Le passage d'André Gide à Lectoure
Publié le 19 Mars 2019
Durant l’été 1907, Lectoure reçoit la visite d’un équipage de trois personnages qui ne sont pas des inconnus mais passeront sans doute pour tels dans notre petite ville, bien éloignée à l’époque des salons et des gazettes. Inconnus mais remarquables puisque ces touristes voyagent en voiture automobile, rareté encore dans nos campagnes, laquelle mécanique tombera en panne de surcroît. On imagine l’attroupement devant l’atelier du garagiste, rue nationale.
En fait, comme pour le passage de Victor Hugo, en diligence soixante ans plus tôt (voir ici), nous ne connaissons pas le cheminement de ces messieurs distingués dans la citadelle. Y ont-ils mangé ? Y ont-ils dormi ? Il est facile de les imaginer, pour le moins, devant le panorama des Pyrénées sur la terrasse du bastion, peut-être attablés à la Taverne des Sports. Par contre, nous savons qu’ils ont été très intéressés par la fontaine Diane, car l’un d’eux, André Gide, relatera cet épisode dans un courrier adressé à son ami Henri de Régnier.
« L’heureux hasard d’une panne au cours d’un petit voyage en auto m’a laissé découvrir cette source … le long du chemin en tortueux raidillon qui mène, entre deux hautes murailles ruisselant de valérianes fleuries, à ce repli de roc d’où sourd cette eau consacrée à Diane (ou comme le nom de Fonthélie semble indiquer : à Apollon)… l’abord en est charmant et m’a rappelé quelque peu celui de la fontaine de Syracuse ».
Gide et ses amis croiront distinguer sur la fresque qui orne la voute de la fontaine des auréoles, leur faisant alors inventer une sainte Fontélie. Enième nom, totalement fantaisiste, qui vient se mêler aux discussions érudites et aussi abondantes que l’eau de la fontaine, à propos de l’étymologie du lieu (1). Mon toponyme préféré ? Gascon tout simplement, hounteliu, lieu où il y a des sources. Mais on ne demande pas son avis au cyber-carneteur.
L’écrivain poursuit : « Une eau sans ride, dont on ne voit pas le fond, forme comme un sol de jaspe à cette salle extraordinairement mystérieuse ; les murs moussus y plongent ; elle vient affleurer la margelle sur le bord inférieur de laquelle poussent les plantes dont [...] les tiges se courbent vers l’eau ».
En 1907, André Gide connaît déjà une certaine notoriété, acquise avec Les nourritures terrestres en 1897 et L’immoraliste en 1902, deux de ses principaux ouvrages où il engage son combat contre le conformisme et les conventions sociales. Le fameux « Familles, je vous hais ».
A Lectoure, Gide est accompagné d’Eugène Rouart, homme politique et de François-Paul Alibert, poète. En vacances près de Toulouse, les trois compagnons bouclent un périple qui les a menés jusqu’ici, en passant par Auch, Mont-de-Marsan et Condom.
Gide fera également, à cette occasion, une échappée individuelle dans les Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques de l’époque) où il a des attaches. Son ami Francis Jammes (2), le poète béarnais, avec lequel il a voyagé en Algérie en 1897, vit chez sa mère à Orthez. Et Madeleine, sa cousine et épouse, est une habituée des thermes de Pau. Comme à son habitude, au gré du trajet, il collectionne les coupures de journaux, note les anecdotes, observe les lieux et les caractères qui lui serviront de modèle pour ses prochains ouvrages.
Précisément, en 1914, Gide publie Les caves du Vatican, une sotie (3), c’est le terme qu’il choisit pour qualifier cette satire humoristique de la bonne société, où Lectoure tient une place, mais très modeste. Un récit relativement décousu qui met en scène une bande d’escrocs simulant un enlèvement du pape afin de soutirer des fonds à de crédules catholiques fortunés.
La scène se passe dans le château de la comtesse de Saint-Prix (!), près de Pau. Un faux abbé expose avec maints détails, l’évènement incroyable, une conjuration de la franc-maçonnerie. Un faux Saint-père a renié la cause de la royauté et a fait applaudir la république ! Ce suppôt imposteur a même donné une interview au Petit Journal !
- …Madame la comtesse, ah ! Fi donc ! Léon XIII au Petit Journal ! Vous sentez bien que c’est impossible.
Et la rançon exigée pour libérer le pape ?
Valentine de Saint-Prix poussa un faible gémissement et perdit connaissance….
- Sur ces deux cent mille francs, nous en avons déjà cent quarante
et comme la comtesse ouvrait un œil,
- La duchesse de Lectoure n’en a consenti que cinquante ; il en reste soixante à verser.
- Vous les aurez, murmura presque indistinctement la comtesse.
Comme Alexandre Dumas et son piètre baron de Lectoure (voir ici), Gide a choisi notre ville pour nommer ce personnage uniquement inventé pour le décorum. Il ne faut probablement pas y chercher d’autre justification que la résonance de l’ensemble, titre de noblesse et particule accolés à ce nom de lieu chargé d’histoire, pour évoquer de vieilles fortunes.
Les caves du Vatican est une œuvre plus profonde que cet extrait pourrait le laisser penser. L’un des personnages principaux, « le jeune Lafcadio, prisonnier de sa mystique de l'acte gratuit, illustre la folie de certains engagements intellectuels, et démontre la gravité des conséquences qui en découlent »(4) .
Souvent boudé par le grand public pour lequel l'œuvre est obscure, Gide suscitera par contre de nombreux débats dans les milieux intellectuels et politiques, ce qui lui vaudra le qualificatif de "contemporain capital" (5). Sensuel, iconoclaste, individualiste, fuyant, indécis jusqu’à la contradiction, ses positions sur les grands sujets du temps susciteront de nombreuses oppositions, à droite comme à gauche. A commencer par celle de ses propres amis qui s’éloigneront lorsqu’il se fera trop prosélyte de son homosexualité. De sa pédérastie surtout (6). L’ensemble de son œuvre est mise à l’index par le Vatican en 1952, un an après sa mort. S’il est anticlérical, le roman où Lectoure apparaît furtivement n’est évidemment pour rien dans cette condamnation, due, non à la critique de l’institution ecclésiale, très répandue en France dans la première moitié du 20ème siècle, mais bien au scandale des mœurs de l’auteur et à la mauvaise influence sur la jeunesse qui lui est attribuée.
Dans un très intéressant article de l'hebdomadaire L'express en 2009 (7), le philosophe Jean Montenot, résumait l'opinion qui prévaut aujourd'hui : " L'image d'André Gide s'est brouillée. Le "contemporain capital" passe pour une figure un peu surannée de la littérature".
Au pied des remparts, loin du siècle, l’eau de la fontaine Diane n’a pas pris une ride.
ALINEAS
(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Fontaine_Diane_(Lectoure)
(2) Concordance de plumes illustres sur notre Carnet d’alinéas.
Nous avons déjà rencontré Francis Jammes, en relations avec Jean Balde, la nièce du lectourois Jean-François Bladé (voir ici). Et Mauriac dans le même alinéa, qui est resté ami de Gide malgré les divergences.
Quant à James Salter (voir ici), bien plus tard, il cite André Gide parmi ses références littéraires.
(3) La sotie, ou sottie, désigne une pièce politique, ou d’actualité, jouée à Paris depuis le Moyen Âge. Au XVIe siècle, elles sont interprétées par les Sots ou les Enfants-sans-Souci. Wikipédia.
(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Caves_du_Vatican
(5) La formule est attribuée au caricaturiste André Rouveyre.
(6) Corydon, publié en 1920 et 1924.
(7) https://www.lexpress.fr/culture/livre/andre-gide-a-la-recherche-de-l-impossible-bonheur_963884.html
CREDIT :
André Gide dans sa maison de Montmorency, dans les années 20.
© fondation Catherine Gide.
https://www.fondation-catherine-gide.org/accueil-archives-fondation-catherine-gide
DOCUMENTATION :
Henri de Régnier Lettres à André Gide. Librairies Droz et Minard, 1972. Extrait.