La maison devant le monde, un récit d'Alain Vircondelet
Publié le 18 Septembre 2019
Alger la blanche. Vus depuis la casbah, le quartier de Bab El Oued et la basilique Notre-Dame d’Afrique.
« Ici la mer est partout, au bout des rues en pente, des squares et des parcs, des corniches et des promenades. Le regard est toujours attiré par elle : appel d’infini, désir d’horizon. Les enfances y sont singulières, ouvertes à l’imaginaire. Le long de la corniche haute qui longe les ravins et les collines, il y a tout autant de belvédères où l’on peut voir l’immensité de la mer, perdre son regard en elle ».
L’auteur qui se souvient ainsi de sa ville natale, assis à sa table d’écriture, dans sa maison de Lectoure, est Alain Vircondelet. Intellectuel catholique, historien de l’art, enseignant, auteur prolixe, biographe entre autres d’Albert Camus, Jean-Paul II, Marguerite Duras, le peintre Balthus, Saint Exupéry. Et Jésus. Alain Vircondelet est pied-noir. En 1961, à quatorze ans, il fait partie du million de français établis en Algérie depuis quatre générations qui doit regagner la métropole contre son gré et précipitamment. Il racontera à plusieurs reprises le traumatisme de l’exil, mais également, par flash-back, l’ambiance là-bas, la coexistence, l’harmonie estime-il, des communautés, chrétienne, juive et musulmane, la cuisine, les paysages, le mode de vie méditerranéen, "les évènements" comme il fut un temps convenu d’appeler ce qui sera en réalité la fin de l’empire colonial français. Jusqu’au bout les pieds-noirs auront espéré.
« La guerre même n’empêche pas le retour sur les plages, les retrouvailles avec la mer. Grand pique-nique sous les pins, nappes blanches sur la terre piquée d’aiguilles sèches, fritas de poivrons et de tomates, tranches orange d’oursins, fameuses mounas parfumées à la fleur d’oranger, vin blanc des coteaux de Mascara. Les pinèdes s’enflent de la rumeur heureuse, les plages sont immaculées, on se baigne… »
Ce sera pourtant "la valise ou le cerceuil". Albert Camus*, auquel le titre de ce livre est emprunté, également né en Algérie et dont Vircondelet a fait le portrait, engagé à gauche, défendait l'idée d'une association entre les deux pays et fustigeait le terrorisme fellagha. Résultat : il sera invectivé par les deux parties au drame. Vircondelet lui, sans doute trop jeune à l'époque, imagine rétrospectivement un "vivre ensemble" œcuménique très étonnant lorsque l'on connaît le traitement radical* appliqué par le pouvoir FLN à la population pied-noir et aux harkis après le "cessez-le-feu" du 19 mars 1962... Seul compte aujourd'hui à ses yeux l’esprit de la ville regrettée à laquelle il attribue toutes les inspirations, sociales, esthétiques, spirituelles.
Cinquante ans plus tard, devenu célèbre et auteur à succès, Alain Vircondelet s’installe pour un temps avec femme et enfants à Lectoure, dans une maison située rue Diane.
Dotée d’une terrasse jouissant d’une magnifique vue sur le paysage gascon, La maison devant le monde est alors pour l’écrivain l’occasion de se souvenir encore des blessures mais aussi, apaisé enfin, en tout cas veut-il s’en convaincre, de faire son deuil de la terre natale en puisant dans le paysage de Lomagne de nouvelles raisons de vivre. Mais ce seront les mêmes raisons, puisque le balancement entre Alger, le berceau, et Lectoure, le refuge, est la trame de ce récit. Le paysage de Gascogne ayant remplacé la mer, le ciel étoilé profond ici aussi, le spectacle des éléments naturels, l'atmosphère, l'écho rassurant de la vie rurale et citadine alentour. La maison de la rue Diane est idéalement disposée pour régénérer les racines rompues outre-Méditerranée.
« Devant la maison, le jardin suspendu s’assied sur le rempart, embrasse la vallée du Gers dans son ensemble, de l’ouest à l’est, et juste en face, la chaîne des Pyrénées à cent quatre-vingt degrés avec ses pics et ses flancs neigeux, ses bois de sapins perceptibles et sombres…/… Les maisons ont ce pouvoir obscur et vertigineux d’offrir et de rejeter. Celle « devant le monde » a le privilège du ressourcement. Et une infinie jeunesse. Les vents, les orages, les pluies et les ardeurs de midi la font respirer et la vallée, de son haleine, la pénètre et sait lui insuffler des flux vitaux peu rencontrés ailleurs ».
Mais on sera surpris car Lectoure n’apparaît pas dans ce tableau. Surpris et déçus car nous aurions trouvé là "le" livre écrit à "Lectoure sur Lectoure", quitte à le partager avec Alger. Il faudra donc encore attendre, avec un style que nous espérerons plus romanesque, un Hugo, un Giono ou un Michelet qui saura écrire Lectoure, tout Lectoure, pays et gens entremêlés, sans justification de comparaison exotique ou nostalgique, sans arrière-pensée.
Nous faisons donc aujourd’hui exception à la règle de cette rubrique Littérature, principe respecté jusqu’ici : le nom de notre ville n’est pas cité par Alain Vircondelet. D’autres villes de son panthéon apparaissent pourtant : Neauphle-le-Château, où il rencontra Marguerite Duras qui fut son mentor, Autun, une autre maison-exil, Venise, Lourdes… Que faut-il en penser ?
Peut-être fallait-il pour valoriser la maison, ne pas la situer trop précisément, en faire un lieu symbolique pour n'en retenir que la vue du spectacle du monde. Ce ne serait donc pas un oubli ou un refus, mais un scénario, une technique stylistique. Nous n’allons pas paraître trop chauvins mais tout de même, les communautés pied-noir et musulmane ont une grande place dans l’amour de Vircondelet pour Alger. N’aurait-il aimé ici, à Lectoure, qu’un isolement jaloux ? Aucune rencontre, pas de fraternité ? Ce ne serait donc pas une maison mais une île déserte. Et un nouvel exil, volontaire celui-là.
Certes, l’auteur se devait de faire la place à l’essentiel. Une maison devant un monde sans Lectourois, mais "terre des hommes" tout de même. Il faut lui en faire le crédit, la description que fait Alain Vircondelet de notre paysage est belle et profonde. Un paysage inspirant.
« En Lomagne, la rondeur des terres a l’intuition du bonheur. La tempérance des paysages acclimate toutes les angoisses et les inquiétudes. A force de les dominer. Les maisons ont la noblesse des chartreuses, la pierre et les cyprès s’allient doucement …/… La nuit n’est jamais noire, le halo des étoiles repigmente de bleu sombre le ciel…/… Des crapauds et des criquets au loin scandent le silence, c’est comme d’imperceptibles clochettes qui tinteraient dans les champs, le ronflement d’un avion participe de la même symphonie, la petite lumière rouge à sa queue, il croise les étoiles, les traverse.../… L’écriture, c’est donc la mer. Ou ce qui lui ressemble : les collines jusqu’à l’infini, celles qui apparaissent, au sens le plus miraculeux du terme, et qui offrent quand je suis à la proue de ma maison, accoudé au bastingage du rempart …/… Des champs sont cousus les uns aux autres, jaunes, bruns, blonds, des touffes de bois butent sur eux, des troupeaux de bêtes semblent immobiles. Le ciel recouvre tout, sans bornes, illimité. L’épreuve du balcon est millénaire. On s’y tient, on se défait de ses fardeaux, on s’allège…/… Terre des hommes, d’où s’élèvent le chant des blés et des bêtes, la rumeur indistincte des vents dans les passages des haies, le frisson sec des feuilles de lauriers-roses ».
Enfin, invoquant les glorieux croyants de son panthéon, le peintre Giotto, le philosophe Jean Guitton, dans une grande exubérance d’espérance, Alain Vircondelet entrevoit, dans le ciel de Lectoure, l’image même de Dieu.
« Croire, oui, pour endiguer les flots amers de l’ennui et les vertiges du rien. On se dit qu’il ne faut pas cesser de tenter l’unité, de la risquer, de briguer la chance de l’accord. Qu’ici comme ailleurs les champs de céréales et les troupeaux défient les pluies, les vents et les torrents, que les aubes lavent la terre et que les maisons qui y résistent sont bâties sur le roc, sûres de leurs fondations.../… Faire qu’au seuil de ce rempart d’où s’étale la terre mère, on puisse avoir la chance de l’icône : le regard de Dieu dans le ciel fourmillant d’étoiles et les champs vibrillonnant de tournesols, les troupeaux de vaches blanches toutes rassemblées sous les chênes et les routes comme des liens ».
Si, dans ce récit plus autobiographique et introspectif que descriptif, la ville elle-même n'a pas sa place, observé depuis les bastions de la citadelle d’Armagnac, tant de fois peint, photographié et décrit, le paysage admirable est l’essence du pays de Lectoure. Il est probable qu’il s’agisse de son meilleur atout et bien souvent la raison du choix d’une nouvelle villégiature par les néo-Lectourois. Ses enfants aussi, natifs ou anciennement établis, n’oublieront pas de lever le regard de leurs activités trop prosaïques et sauront jouir chaque jour de ce patrimoine unique.
Que chacun y espère « la chance de l’icône » ou non, à Lectoure-devant-le-monde, l'éclat de sa pierre dorée, l’enfilade de ses ruelles ombragées, les gradins roux de ses toits entuilés, tout conduit nos pas jusqu’à sa galerie sur le beau.
ALINEAS
La maison devant le monde - Le désir de bonheur. Alain Vircondelet. Editions Desclée de Brouwer 2000
SOURCES :
- Sur l’œuvre d'Alain Vircondelet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_Vircondelet
- Sur l'exode des pieds-noirs : https://fr.wikipedia.org/wiki/Exode_des_Pieds-noirs
* " le titre est d'ailleurs emprunté à un poème de jeunesse d'Albert Camus et le livre est dédié indirectement à ce grand frère oranais dont l'esprit imprègne la centaine de pages ". Maia Alonso
ILLUSTRATIONS :
- Photo titre : Detroit Photographic Company, 1899
- Familles pied-noir sur le bateau les ramenant en France, photo X
- Alain Vircondelet : Wikinade - Wikipédia
- Giotto, Voute de la chapelle des Scrovegni à Padoue
- Photos M. Salanié