez nous. Et si parfois l'Eglise avait du mal à percevoir la dîme, les paysans inventant maintes manœuvres pour diminuer l'estimation de la récolte, l'assiette de l'impôt, l'Ordre de son côté, doté d'une solide organisation administrative, contrôlait de près les opérations et devait atteindre un résultat plus conforme. De nombreux procès sont menés pour conduire l'Ordre à réserver tout de même une partie de la dîme au clergé local. C'est ce que l'on désigne par la "portion congrue", que les évêques, les abbayes et l'Hôpital, gros décimateurs, devaient reverser aux curés des paroisses environnantes pour leur permettre de mener une vie digne. Mais l'inflation rognerait bien vite ce petit revenu fixé par décret royal et de "suffisante", au fil du temps la congrue deviendrait "ridicule", ce que l'expression a retenu aujourd'hui. Avant la Révolution, l'Ordre de Malte respectait cette règle à Lectoure et la dîme était partagée avec l'évêque, les curés des paroisses de Saint-Esprit et de Lagarde-Fimarcon, et le prieur de Saint André, une chapelle située sur la route de Nérac, au nord du dîmaire, aujourd'hui disparue.
On sait que le clergé rural a souvent vécu dans des conditions relativement misérables. Les historiens considèrent d'ailleurs qu'il y a là l'une des origines de la Réforme protestante, les prédicateurs calvinistes trouvant écho auprès du peuple mal servi par un clergé indigent aussi bien qu'auprès de la petite noblesse et de la bourgeoisie ouvertes aux idées des Lumières. Cette tare de l'Ancien Régime est une des causes de fond des guerres de religion dont la Gascogne et Lectoure en particulier ont eu à souffrir profondément.
Ayant conservé un fonctionnement féodal, choisi par la jeunesse aristocratique pour acquérir une formation réputée et y espérer une carrière militaire glorieuse, honoré sous les ors de l'Eglise catholique, l'Ordre de Malte ne sera pas épargné par les saccages protestants. Par la Révolution non plus.
Le 4 août 1789, l'Assemblée constituante supprimait les privilèges parmi lesquels la dîme. On considère que Malte perdait radicalement la moitié de son revenu. Mais l'Histoire accélère. Le 30 juillet 1791, les ordres de chevalerie sont dissous et le 19 septembre de la même année leurs biens mis sous séquestres. A Lectoure comme ailleurs, les locataires de l'Ordre et surtout les bourgeois feront l'acquisition des biens nationaux du domaine hospitalier. Les frères ne connaîtront pas collectivement le sort tragique des Templiers en 1314 mais ils disparaîtront également dans la tourmente. Car, s'ils n'appartenaient pas à la noblesse, ils n'étaient pas suspects à priori, mais religieux tout de même... Quant aux frères d'extraction noble, évidemment ils auront doublement raison d'émigrer pour échapper à la guillotine. C'est la fin d'un monde.
En juin 1798, l'armada française en route vers l'Egypte se présente devant le port de La Valette, capitale de Malte. L'île étant considérée comme stratégique pour l'expédition, Bonaparte a reçu du Directoire l'autorisation d'en prendre possession. L'Ordre n'est plus que l'ombre de lui-même et le Grand maître doit capituler sans vraiment combattre. Sur le vaisseau amiral, Bonaparte reçoit la reddition des chevaliers. Il emportera ce qu'il restait du trésor de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem estimé à 3 millions de francs en or et argent, ainsi que 1500 canons, 3500 fusils, 2 frégates, 4 galères... Aux côtés du vainqueur, un général de 29 ans, qui sera bientôt à la tête de la Grande Armée, Jean Lannes, le lectourois.
Et la mission charitable de l'Ordre me direz-vous ?
Pendant près de 500 ans, Lectoure a payé ses loyers et versé la dîme à l'Hôpital, mais n'a pas bénéficié des soins de ses frères soignants. Heureusement d'autres institutions se dévoueront, en particulier l'Ordre du Saint-Esprit, car la ville est d'importance, place forte, évêché, enfin étape majeure sur le chemin jacquaire. Et ici comme ailleurs par ces temps bouleversés, il n'a pas manqué de travail, peste, lèpre, petite vérole, typhus et tant d'autres plaies...
ALINEAS
(A suivre)
Lien vers le site officiel de l'Ordre de Malte
* Retrouver l'histoire des Templiers à Lectoure sur ce carnet :
- 1ère partie Découverte de l'existence du Temple à Lectoure
- 2ème partie Le passage du pape Clément V à Lectoure
- 3ème partie La simonie de Clément V
- 4éme partie La fin du Temple
** Le nom d'Antoine de Sommeville a été relevé à Rhodes par Borel d'Hauterive, Annuaire de la noblesse de France. Il est possible que le nom de la métairie de Lectoure ait été choisi par ce chevalier, un membre de sa famille ou en sa mémoire. Ceci rectifie mon hypothèse d'un nom remontant aux Templiers ( voir ici ), mais sans l'écarter totalement. Sommeville est une commune de Haute-Marne et plusieurs hameaux de ce département, de la Marne, de la Seine-et-Marne et de l'Yonne portent ce nom.
SOURCES
- Un bon résumé sur L'Ordre de Saint-Jean - Rhodes - Malte : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_de_Saint-Jean_de_J%C3%A9rusalem
- Les caravanes de Jean-Bertrand de Luppé : https://books.google.fr/books?id=uUEBAAAAQAAJ&pg=RA1-PA77&hl=fr&source=gbs_selected_pages&cad=3#v=onepage&q&f=false
- La salle des chevaliers de Malte du château de Lacassagne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ch%C3%A2teau_de_Lacassagne
- La métairie de Saint-Jean de Sommeville, Pierre Féral in Sites et Monuments du Lectourois, collectif
- Un exemple de dispute entre l'Ordre et le bas clergé : https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1959_num_14_4_2876
- La Révolution française, Bonaparte et l'Ordre de Malte : https://fr.wikipedia.org/wiki/Occupation_fran%C3%A7aise_de_Malte
ILLUSTRATIONS
- L'entrée de Mehmed II dans Constantinople, par Benjamin Constant (1876), Musée des Augustins de Toulouse.
- Le Palais des Grands Maîtres de Rhodes, Wikipédia.
- Le Grand Maître Alof de Wignacourt, par le Caravage, 1607, Musée du Louvre. Le gascon Jean-Bertrand de Luppé aurait pu poser pour être ce page qui nous regarde si intensément, puisqu'il a 14 ans lorsqu'il arrive à Malte pour la première fois, soit six ans avant l'exécution de ce tableau célèbre. Il y reviendra une deuxième fois en 1606, sous les ordres du Grand Maître Wignacourt, et a donc certainement croisé le grand peintre, mauvais garçon admis dans l'Ordre par la seule grâce de son talent.
- Le siège de Malte (détail), d'après Matteo Pérez d'Aleccio, château de Lacassagne - Saint-Avit.
- Une galère de l'Ordre de Malte, Lorenzo Castro (vers 1680).
- Photo aérienne, IGN.
- Photos du dîmaire de l'Ordre de Malte conservé aux archives municipales de Lectoure, Michel Salanié.
- Plan des dîmaires de l'Ordre : base carte IGN, réal. M. Salanié
- Carte postale de l'église de Lagarde-Fimarcon, collection particulière
- Débarquement de Bonaparte à Malte, illustration Gudin-Motte-Grenier, Greenwich National Maritime Museum.
- Photo action humanitaire, Ordre de Malte.